On sort toujours vivant du poème
Un mort dans le poème
N'a rien d'étrange. Au contraire.
Beaux corps crânes bras et jambes
Éparpillés
Dans des mots de peur
Dans un formol de nostalgie
Intacts
Cadavres exquis
Des sentiments. Et suicidés
Idéaux bien sûr (vous connaissez
le sens présent d'idéaux)
Quelle que soit la page qu'on soulève.
Morts chanceux que ceux-là,
Dont nous oublions
Combien leur existence fut inexistante.
Tandis qu'ailleurs
(Vous savez aussi ce qu'ailleurs veut dire)
Le sang est versé
Le sang refroidit
Le sang coagule
(La réalité, voyez-vous
ne sait pas faire de beaux vers)
Et les métastases triomphent
Avec des sauts
En profondeur.
Le scanner n'est pas un stylo
(Les métaphores faciles
font mal en ces instants)
Et l'on ne va pas tenter l'anesthésie
Sur des douleurs
Imaginées
Ou écrites.
Il ne faut pas se faire d'illusions.
On sort toujours vivant du poème.
Banal et inutile
Trois heures que je cherche à dormir.
Chaleur d'août
Mais aussi telle une idée fixe
Banale et inutile
Hurlant dans mon oreille
Un moustique.
Inutile ? Banal ? Je ne sais.
Fixe — pour ne pas dire obsédé.
Que faire ?
Je l'ai chassé huit et dix fois
Puis pour finir à celui qui frappait
Et réclamait (ô malheur —
comme elle aide les effrontés elle aussi
la religion de la nature)
J'ai décidé de céder. Dans l'espoir
Que mon don du sang volontaire me vaudrait
Quelques gouttes de sommeil. Je me suis rendu.
Il s'est posé en douceur
Sur l'héliport de mon lobe. Au décollage
La moitié de son poids au moins
Devait être
Mon propre sang.
Jolie transformation :
Moitié d'un moustique, moi !
C'était presque drôle. Mais comment dormir
Après ça ? Puisque mon sang
Ayant pour la première fois des ailes
Était parti sifflant
Dans les hauteurs d'un vertige dont sans nul doute
Il l'avait privé. Plume au vent
Traversant toutes les grilles sur des kilomètres
Il allait pomper d'en haut toute la ville
Avant l'aube.
Avant l'aube
J'avais déjà tout oublié. Cela m'est revenu
Le voyant forme infime près du lit :
Alpiniste collé
À la paroi neigeuse du mur.
C'était donc ça.
Toutes ces luttes, tout ce sang
Tous ces dangers
Pour voler sur un demi mètre !
Totalement inutile et banal.
Non ce n'est pas la moitié
C'est tout moi, voyez-vous.
Carnivores d'appartement
Depuis la cour
J'entends l'aboiement
Du loup.
Sur les coussins du canapé
Le tigre
Qui ronronne.
Et le soir tombant vite
Grimpent jusqu'au plafond
Des lézards
Crocodiles
Voilà pourquoi
Dans la poitrine
Le tam-tam
Sonne l'alarme :
Pour que je me souvienne
Qu'un jour
Leur sang très ancien
Va dans un rugissement tout neuf
Nous déchirer.
On a des bûches. Laisse allumée
La télévision jusque très tard
Et sans leur laisser le temps
De nous trouver
Allons vite
Nous cacher
Dans la caverne
des couvertures.
(Oubli précieux)
Ma mère demain
Depuis des mois et des années
J'ai pris l'habitude
Tandis que je te vois là devant moi d'imaginer
Ce que je vais ressentir quand demain
Je cesserai de te voir pour de bon. L'habitude
De vivre l'aujourd'hui comme un souvenir d'autrefois
Dans la nostalgie du présent, décroissant parfaitement,
Puisque tout l'avenir qui te reste
Et rien après
Dès maintenant a l'invisible éclat
Du passé.
J'ai donc pris l'habitude
Tandis que tu passes de pièce en pièce
Faisant le ménage à petits pas vêtue de noir
Que tu sois l'ombre qui douce dans le souvenir
Comme ta voix sans éclats même quand tu me grondais
Qui donc oubliera son clou et qui sa caresse
Jusqu'au jour où vieillard usé négligé
Momie de marmot il gémira
Dans les langes.
À force d'exercices à moi j'ai pris l'habitude
De te pleurer vivante et de te croire partie
Mais après la résurrection illuminée
Tandis que je te vois là devant moi et que j'imagine
Que tu reviens du lendemain parce que tu m'aimes
Parce que moi aussi je t'aime, et ce lendemain
Attendra encore un peu — lui qui demain
Tandis que je te vois là devant moi et que j'imagine
Resplendira autour de toi ouvertement
Présent.
