Andònis FOSTIÈRIS



On sort toujours vivant du poème


Un mort dans le poème

N'a rien d'étrange. Au contraire.

Beaux corps crânes bras et jambes

Éparpillés

Dans des mots de peur

Dans un formol de nostalgie

Intacts

Cadavres exquis

Des sentiments. Et suicidés

Idéaux bien sûr (vous connaissez

le sens présent d'idéaux)

Quelle que soit la page qu'on soulève.


Morts chanceux que ceux-là,

Dont nous oublions

Combien leur existence fut inexistante.


Tandis qu'ailleurs

(Vous savez aussi ce qu'ailleurs veut dire)

Le sang est versé

Le sang refroidit

Le sang coagule

(La réalité, voyez-vous

ne sait pas faire de beaux vers)

Et les métastases triomphent

Avec des sauts

En profondeur.


Le scanner n'est pas un stylo

(Les métaphores faciles

font mal en ces instants)

Et l'on ne va pas tenter l'anesthésie

Sur des douleurs

Imaginées

Ou écrites.


Il ne faut pas se faire d'illusions.


On sort toujours vivant du poème.






Banal et inutile


Trois heures que je cherche à dormir.

Chaleur d'août

Mais aussi telle une idée fixe

Banale et inutile

Hurlant dans mon oreille

Un moustique.

Inutile ? Banal ? Je ne sais.

Fixe — pour ne pas dire obsédé.

Que faire ?

Je l'ai chassé huit et dix fois

Puis pour finir à celui qui frappait

Et réclamait (ô malheur —

comme elle aide les effrontés elle aussi

la religion de la nature)

J'ai décidé de céder. Dans l'espoir

Que mon don du sang volontaire me vaudrait

Quelques gouttes de sommeil. Je me suis rendu.


Il s'est posé en douceur

Sur l'héliport de mon lobe. Au décollage

La moitié de son poids au moins

Devait être

Mon propre sang.

Jolie transformation :

Moitié d'un moustique, moi !

C'était presque drôle. Mais comment dormir

Après ça ? Puisque mon sang

Ayant pour la première fois des ailes

Était parti sifflant

Dans les hauteurs d'un vertige dont sans nul doute

Il l'avait privé. Plume au vent

Traversant toutes les grilles sur des kilomètres

Il allait pomper d'en haut toute la ville

Avant l'aube.


Avant l'aube

J'avais déjà tout oublié. Cela m'est revenu

Le voyant forme infime près du lit :

Alpiniste collé

À la paroi neigeuse du mur.


C'était donc ça.

Toutes ces luttes, tout ce sang

Tous ces dangers

Pour voler sur un demi mètre !


Totalement inutile et banal.


Non ce n'est pas la moitié

C'est tout moi, voyez-vous.






Carnivores d'appartement


Depuis la cour

J'entends l'aboiement

Du loup.

Sur les coussins du canapé

Le tigre

Qui ronronne.

Et le soir tombant vite

Grimpent jusqu'au plafond

Des lézards

Crocodiles



Voilà pourquoi

Dans la poitrine

Le tam-tam

Sonne l'alarme :

Pour que je me souvienne

Qu'un jour

Leur sang très ancien

Va dans un rugissement tout neuf

Nous déchirer.


On a des bûches. Laisse allumée

La télévision jusque très tard


Et sans leur laisser le temps

De nous trouver

Allons vite

Nous cacher

Dans la caverne


des couvertures.


(Oubli précieux)






Ma mère demain


Depuis des mois et des années

J'ai pris l'habitude

Tandis que je te vois là devant moi d'imaginer

Ce que je vais ressentir quand demain

Je cesserai de te voir pour de bon. L'habitude

De vivre l'aujourd'hui comme un souvenir d'autrefois

Dans la nostalgie du présent, décroissant parfaitement,

Puisque tout l'avenir qui te reste

Et rien après

Dès maintenant a l'invisible éclat

Du passé.


J'ai donc pris l'habitude

Tandis que tu passes de pièce en pièce

Faisant le ménage à petits pas vêtue de noir

Que tu sois l'ombre qui douce dans le souvenir

Comme ta voix sans éclats même quand tu me grondais

Qui donc oubliera son clou et qui sa caresse

Jusqu'au jour où vieillard usé négligé

Momie de marmot il gémira

Dans les langes.


À force d'exercices à moi j'ai pris l'habitude

De te pleurer vivante et de te croire partie

Mais après la résurrection illuminée

Tandis que je te vois là devant moi et que j'imagine

Que tu reviens du lendemain parce que tu m'aimes

Parce que moi aussi je t'aime, et ce lendemain

Attendra encore un peu — lui qui demain

Tandis que je te vois là devant moi et que j'imagine

Resplendira autour de toi ouvertement

Présent.


