L'éphémère beauté du pommier
après l'orage —
quel écrit !
Les enfants des paysans bavardent
avec une proclamation de force
arbre plus précieux que les livres.
Accueille-moi.
Éther
Toute feuille qui tremble, qui tombe
dans les bois du Pélion est-ce un rappel ?
Un progrès, une référence ?
Comment rester silencieux ici ?
Et toi rien que ce refus de me répondre
toi qui connais, qui vis chaque jour la vérité des arbres ;
à qui d'autre que toi donc vais-je confier,
vent,
ces lignes ?
Comme le printemps
«Hâtez-vous, c'est l'unique solution,
rentrez dans la mer, sautez
dans la mer, hâtez-vous...»
se réveillant, il entendit encore :
«Mon amour»
se retournant il vit
son propre cercueil
en vitres vertes
entrer dans la chambre
debout
comme le printemps.
Tendresse
Pour encore deux instants
accrochons-nous aux branches de ce pin
que prennent le soleil en dessous les ennemis de notre cœur
puis soufflera la brise, chanson sûre,
qui nous emportera duvet du sommeil
pour nous mener aux sages abris des contes
aux aigles de mer, près des châteaux du hasard
images toutes prêtes à nous garder en elles
sans autre sens la gloire des humains
la guerre, ces idoles du monde
accrochons-nous maintenant c'est tout
encore un peu aux fortes branches du pin.
Fortune d'instants
Enfermées, les yeux vides
réfugiées désespérées des ports
mots exclus dans les gares-frontières
insinuations des morts
les syllabes décisives de la nuit
les bouffées de vent de l'aube.
Kyoto
Cerfs-volants dans le ciel ou bien nos nouveaux chagrins ?
Courbettes face aux amis ou peut-être toujours pour la mort ?
Je n'oublie pas : le jasmin signifie voyage
langue familière soudain, ce paon-là
la nostalgie bouddhiste de la mer zen
sans bombes, prière immense des moines
sache-le : bourdonnement de rien, la libellule jurant
de vivre le prochain hiver comme un été
petits dragons ailés, vers luisants message
nul n'est parti d'ici exactement
tel qu'il est venu, oui, le temps change et les êtres en sont
pleinement conscients, le lac minimal, il pourrait
être la voie la plus rapide vers l'illumination
qui entretient l'espace interstellaire.
Providence
Le crépuscule
prendra toujours le plus grand soin des fleurs d'iris
des paroles du mimosa
des petites branches des lotus bleus
avec toutes leurs larmes
il ne les laisse pas tomber en miettes dans la nuit
c'est pourquoi le crépuscule à chaque fois cache
dans leurs tiges un peu de lumière
qu'elles en aient pour passer la nuit
lueur faible sans doute, mais consolante
comme les lumières des ports quand ils accueillent
des quasi-naufragés les regards à bout de souffle.
Correspondances
L'eau coule du toit de l'abri
toute la journée il pleut
le rôtisseur ambulant vend comme toujours fièrement sa nourriture
haram ou halal le saté ici est délicieux,
on vient le goûter de loin quitte à perdre du temps
mais pas son âme qui rêve de la chair d'agneau
ou de veau, car la vie, cette hésitation entre points
d'exclamation et d'interrogation, comme le dit Pessoa, se rassemble
tout entière dans la tige des brochettes, la paille du goût,
non pas celui du paradis si cher, mais de la rue modique
de la résistance et de l'indolence,
des contraires d'où naissent les plaisirs,
mais attention à ne pas se blesser les gencives
ou se planter dans le palais
le saté rapide, dans cette Java des merveilles
on ferait couler le sang
qui fait venir à nous les morts qui sentent lumière et nourriture
oui, comme dans cette poésie de la patrie qui va et vient
dans les enfers.
Souvenir
«Le poème, mon vieux, doit raconter une histoire,
avoir un début, un milieu, un finale,
ne serait-ce qu'une ébauche de mythe,
quelque chose enfin
qui ait la saveur d'un récit»,
me disait souvent Yànnis Varvèris dans ses derniers temps.
Et il avait raison, comme toujours d'ailleurs.
Un poème qui se respecte n'est-il pas
une aventure infinie ?
Un combat contre les ombres avec l'indicible,
une barricade contre la misère ?
Rencontres
Cela fait longtemps dirait-on qu'il est tombé
il ne tient pas sur ses jambes
il sursaute par moments
il rote des existences
comme un moineau pris dans la glu le mendiant
c'est lui qui pleure des chiffres
viens donc relevons-le
de son ornière infecte
certains, je l'ai appris, l'appellent
Achéron.
Lauriers blancs
Sur mes doigts leur duvet
je veux sentir encore leur odeur
à ces fleurs si discrètes
si sages
comme si elles nous venaient
d'un tout autre rêve
de l'endroit où nos ombres
sont le réceptacle du bien.
Chevaux sous la pluie
Vois-les,
ils ne savent pas les pauvres où se cacher
seuls et le chant boueux
à perte de vue la mort par l'eau
comme nous
qui avions reconnu —
comme l'a écrit Yànnis Rìtsos —
que «la chose la plus solitaire du monde
c'est le corps»
exactement comme nous
aux quatre vents du nuage
frugaux, presque purs de tout gain,
rancuniers pour certains,
mais purs de tout passé de fraude,
un fatras pour finir entre gloire et paranoïa ;
vois-les maintenant
les chevaux courent en plein chagrin
mais demain de nouveau ils sècheront ici,
au dernier vers.