(Revue Nèa Porìa)
Paysages de néant
Revoici l'aujourd'hui et le glaive de l'immuable
Revoici l'abysse de l'esprit.
N'a-t-il rien pour finir
Qui soit vraiment à lui
Le court instant ?
Il emprunte un peu au passé
Un peu au lendemain
Payant avec
Ce qui reste de l'autre.
Aérien
Mais il s'assoit sur ta poitrine
Exactement
Comme t'enserre l'univers :
Dur comme l'acier.
Plein des trous que laissent les mers du vide
Paysages de néant
Où flottent îlots de neutrons
Et galaxies. Tromperie
Du visible imaginative
Sous la baguette ailée
D'un vertige.
Qui électrisée
Déguise Rien
Et Nulle part
Et Jamais
En monde.
Rien n'est rien
Tout n'a l'air de rien et pourtant
Rien
N'est rien.
Je vous sens déjà prêts à diagnostiquer
Dans mes propos
Amour et gentillesse envers toute petite chose
(Oui bien sûr,
La fourmi le moucheron ont leur place
Dans l'univers parfait par Sa sagesse — où rien
Ne saurait être négligeable).
Attendez.
Une autre pensée me trouble la cervelle.
Comme une menace :
Si vraiment
Le moindre moucheron a sa place
Dans l'univers parfait qui lui convient
Changeant de formes à l'infini,
Si vraiment
Ce que nous appelons fourmi est recyclé
D'énergie en matière et d'un nom à l'autre
Conserve un équilibre infaillible et sage
(Elle est fourmi elle fut serpent
Elle fut être humain)
Jusqu'à la fin des temps,
Si le vide
N'a jamais été vide
et que rien
ne se perd
dans le Rien,
Alors
Nécessairement
(Ne vous y trompez pas — nécessairement)
Le Très-Haut décrètera
La sentence des sentences
Pour nous tous :
Condamnation à vie après la mort.
Vous avez bien entendu :
À vie après la mort.
Délogés
De l'Éden
Du Néant.
Éternels habitants
De l'impitoyable Quelque Chose.
J'espère
En un suprême
Néant
Tourbillon qui
Déracinera
Tout entier l'
Univers
Et des entrailles duquel
Anarchique
Se déversera le
Chaos.
En un Dieu
Rétrogradant
Qui prêtant l'oreille
Au souhait
Secret
Des êtres
Façonnera
Soudain
Les ténèbres
Comme au début
Offrant
L'antidote unique
À l'obscure
Immortalité
De la peur :
L'inexistence.
Bois domestique
Dans votre frais salon bruisse une forêt.
Des troncs montagnards
Des meubles d'intérieur désormais
Dont les nœuds de temps en temps
Suent goutte à goutte se souvenant
Du bûcheron.
Voilà ce que j'ai imaginé.
À tort.
Car ce ne sont pas des nœuds
Mais leurs yeux
Des dizaines d'yeux qui terrifiés
Voient en suspens
Du bûcheron la hache de Damoclès
Étincelante —
Au-dessus de la racine
De votre cou
Cette fois.
Et par compassion, de leurs membres
(Comme la fraîcheur
Mouillant le coin de l'œil)
Tombent
Goutte à goutte
En silence
Les larmes.
Temps d'insecte
Le prenant pour un moustique
Je cogne par erreur
Un insecte inconnu.
Incident insignifiant
Et pourtant fatal :
La victime à grand-peine
Sans guère de résultat
S'efforce par instinct
D'agiter les membres.
Non sans remords
Je prévois une issue funeste.
Dénutrition inévitable, paralysie,
fin dans d'ignobles souffrances.
Pourquoi donc veut-il vivre ?
J'hésite un peu
une ou deux minutes
Puis entreprends l'euthanasie.
J'écrase la créature en souhaitant
Du fond du cœur
Pour moi un même abrègement de la souffrance
Si jamais par malheur.
(Sans y penser, sans rien sentir.)
Depuis lors souvent une angoisse m'étreint :
À quel genre appartenait-elle
Ma victime involontaire ?
Quelle était son espérance de vie ?
Car si — attention, si —
Car si sa vie était courte
Si courte, que deux minutes
aient été l'équivalent pour un humain
De semaines ou de mois
(Comme dans le cas, mettons, des «éphémères»)
Qui sait si cet infortuné
N'a pas subi un martyre de Job
Pendant des semaines ou des mois d'insecte
Avant de rendre l'âme ?
