1.
Si j'étais ta nuit
vêtu de ton haleine, de tes écailles
si j'étais la tente de la Mort dans la campagne déserte
— autrement : ton jupon pendu au mur à un clou
s'agitant dans une brise négligeable
si j'étais du moins la carte de la ville d'après minuit
bâtie hier soir à huit heures sur tes collines
to désastre quand le corps, le col de cygne
la neige de ton bras
qu'ont salie les bergers à Noël dernier
implorant ta nuit — moi
je n'ai pas été, ne deviendrai jamais ta nuit
je suis un éclatant naufrage dans la brume
l'immigrant rejeté par la mer à l'aurore
en pays inconnu.
2.
Fille impubère ma ville aujourd'hui
apeurée, dans sa petite robe sale
sur les marches de son immeuble assise
tend la main aux passants
récolte des dents cassées
jette sur le trottoir des pilules, crie
petit petit appelant les pigeons
et quand ils ne la regardent pas
leur tire la langue.
Fille impubère ma ville aujourd'hui
bannière d'un rouge acharnement sa robe sale
elle étreint ses genoux écorchés, pince les lèvres
décapite les papillons, incendie les poubelles
le butin de ses pillages lui sert à fabriquer
un collier neuf
sa mère se pointe la prend par l'oreille
et elle refuse la mère
et refuse de grandir
et ne parle jamais
tous les après-midi elle joue de la musique
avec une cuiller elle compte
les losanges du grillage.
3.
Les seules promesses de la démocratie ce sont les banques.
Les seules décisions du gouvernement ce sont les armes.
Et toi tu te trompes de samedi quand tu viens me voir
avec des roubles pour payer nos boissons
en récitant des vers de Maïakovski.
Ce soir, la veille du Nouvel An avec toi
n'est pas une fête sur la grande place. C'est
les banques ces étrangleuses et un corps-barricade.
C'est le pain moisi d'Akhmatova.
C'est ce cerf blanc qui pleure
sur mon lit.
4.
Un lit métallique défait jusque très tard, donnant une nouvelle chance à l'amour
Une bougie éclairant les oranges sur la table et l'agneau qui dort sur le sol
Un couteau qui coupe le pain et les crimes dans le journal tandis que tombent à terre des reliques de saints des ossements
D'oiseaux microscopiques
Une cage en fer pleine de tournesols dont je pourrais faire mon cheval de Troie si quelqu'un apporte une échelle
Alors en sortiront toute la nuit des soldats cubistes sentant la France
Et l'un d'eux courra couper l'oreille à celui qui sans prévenir m'a embrassé passionnément sur la joue
Comme s'il savait que je venais vous sauver
Comme pour illuminer les éléments d'un humble quotidien
Le lit
Le couteau
La cage
Et une somptueuse trahison de plus
Comme une annonciation avec une foule de vers luisants et une Datsun rouge garée dans la montée derrière la maison
Qui laisse goutter sa rouille sur le chemin, attendant, toujours attendant
L'été suivant.
5.
Le toit penchait du côté de Trakl
Et moi je pensais à l'au coulant l'hiver
Sur sa tête
Entretemps, vous jouiez le rôle des arbres
À chaque bruissement du vent on entendait des gémissements dans les branches
Leurs poissons volants métalliques en passant déchiraient les feuilles
Bêtes incultes, disait Marìa
entendant Trakl elles imaginent des chenilles
Je me suis rappelé alors sur une place un homme seul, un lundi
Ne pars pas criait-il avec dans ses mains des sacs pleins de juin 89 et d'un nuage
Alors vous avez compris qui je me rappelais
Et les boucliers nous encerclant sont devenus forêt, les coups de bâton des milliers de branches
Puis les lacrymogènes, les jets de pierres, les gardes à vue,
Hôpital militaire de Cracovie
...................................
Eh bien, pauvre Trakl, ne t'enrhume pas l'hiver
Notre toit penchera toujours de ton côté
Qu'on fasse fuir les vers que je n'ai pu noter
Et les jours de colères dont je suis vêtu.
6.
J'ai écrit alors un poème dans ma tête, mais sans le savoir encore
car chacun porte en lui quelqu'un qui pleure et part en claquant la porte
si bien qu'on peut rester quelque part alors qu'en fait on est déjà très loin,
écrire en soi tandis qu'on n'écrit rien
l'un travaille, a une famille, une voiture, attend la retraite
l'autre couché sous un pin rêve à la mer et pendant qu'il rêvasse
le premier passe la nuit à suer sur le papier d'un poème
bien des poèmes plus tard viendra l'heure de mourir (soudain ou de la fameuse maladie qui te ronge de l'intérieur)
alors l'autre couché dans le bleu sans tarder pendra un nœud coulant au pin
«je meurs pour l'éternité» dira-t-il, mais la vague sera seule à l'entendre
J'ai donc écrit alors un poème dans ma tête
je ne me couchais pas dans l'herbe, ne menais pas les enfants à l'école
j'étais simplement Dimìtris et j'écrivais j'écrivais j'écrivais
et j'entendais grincer quelque part une corde
sous le poids de l'inspiration qui vient.
7.