(Revue Nèa Porìa)






Paysages de néant


Revoici l'aujourd'hui et le glaive de l'immuable

Revoici l'abysse de l'esprit.

N'a-t-il rien pour finir

Qui soit vraiment à lui

Le court instant ?

Il emprunte un peu au passé

Un peu au lendemain

Payant avec

Ce qui reste de l'autre.

Aérien

Mais il s'assoit sur ta poitrine

Exactement

Comme t'enserre l'univers :

Dur comme l'acier.

Plein des trous que laissent les mers du vide

Paysages de néant

Où flottent îlots de neutrons

Et galaxies. Tromperie

Du visible imaginative

Sous la baguette ailée

D'un vertige.

Qui électrisée

Déguise Rien

Et Nulle part

Et Jamais


En monde.






Rien n'est rien


Tout n'a l'air de rien et pourtant

Rien

N'est rien.


Je vous sens déjà prêts à diagnostiquer

Dans mes propos

Amour et gentillesse envers toute petite chose

(Oui bien sûr,

La fourmi le moucheron ont leur place

Dans l'univers parfait par Sa sagesse — où rien

Ne saurait être négligeable).


Attendez.

Une autre pensée me trouble la cervelle.

Comme une menace :


Si vraiment

Le moindre moucheron a sa place

Dans l'univers parfait qui lui convient

Changeant de formes à l'infini,

Si vraiment

Ce que nous appelons fourmi est recyclé

D'énergie en matière et d'un nom à l'autre

Conserve un équilibre infaillible et sage

(Elle est fourmi elle fut serpent

Elle fut être humain)

Jusqu'à la fin des temps,


Si le vide

N'a jamais été vide

et que rien

ne se perd

dans le Rien,


Alors

Nécessairement

(Ne vous y trompez pas — nécessairement)

Le Très-Haut décrètera

La sentence des sentences

Pour nous tous :


Condamnation à vie après la mort.


Vous avez bien entendu :

À vie après la mort.


Délogés

De l'Éden

Du Néant.


Éternels habitants

De l'impitoyable Quelque Chose.






J'espère


En un suprême

Néant

Tourbillon qui

Déracinera

Tout entier l'

Univers

Et des entrailles duquel

Anarchique

Se déversera le

Chaos.


En un Dieu

Rétrogradant

Qui prêtant l'oreille

Au souhait

Secret

Des êtres

Façonnera

Soudain

Les ténèbres

Comme au début

Offrant

L'antidote unique

À l'obscure

Immortalité

De la peur :


L'inexistence.






Bois domestique


Dans votre frais salon bruisse une forêt.

Des troncs montagnards

Des meubles d'intérieur désormais

Dont les nœuds de temps en temps

Suent goutte à goutte se souvenant

Du bûcheron.


Voilà ce que j'ai imaginé.


À tort.


Car ce ne sont pas des nœuds

Mais leurs yeux

Des dizaines d'yeux qui terrifiés

Voient en suspens

Du bûcheron la hache de Damoclès

Étincelante —

Au-dessus de la racine

De votre cou

Cette fois.


Et par compassion, de leurs membres

(Comme la fraîcheur

Mouillant le coin de l'œil)

Tombent

Goutte à goutte

En silence

Les larmes.






Temps d'insecte


Le prenant pour un moustique

Je cogne par erreur

Un insecte inconnu.

Incident insignifiant

Et pourtant fatal :

La victime à grand-peine

Sans guère de résultat

S'efforce par instinct

D'agiter les membres.


Non sans remords

Je prévois une issue funeste.

Dénutrition inévitable, paralysie,

fin dans d'ignobles souffrances.

Pourquoi donc veut-il vivre ?

J'hésite un peu

une ou deux minutes

Puis entreprends l'euthanasie.

J'écrase la créature en souhaitant

Du fond du cœur

Pour moi un même abrègement de la souffrance

Si jamais par malheur.

(Sans y penser, sans rien sentir.)


Depuis lors souvent une angoisse m'étreint :


À quel genre appartenait-elle

Ma victime involontaire ?

Quelle était son espérance de vie ?


Car si — attention, si —

Car si sa vie était courte

Si courte, que deux minutes

aient été l'équivalent pour un humain

De semaines ou de mois

(Comme dans le cas, mettons, des «éphémères»)

Qui sait si cet infortuné

N'a pas subi un martyre de Job

Pendant des semaines ou des mois d'insecte

Avant de rendre l'âme ?


