Yòrgos VÈIS



L'éphémère beauté du pommier


après l'orage —

quel écrit !

Les enfants des paysans bavardent

avec une proclamation de force

arbre plus précieux que les livres.

Accueille-moi.






Éther


Toute feuille qui tremble, qui tombe

dans les bois du Pélion est-ce un rappel ?

Un progrès, une référence ?

Comment rester silencieux ici ?

Et toi rien que ce refus de me répondre

toi qui connais, qui vis chaque jour la vérité des arbres ;

à qui d'autre que toi donc vais-je confier,

vent,

ces lignes ?






Comme le printemps


«Hâtez-vous, c'est l'unique solution,

rentrez dans la mer, sautez

dans la mer, hâtez-vous...»


se réveillant, il entendit encore :


«Mon amour»

se retournant il vit

son propre cercueil

en vitres vertes

entrer dans la chambre

debout

comme le printemps.






Tendresse


Pour encore deux instants

accrochons-nous aux branches de ce pin

que prennent le soleil en dessous les ennemis de notre cœur

puis soufflera la brise, chanson sûre,

qui nous emportera duvet du sommeil

pour nous mener aux sages abris des contes

aux aigles de mer, près des châteaux du hasard

images toutes prêtes à nous garder en elles

sans autre sens la gloire des humains

la guerre, ces idoles du monde

accrochons-nous maintenant c'est tout

encore un peu aux fortes branches du pin.






Fortune d'instants


Enfermées, les yeux vides

réfugiées désespérées des ports

mots exclus dans les gares-frontières

insinuations des morts

les syllabes décisives de la nuit

les bouffées de vent de l'aube.






Kyoto


Cerfs-volants dans le ciel ou bien nos nouveaux chagrins ?

Courbettes face aux amis ou peut-être toujours pour la mort ?

Je n'oublie pas : le jasmin signifie voyage

langue familière soudain, ce paon-là


la nostalgie bouddhiste de la mer zen

sans bombes, prière immense des moines

sache-le : bourdonnement de rien, la libellule jurant

de vivre le prochain hiver comme un été


petits dragons ailés, vers luisants message

nul n'est parti d'ici exactement

tel qu'il est venu, oui, le temps change et les êtres en sont


pleinement conscients, le lac minimal, il pourrait

être la voie la plus rapide vers l'illumination

qui entretient l'espace interstellaire.






Providence


Le crépuscule

prendra toujours le plus grand soin des fleurs d'iris

des paroles du mimosa

des petites branches des lotus bleus

avec toutes leurs larmes

il ne les laisse pas tomber en miettes dans la nuit


c'est pourquoi le crépuscule à chaque fois cache

dans leurs tiges un peu de lumière

qu'elles en aient pour passer la nuit

lueur faible sans doute, mais consolante

comme les lumières des ports quand ils accueillent

des quasi-naufragés les regards à bout de souffle.






Correspondances


L'eau coule du toit de l'abri

toute la journée il pleut

le rôtisseur ambulant vend comme toujours fièrement sa nourriture

haram ou halal le saté ici est délicieux,

on vient le goûter de loin quitte à perdre du temps

mais pas son âme qui rêve de la chair d'agneau

ou de veau, car la vie, cette hésitation entre points

d'exclamation et d'interrogation, comme le dit Pessoa, se rassemble

tout entière dans la tige des brochettes, la paille du goût,


non pas celui du paradis si cher, mais de la rue modique

de la résistance et de l'indolence,

des contraires d'où naissent les plaisirs,

mais attention à ne pas se blesser les gencives

ou se planter dans le palais


le saté rapide, dans cette Java des merveilles

on ferait couler le sang

qui fait venir à nous les morts qui sentent lumière et nourriture

oui, comme dans cette poésie de la patrie qui va et vient

dans les enfers.






Souvenir


«Le poème, mon vieux, doit raconter une histoire,

avoir un début, un milieu, un finale,

ne serait-ce qu'une ébauche de mythe,

quelque chose enfin

qui ait la saveur d'un récit»,

me disait souvent Yànnis Varvèris dans ses derniers temps.

Et il avait raison, comme toujours d'ailleurs.

Un poème qui se respecte n'est-il pas

une aventure infinie ?

Un combat contre les ombres avec l'indicible,

une barricade contre la misère ?






Rencontres


Cela fait longtemps dirait-on qu'il est tombé

il ne tient pas sur ses jambes

il sursaute par moments

il rote des existences

comme un moineau pris dans la glu le mendiant

c'est lui qui pleure des chiffres

viens donc relevons-le

de son ornière infecte

certains, je l'ai appris, l'appellent

Achéron.






Lauriers blancs


Sur mes doigts leur duvet

je veux sentir encore leur odeur

à ces fleurs si discrètes

si sages

comme si elles nous venaient

d'un tout autre rêve

de l'endroit où nos ombres

sont le réceptacle du bien.






Chevaux sous la pluie


Vois-les,

ils ne savent pas les pauvres où se cacher

seuls et le chant boueux

à perte de vue la mort par l'eau

comme nous

qui avions reconnu —

comme l'a écrit Yànnis Rìtsos —

que «la chose la plus solitaire du monde

c'est le corps»

exactement comme nous

aux quatre vents du nuage

frugaux, presque purs de tout gain,

rancuniers pour certains,

mais purs de tout passé de fraude,

un fatras pour finir entre gloire et paranoïa ;


vois-les maintenant

les chevaux courent en plein chagrin

mais demain de nouveau ils sècheront ici,

au dernier vers.


