Dimìtris ANGELIS


1.


Si j'étais ta nuit

vêtu de ton haleine, de tes écailles

si j'étais la tente de la Mort dans la campagne déserte

— autrement : ton jupon pendu au mur à un clou

s'agitant dans une brise négligeable


si j'étais du moins la carte de la ville d'après minuit

bâtie hier soir à huit heures sur tes collines

to désastre quand le corps, le col de cygne

la neige de ton bras


qu'ont salie les bergers à Noël dernier

implorant ta nuit — moi

je n'ai pas été, ne deviendrai jamais ta nuit


je suis un éclatant naufrage dans la brume

l'immigrant rejeté par la mer à l'aurore

en pays inconnu.






2.


Fille impubère ma ville aujourd'hui

apeurée, dans sa petite robe sale

sur les marches de son immeuble assise

tend la main aux passants

récolte des dents cassées

jette sur le trottoir des pilules, crie

petit petit appelant les pigeons

et quand ils ne la regardent pas

leur tire la langue.


Fille impubère ma ville aujourd'hui

bannière d'un rouge acharnement sa robe sale

elle étreint ses genoux écorchés, pince les lèvres

décapite les papillons, incendie les poubelles

le butin de ses pillages lui sert à fabriquer

un collier neuf

sa mère se pointe la prend par l'oreille

et elle refuse la mère

et refuse de grandir

et ne parle jamais


tous les après-midi elle joue de la musique

avec une cuiller elle compte

les losanges du grillage.






3.


Les seules promesses de la démocratie ce sont les banques.

Les seules décisions du gouvernement ce sont les armes.

Et toi tu te trompes de samedi quand tu viens me voir

avec des roubles pour payer nos boissons

en récitant des vers de Maïakovski.


Ce soir, la veille du Nouvel An avec toi

n'est pas une fête sur la grande place. C'est

les banques ces étrangleuses et un corps-barricade.

C'est le pain moisi d'Akhmatova.

C'est ce cerf blanc qui pleure

sur mon lit.




4.


Un lit métallique défait jusque très tard, donnant une nouvelle chance à l'amour

Une bougie éclairant les oranges sur la table et l'agneau qui dort sur le sol

Un couteau qui coupe le pain et les crimes dans le journal tandis que tombent à terre des reliques de saints des ossements

D'oiseaux microscopiques

Une cage en fer pleine de tournesols dont je pourrais faire mon cheval de Troie si quelqu'un apporte une échelle

Alors en sortiront toute la nuit des soldats cubistes sentant la France

Et l'un d'eux courra couper l'oreille à celui qui sans prévenir m'a embrassé passionnément sur la joue

Comme s'il savait que je venais vous sauver

Comme pour illuminer les éléments d'un humble quotidien

Le lit

Le couteau

La cage

Et une somptueuse trahison de plus

Comme une annonciation avec une foule de vers luisants et une Datsun rouge garée dans la montée derrière la maison

Qui laisse goutter sa rouille sur le chemin, attendant, toujours attendant

L'été suivant.






5.


Le toit penchait du côté de Trakl

Et moi je pensais à l'au coulant l'hiver

Sur sa tête


Entretemps, vous jouiez le rôle des arbres

À chaque bruissement du vent on entendait des gémissements dans les branches

Leurs poissons volants métalliques en passant déchiraient les feuilles


Bêtes incultes, disait Marìa

entendant Trakl elles imaginent des chenilles


Je me suis rappelé alors sur une place un homme seul, un lundi

Ne pars pas criait-il avec dans ses mains des sacs pleins de juin 89 et d'un nuage

Alors vous avez compris qui je me rappelais

Et les boucliers nous encerclant sont devenus forêt, les coups de bâton des milliers de branches

Puis les lacrymogènes, les jets de pierres, les gardes à vue,

Hôpital militaire de Cracovie


...................................


Eh bien, pauvre Trakl, ne t'enrhume pas l'hiver

Notre toit penchera toujours de ton côté

Qu'on fasse fuir les vers que je n'ai pu noter

Et les jours de colères dont je suis vêtu.






6.


J'ai écrit alors un poème dans ma tête, mais sans le savoir encore


car chacun porte en lui quelqu'un qui pleure et part en claquant la porte

si bien qu'on peut rester quelque part alors qu'en fait on est déjà très loin,

écrire en soi tandis qu'on n'écrit rien


l'un travaille, a une famille, une voiture, attend la retraite

l'autre couché sous un pin rêve à la mer et pendant qu'il rêvasse

le premier passe la nuit à suer sur le papier d'un poème


bien des poèmes plus tard viendra l'heure de mourir (soudain ou de la fameuse maladie qui te ronge de l'intérieur)

alors l'autre couché dans le bleu sans tarder pendra un nœud coulant au pin

«je meurs pour l'éternité» dira-t-il, mais la vague sera seule à l'entendre


J'ai donc écrit alors un poème dans ma tête

je ne me couchais pas dans l'herbe, ne menais pas les enfants à l'école

j'étais simplement Dimìtris et j'écrivais j'écrivais j'écrivais

et j'entendais grincer quelque part une corde

sous le poids de l'inspiration qui vient.






7.