Nous dévalions le versant humide vers l'aire et le moulin du Gros tandis que la brume fauchait la main de l'un la tête de l'autre pour l'instant d'après les recoller tant bien que mal
nous entendions le rire étouffé de la forêt de sapins, cherchions des bonbons dans les cèdres, nos voix emportées par le vent nous étaient rendues bégayantes
je pensais à ma maison, Sredni Vashtar endormi qu'on allait capturer dans une couverture et qui finirait sa vie sans gloire dans une cage à lapins sur la place du village, trophée public
je pensais aux maquisards à cheval piétinant les fougères, le pope tué d'une balle dans le dos pendant qu'il lisait l'évangile
le versant jonché de membres humains et alors j'ai vu la Nuit assise en tailleur sur un muret qui se limait les ongles
elle m'a fait signe comme si elle me connaissait, a épluché en vitesse une orange pour m'amadouer, j'ai pris mes jambes à mon cou mais
Elle arrivait.
8.
À la surface marécageuse de tes yeux
pousse un grenadier de bronze.
Dans ces fruits fendillés petites flammes
les instants de notre quotidien clignotent :
il y a là venu de Gomorrhe un cirque
où lions et ours tourmentent
cruellement les humains. Une foire du Tartare.
La célèbre chanteuse Lola Florès sur scène (époque de la dictature)
et l'incroyable vaisseau volant du père.
Sous le ciel étoilé pendues à un fil
brillent les têtes coupées des brigands.
Tous les jours à cinq heures s'arrête
pour trois minutes, photos-souvenir
le «Lotus Bleu», petit rafiot sale et ivre. Ça me revient :
J'étais parmi ses passagers un jour,
j'ai vidé ma vie dans tes eaux.
9.
Vous me reconnaîtrez
car j'aurai un nuage pressé sous le bras
car je suis passé par l'enfer et mes mains sentent le soufre
et l'huile de moteur
Vous me reconnaîtrez
car dans mes rêves des ours descendent
et dans leur neige venu d'un proche avenir
se promène le fou avec sa pelle
il habite rue Sofronìou au 24, dans un immeuble gris abandonné au jardin plein d'ordures, passe tout son temps dans un fauteuil rouge à l'ombre d'un mûrier, «mère, c'est l'heure du thé» s'écrie-t-il de temps à autre en riant, les gens passent dehors par groupes sans se douter de rien, Pavese avec Moravia, Juan Rulfo avec Cortazar et les enfants qui shootent dans un ballon, le clapotis répété d'un réel qui s'enfonce dans la littérature ou le mystère
Quelqu'un avec un manteau vide et un journal de 1910
Une bigote à chignon vêtue de noir, le couple d'amoureux caché dans le coin
Le jeune gars au transistor collé à l'oreille le dimanche pour le match, les randonneurs qui rentrent toujours épuisés, les enfants sur le siège arrière endormis
ne se doutant de rien, de rien, tous, à l'heure du thé tandis qu'une fois de plus je suis seul dans mon fauteuil rouge, au milieu de la steppe —
Vous me reconnaîtrez
Je suis l'un de vous
10.
Il y a dans le ciel un loup qui brûle ; et la lune
est l'œil rouge de tous ses désespoirs montagneux.
(C'est vers toi que je viens, nuit. Non vers les humains pétrifiés
sous les lumières de ton bloc opératoire,
mais dans les prières effrontées de leurs gouffres.)
11.
La lune coulait dans les veines des arbres
leur apportant une brise de mort
argentée
le devin comptant dans son monde hostile d'autres ombres
les appelait caribous
le colporteur vendait ses souvenirs avec les échafauds
des anciennes baronnies
tout le monde achetait
et le meurtre avait une beauté sauvage
comme dans Macbeth
12.
Il faut du clair de lune pour que fleurisse ma tristesse
une clairière en forêt pour distraire son insomnie.
Un bout de pain à minuit pour sa fringale insatiable,
que je puisse épeler demain dans ses paroles
un «bonjour» de fer.
Sinon, avant le jour elle jouera un cheval
sinon elle hennira horriblement
elle rêvera de hérons blancs, galopant sur des kilomètres
me piétinera jusqu'à la mort.
14.
De la nuit souffle là où la veille
j'ai planté plein d'espoir tes paroles.
Autrement :
Des éternités soufflent avec des pneus brûlés.
Question brûlante ce soir savoir si tu existes.
C'est une insistance vide
que Tragàna en soirée.
(Péage : vite remettre l'obole à Hadès. Alentour
des chiens errants jouent les cerbères, en vain cherchant leurs puces
aux échos de la journée. Puis le Sperchios,
effacé par la nuit, rien qu'un pleur d'eau
mouillant les joues de demain avant
qu'il loge en moi.)
La journée a dépensé sa puissance et elle sait. À présent
nous attend
davantage encore de solitude
face aux écrans.
(Un cerf pleure sur mon lit)
Sredni Vashtar : allusion à une nouvelle de l'anglais Saki.
Dimìtris Angelis, né en 1973, a fait des études de théologie et de philosophie, publié sept recueils de poésie, quelques essais et dirige une revue. Remarqué dès son premier recueil, il était voilà cinq ans, sur publie.net, l'un des Douze jeunes poètes d'une précédente anthologie. Les poèmes qu'il a choisis lui-même pour nous cette fois-ci, tirés d'un recueil à paraître, sont dans la continuité des précédents. On dirait une grande roue qui tournoie lentement, brassant les images du présent et du passé, du réel et du mythe, où l'on reconnaît les malheurs actuels de la Grèce (les scènes d'émeute urbaine, les banques étrangleuses, le paysage urbain sordide) mêlés aux souvenirs de la dictature des Colonels et de la Guerre civile. «Quand le monde entier se transforme en abattoir, le poème ne peut qu'être blessure», dit le poète. L'angoisse et la souffrance passent et repassent, mais les poètes du passé aussi, l'un après l'autre, ainsi que la poésie future à écrire — autant de lueurs dans la nuit.
Dimìtris Angelis |