Et si dans les livres divins

Ce souhait-là

Ne se lit-il pas

Comme une malédiction ?






21 juin


À Nikòlas


Vingt-et-un juin. Le plus long des jours.

Ne croyez pas que je parle

À titre personnel (c'est ce jour-là

qu'est né mon fils)

Je suis objectif :

Jusqu'à de tels sommets parvenue la lumière

A mis en déroute l'armée

Des ténèbres.

Lever du soleil 5h30. Coucher du soleil 19h51.

Hadès où est ta victoire ?

C'est provisoire bien sûr.

Car tandis que l'été peu à peu foisonne

Tandis qu'aux yeux de la plupart le soir est lent

Les morsures des minutes amorcent le reflux.


Pariez sans peur :

Obscurité lumière

Tout est truqué d'avance et partagé

Matchs nuls ou triomphes —

Tantôt l'un gagne tantôt l'autre

À l'infini.

Car telle est des saisons la juste injustice :

À l'infini.


Tandis qu'ailleurs

Où la sagesse ne devient pas

mère de la répétition

Là-bas

Un jour grand comme ça sera donné

Puis on n'octroiera plus que la nuit

Au vaincu.






Les joueurs de cartes


Je les retrouve toujours ici. Dans le même bouge

(Ce café miséreux, ce caboulot)

Avec une bouteille sur la table.

Celui de gauche fume la pipe. Mais tous deux

Corps et âme se consacrent

Aux cartes.

La partie vient de commencer. Ayant tiré

Les premières ils étudient l'air concentré

La tactique à suivre. J'ai remarqué

Que toujours, qu'il fasse chaud ou froid,

Ils gardent veston et chapeau. J'ai remarqué

Surtout ceci : ils ne daignent pas

Interrompre un seul instant la partie.

Ils oublient le boire et le manger.

Le dormir. Assis

L'un face à l'autre. Immobiles.

Et ce depuis des années, sans arrêt.

Comment est-ce possible ?

Leurs enfants, leurs femmes ne les cherchent pas,

Ils n'ont pas de maison, de travail ? Je m'inquiète

Pour de bon. Je soupçonne

Qu'un truc se joue de ma raison

Un jeu bizarre que tu me fais subir

Avec ton chaud ton froid qui font tourner la tête

Dans ce misérable boui-boui

Où tu m'emmènes,

Ce bouge

Enfumé,


Monsieur Cézanne.






Adieu prématuré


Nel mezzo del cammin


Maintenant

Que l'heure du départ n'a pas sonné

Tous dans l'ennui de la journée

Ou dans notre tourmente

Maintenant c'est le meilleur moment

Pour nos adieux.

Sans la panique de l'extrême urgence

L'hystérie de la sirène qui vous glace.


Mais demain

Lorsque des larmes fraîches aux yeux

Dans les mêmes lieux je vous trouverai

Soudain

Les soupirs de la séparation

Deviendront

Pleurs ou rires

D'un doux retour.


Du plus rapide

Et du plus doux retour :


Avant qu'on se sépare.


(Paysages du néant)




*


Plusieurs fois primé dans son pays, abondamment traduit, Andònis Fostièris poursuit avec Oubli précieux et Paysages du néant, ses huitième et neuvième recueils, représentés ici, une œuvre d'une force et d'une continuité rares.

La poésie est pour lui un art du silence, qui s'efforce de mettre en mots ce quelque chose d'indistinct en nous qui sans elle ne pourrait se dire. Pour ce faire, elle emprunte aussi bien à la philosophie et à la science qu'à l'expérience quotidienne la plus humble ; Fostièris est ce poète capable de construire autour d'un simple moustique un poème vertigineux. Le réel, à vrai dire, dans sa poésie, est à la fois très présent et absent, sans cesse mis en question. L'une des tâches du poème, ici, est de montrer l'existence de ce qui n'existe pas et vice-versa.

Cette poésie hautement méditative ne perd jamais de vue l'émotion. Elle excelle à convertir les sentiments en pensées et les pensées en sentiments. Sans cesse plus dépouillée, mais toujours attentive à la magie des mots, à la fois sérieuse et joueuse, elle combine admirablement une certaine angoisse et un humour diffus.

Traductions françaises :

La pensée appartient au deuil, choix de poèmes, trad. M.V., Desmos/Cahiers grecs, 1998.

Oubli précieux, trad. Clio Mavroeidakos-Muller, Desmos, 2009.



Andònis Fostièris
Andònis Fostièris

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