Nous dévalions le versant humide vers l'aire et le moulin du Gros tandis que la brume fauchait la main de l'un la tête de l'autre pour l'instant d'après les recoller tant bien que mal


nous entendions le rire étouffé de la forêt de sapins, cherchions des bonbons dans les cèdres, nos voix emportées par le vent nous étaient rendues bégayantes


je pensais à ma maison, Sredni Vashtar endormi qu'on allait capturer dans une couverture et qui finirait sa vie sans gloire dans une cage à lapins sur la place du village, trophée public


je pensais aux maquisards à cheval piétinant les fougères, le pope tué d'une balle dans le dos pendant qu'il lisait l'évangile


le versant jonché de membres humains et alors j'ai vu la Nuit assise en tailleur sur un muret qui se limait les ongles


elle m'a fait signe comme si elle me connaissait, a épluché en vitesse une orange pour m'amadouer, j'ai pris mes jambes à mon cou mais


Elle arrivait.






8.


À la surface marécageuse de tes yeux

pousse un grenadier de bronze.

Dans ces fruits fendillés petites flammes

les instants de notre quotidien clignotent :

il y a là venu de Gomorrhe un cirque

où lions et ours tourmentent

cruellement les humains. Une foire du Tartare.

La célèbre chanteuse Lola Florès sur scène (époque de la dictature)

et l'incroyable vaisseau volant du père.

Sous le ciel étoilé pendues à un fil

brillent les têtes coupées des brigands.

Tous les jours à cinq heures s'arrête

pour trois minutes, photos-souvenir

le «Lotus Bleu», petit rafiot sale et ivre. Ça me revient :

J'étais parmi ses passagers un jour,

j'ai vidé ma vie dans tes eaux.






9.


Vous me reconnaîtrez

car j'aurai un nuage pressé sous le bras

car je suis passé par l'enfer et mes mains sentent le soufre

et l'huile de moteur


Vous me reconnaîtrez

car dans mes rêves des ours descendent

et dans leur neige venu d'un proche avenir

se promène le fou avec sa pelle


il habite rue Sofronìou au 24, dans un immeuble gris abandonné au jardin plein d'ordures, passe tout son temps dans un fauteuil rouge à l'ombre d'un mûrier, «mère, c'est l'heure du thé» s'écrie-t-il de temps à autre en riant, les gens passent dehors par groupes sans se douter de rien, Pavese avec Moravia, Juan Rulfo avec Cortazar et les enfants qui shootent dans un ballon, le clapotis répété d'un réel qui s'enfonce dans la littérature ou le mystère


Quelqu'un avec un manteau vide et un journal de 1910


Une bigote à chignon vêtue de noir, le couple d'amoureux caché dans le coin


Le jeune gars au transistor collé à l'oreille le dimanche pour le match, les randonneurs qui rentrent toujours épuisés, les enfants sur le siège arrière endormis


ne se doutant de rien, de rien, tous, à l'heure du thé tandis qu'une fois de plus je suis seul dans mon fauteuil rouge, au milieu de la steppe —


Vous me reconnaîtrez

Je suis l'un de vous






10.


Il y a dans le ciel un loup qui brûle ; et la lune

est l'œil rouge de tous ses désespoirs montagneux.


(C'est vers toi que je viens, nuit. Non vers les humains pétrifiés

sous les lumières de ton bloc opératoire,

mais dans les prières effrontées de leurs gouffres.)






11.


La lune coulait dans les veines des arbres

leur apportant une brise de mort

argentée


le devin comptant dans son monde hostile d'autres ombres

les appelait caribous


le colporteur vendait ses souvenirs avec les échafauds

des anciennes baronnies


tout le monde achetait


et le meurtre avait une beauté sauvage

comme dans Macbeth






12.


Il faut du clair de lune pour que fleurisse ma tristesse

une clairière en forêt pour distraire son insomnie.

Un bout de pain à minuit pour sa fringale insatiable,

que je puisse épeler demain dans ses paroles

un «bonjour» de fer.


Sinon, avant le jour elle jouera un cheval


sinon elle hennira horriblement


elle rêvera de hérons blancs, galopant sur des kilomètres


me piétinera jusqu'à la mort.






14.


De la nuit souffle là où la veille

j'ai planté plein d'espoir tes paroles.


Autrement :

Des éternités soufflent avec des pneus brûlés.


Question brûlante ce soir savoir si tu existes.

C'est une insistance vide

que Tragàna en soirée.


(Péage : vite remettre l'obole à Hadès. Alentour

des chiens errants jouent les cerbères, en vain cherchant leurs puces

aux échos de la journée. Puis le Sperchios,

effacé par la nuit, rien qu'un pleur d'eau

mouillant les joues de demain avant

qu'il loge en moi.)


La journée a dépensé sa puissance et elle sait. À présent

nous attend


davantage encore de solitude

face aux écrans.


(Un cerf pleure sur mon lit)


Sredni Vashtar : allusion à une nouvelle de l'anglais Saki.




*


Dimìtris Angelis, né en 1973, a fait des études de théologie et de philosophie, publié sept recueils de poésie, quelques essais et dirige une revue. Remarqué dès son premier recueil, il était voilà cinq ans, sur publie.net, l'un des Douze jeunes poètes d'une précédente anthologie. Les poèmes qu'il a choisis lui-même pour nous cette fois-ci, tirés d'un recueil à paraître, sont dans la continuité des précédents. On dirait une grande roue qui tournoie lentement, brassant les images du présent et du passé, du réel et du mythe, où l'on reconnaît les malheurs actuels de la Grèce (les scènes d'émeute urbaine, les banques étrangleuses, le paysage urbain sordide) mêlés aux souvenirs de la dictature des Colonels et de la Guerre civile. «Quand le monde entier se transforme en abattoir, le poème ne peut qu'être blessure», dit le poète. L'angoisse et la souffrance passent et repassent, mais les poètes du passé aussi, l'un après l'autre, ainsi que la poésie future à écrire — autant de lueurs dans la nuit.



Dimìtris Angelis
Dimìtris Angelis

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