(Voir)






Khartoum


À Yeràssimos Dendrinos


Le sable à nouveau se soulève,

comme la main pour cacher le visage,

lentement d'abord

— l'anéantissement hésite —

puis avec force et furie

pour que le drap épais de la panique

devienne opaque au regard vaincu.

Signe que le temps change ou némésis du Nil ?

Oui, sur sa route la toux étouffera ce qu'elle rencontre.

Gouvernement du sable.


Suit, presque toujours, l'exaltation

notre survie dans le déchaînement d'une nature

supérieure à la mort.

Nous voyons de nouveau le monde.

Anniversaire d'images qui ont tenu.

Un verre d'eau pure

le renouveau des espérances

de rendre plus grand et plus facile

notre gain.






Scintillement


jamais il n'avait fait usage de cette phrase

il devait ignorer jusqu'à son existence

ou peut-être mal la comprendre

l'avait rendu méfiant ?

— qui sait —

mais un jour il la verra devant lui

à peine rentrée de son voyage dans les étoiles

à côté sur son oreiller

tout entière

l'Aphrodite de ses spasmes.






Bourg en montagne


Cette journée tu peux la goûter.


L'évidence des couleurs

contient tout,

de la trahison à l'anéantissement

le basalte de l'insistance

que passent et ne reviennent plus les hivers difficiles

perplexité,

pendant tout ce temps comment la route n'achoppe-t-elle pas au ciel

fossé bastion byzantin

qui un moment s'est ri de l'ennemi

puis s'est changé en cénotaphe


trouver la source antique

n'es-tu pas venu pour cela

en voiture au milieu des secrets des roches

archéologue de toi-même ?






Cette bûche sera de nouveau albâtre


pour toi rien que pour toi

et rien que pour ce soir

une sirène chantera

cette fois sans arrière-pensées

ta vie antérieure entière

exactement telle que tu l'as voulue

inaliénable

légèrement corrigée.






Intraduisible, intégral


Un pied dans la tombe

il s'occupe de tout pourtant avec un soin inouï

il imagine bien sûr, mais tout cela il le possède

le corps, la machine suprême

jamais soumise aux programmes

aux horaires de travail

à présent simple hameçon sans appât

il se penche pour un rien

que le vent froid de la nuit passe

sans qu'il la ronge tout entière


désormais plus terre que la terre

avec de grandes lunettes de myope

couvrant près de la moitié du visage

et des rides au coin des yeux

pareilles aux traces de la poule d'eau

dans le sable de l'Èvros

le prénom Nìkos

le nom pas clair, probablement perdu

dans les algues, les eaux stagnantes du marais

le souffle de l'hiver précoce

prélude à la révolution, mais il ne la verra guère


et il se régale encore d'une sensation de vanille

dont le bout de sa langue se souvient toujours

un amour album, il compte l'apporter

à l'ange qui ne l'attend pas.






Leçons d'anthropologie


L'heure est une caravane engluée dans la boue

aux pneus troués on voit des images des stigmates

un terrain à bâtir de plus notre langue un Hiroshima

après-midi infectée

tête devenue ballon dans les pieds du dimanche

vaisseau spatial sans carburant

qui a perdu son orbite

les astronautes sont furieux

de ne plus voir la terre

mais les comètes vaisselle brisée des dieux

oubliés, pleins d'ordures de l'esprit voilà ce que nous étions

et cette lettre admirable A

le nombre 2014 coton mouillé






La lyre


Il sait bien en jouer à présent

Tant d'années à lutter avec elle

La lyre, le vent l'imite

Sauf que parfois il tousse entre les silences

Le chant mitrailleuse de la mort

Et ce qui trouve le temps est sauvé


Dans la tourmente se désaccordent

Les sons les marches militaires

Le vent devenu fou


(Inédits)




*


Yòrgos Vèis, né en 1955, actuellement ambassadeur de Grèce au Congo-Kinshasa, auteur de onze recueils poétiques, de plusieurs essais et d'une œuvre critique abondante, fait partie de ces Grecs voyageurs dont la seconde patrie est le monde. Sa poésie elle-même est voyageuse, et pas seulement au premier degré, par ses perpétuels changements de décor : elle naît d'une fringale perpétuelle d'impressions, de rencontres et de connaissances nouvelles. Elle voyage entre l'extérieur (paysages, lectures) et l'intérieur (la réflexion intime), elle va et vient entre l'immensité du monde et le plus infime détail. Dialoguant avec une foule d'auteurs grecs ou étrangers, poètes mais aussi philosophes, elle offre en quelques vers d'une extrême densité un concentré de sagesse où l'Occident et l'Orient échangent ce qu'ils ont de meilleur.

Les poèmes qu'il a choisis pour nous, parmi les plus récents, sont inédits ou tirés de son dernier recueil, paru en 2013, dont le titre est Voir — ce qui, très brièvement, en dit long.



Yòrgos Vèis
Yòrgos Vèis

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