Et si dans les livres divins
Ce souhait-là
Ne se lit-il pas
Comme une malédiction ?
21 juin
À Nikòlas
Vingt-et-un juin. Le plus long des jours.
Ne croyez pas que je parle
À titre personnel (c'est ce jour-là
qu'est né mon fils)
Je suis objectif :
Jusqu'à de tels sommets parvenue la lumière
A mis en déroute l'armée
Des ténèbres.
Lever du soleil 5h30. Coucher du soleil 19h51.
Hadès où est ta victoire ?
C'est provisoire bien sûr.
Car tandis que l'été peu à peu foisonne
Tandis qu'aux yeux de la plupart le soir est lent
Les morsures des minutes amorcent le reflux.
Pariez sans peur :
Obscurité lumière
Tout est truqué d'avance et partagé
Matchs nuls ou triomphes —
Tantôt l'un gagne tantôt l'autre
À l'infini.
Car telle est des saisons la juste injustice :
À l'infini.
Tandis qu'ailleurs
Où la sagesse ne devient pas
mère de la répétition
Là-bas
Un jour grand comme ça sera donné
Puis on n'octroiera plus que la nuit
Au vaincu.
Les joueurs de cartes
Je les retrouve toujours ici. Dans le même bouge
(Ce café miséreux, ce caboulot)
Avec une bouteille sur la table.
Celui de gauche fume la pipe. Mais tous deux
Corps et âme se consacrent
Aux cartes.
La partie vient de commencer. Ayant tiré
Les premières ils étudient l'air concentré
La tactique à suivre. J'ai remarqué
Que toujours, qu'il fasse chaud ou froid,
Ils gardent veston et chapeau. J'ai remarqué
Surtout ceci : ils ne daignent pas
Interrompre un seul instant la partie.
Ils oublient le boire et le manger.
Le dormir. Assis
L'un face à l'autre. Immobiles.
Et ce depuis des années, sans arrêt.
Comment est-ce possible ?
Leurs enfants, leurs femmes ne les cherchent pas,
Ils n'ont pas de maison, de travail ? Je m'inquiète
Pour de bon. Je soupçonne
Qu'un truc se joue de ma raison
Un jeu bizarre que tu me fais subir
Avec ton chaud ton froid qui font tourner la tête
Dans ce misérable boui-boui
Où tu m'emmènes,
Ce bouge
Enfumé,
Monsieur Cézanne.
Adieu prématuré
Nel mezzo del cammin
Maintenant
Que l'heure du départ n'a pas sonné
Tous dans l'ennui de la journée
Ou dans notre tourmente
Maintenant c'est le meilleur moment
Pour nos adieux.
Sans la panique de l'extrême urgence
L'hystérie de la sirène qui vous glace.
Mais demain
Lorsque des larmes fraîches aux yeux
Dans les mêmes lieux je vous trouverai
Soudain
Les soupirs de la séparation
Deviendront
Pleurs ou rires
D'un doux retour.
Du plus rapide
Et du plus doux retour :
Avant qu'on se sépare.
(Paysages du néant)
Plusieurs fois primé dans son pays, abondamment traduit, Andònis Fostièris poursuit avec Oubli précieux et Paysages du néant, ses huitième et neuvième recueils, représentés ici, une œuvre d'une force et d'une continuité rares.
La poésie est pour lui un art du silence, qui s'efforce de mettre en mots ce quelque chose d'indistinct en nous qui sans elle ne pourrait se dire. Pour ce faire, elle emprunte aussi bien à la philosophie et à la science qu'à l'expérience quotidienne la plus humble ; Fostièris est ce poète capable de construire autour d'un simple moustique un poème vertigineux. Le réel, à vrai dire, dans sa poésie, est à la fois très présent et absent, sans cesse mis en question. L'une des tâches du poème, ici, est de montrer l'existence de ce qui n'existe pas et vice-versa.
Cette poésie hautement méditative ne perd jamais de vue l'émotion. Elle excelle à convertir les sentiments en pensées et les pensées en sentiments. Sans cesse plus dépouillée, mais toujours attentive à la magie des mots, à la fois sérieuse et joueuse, elle combine admirablement une certaine angoisse et un humour diffus.
Traductions françaises :
La pensée appartient au deuil, choix de poèmes, trad. M.V., Desmos/Cahiers grecs, 1998.
Oubli précieux, trad. Clio Mavroeidakos-Muller, Desmos, 2009.
![]() Andònis Fostièris |