(Voir)
Khartoum
À Yeràssimos Dendrinos
Le sable à nouveau se soulève,
comme la main pour cacher le visage,
lentement d'abord
— l'anéantissement hésite —
puis avec force et furie
pour que le drap épais de la panique
devienne opaque au regard vaincu.
Signe que le temps change ou némésis du Nil ?
Oui, sur sa route la toux étouffera ce qu'elle rencontre.
Gouvernement du sable.
Suit, presque toujours, l'exaltation
notre survie dans le déchaînement d'une nature
supérieure à la mort.
Nous voyons de nouveau le monde.
Anniversaire d'images qui ont tenu.
Un verre d'eau pure
le renouveau des espérances
de rendre plus grand et plus facile
notre gain.
Scintillement
jamais il n'avait fait usage de cette phrase
il devait ignorer jusqu'à son existence
ou peut-être mal la comprendre
l'avait rendu méfiant ?
— qui sait —
mais un jour il la verra devant lui
à peine rentrée de son voyage dans les étoiles
à côté sur son oreiller
tout entière
l'Aphrodite de ses spasmes.
Bourg en montagne
Cette journée tu peux la goûter.
L'évidence des couleurs
contient tout,
de la trahison à l'anéantissement
le basalte de l'insistance
que passent et ne reviennent plus les hivers difficiles
perplexité,
pendant tout ce temps comment la route n'achoppe-t-elle pas au ciel
fossé bastion byzantin
qui un moment s'est ri de l'ennemi
puis s'est changé en cénotaphe
trouver la source antique
n'es-tu pas venu pour cela
en voiture au milieu des secrets des roches
archéologue de toi-même ?
Cette bûche sera de nouveau albâtre
pour toi rien que pour toi
et rien que pour ce soir
une sirène chantera
cette fois sans arrière-pensées
ta vie antérieure entière
exactement telle que tu l'as voulue
inaliénable
légèrement corrigée.
Intraduisible, intégral
Un pied dans la tombe
il s'occupe de tout pourtant avec un soin inouï
il imagine bien sûr, mais tout cela il le possède
le corps, la machine suprême
jamais soumise aux programmes
aux horaires de travail
à présent simple hameçon sans appât
il se penche pour un rien
que le vent froid de la nuit passe
sans qu'il la ronge tout entière
désormais plus terre que la terre
avec de grandes lunettes de myope
couvrant près de la moitié du visage
et des rides au coin des yeux
pareilles aux traces de la poule d'eau
dans le sable de l'Èvros
le prénom Nìkos
le nom pas clair, probablement perdu
dans les algues, les eaux stagnantes du marais
le souffle de l'hiver précoce
prélude à la révolution, mais il ne la verra guère
et il se régale encore d'une sensation de vanille
dont le bout de sa langue se souvient toujours
un amour album, il compte l'apporter
à l'ange qui ne l'attend pas.
Leçons d'anthropologie
L'heure est une caravane engluée dans la boue
aux pneus troués on voit des images des stigmates
un terrain à bâtir de plus notre langue un Hiroshima
après-midi infectée
tête devenue ballon dans les pieds du dimanche
vaisseau spatial sans carburant
qui a perdu son orbite
les astronautes sont furieux
de ne plus voir la terre
mais les comètes vaisselle brisée des dieux
oubliés, pleins d'ordures de l'esprit voilà ce que nous étions
et cette lettre admirable A
le nombre 2014 coton mouillé
La lyre
Il sait bien en jouer à présent
Tant d'années à lutter avec elle
La lyre, le vent l'imite
Sauf que parfois il tousse entre les silences
Le chant mitrailleuse de la mort
Et ce qui trouve le temps est sauvé
Dans la tourmente se désaccordent
Les sons les marches militaires
Le vent devenu fou
(Inédits)
Yòrgos Vèis, né en 1955, actuellement ambassadeur de Grèce au Congo-Kinshasa, auteur de onze recueils poétiques, de plusieurs essais et d'une œuvre critique abondante, fait partie de ces Grecs voyageurs dont la seconde patrie est le monde. Sa poésie elle-même est voyageuse, et pas seulement au premier degré, par ses perpétuels changements de décor : elle naît d'une fringale perpétuelle d'impressions, de rencontres et de connaissances nouvelles. Elle voyage entre l'extérieur (paysages, lectures) et l'intérieur (la réflexion intime), elle va et vient entre l'immensité du monde et le plus infime détail. Dialoguant avec une foule d'auteurs grecs ou étrangers, poètes mais aussi philosophes, elle offre en quelques vers d'une extrême densité un concentré de sagesse où l'Occident et l'Orient échangent ce qu'ils ont de meilleur.
Les poèmes qu'il a choisis pour nous, parmi les plus récents, sont inédits ou tirés de son dernier recueil, paru en 2013, dont le titre est Voir — ce qui, très brièvement, en dit long.
Yòrgos Vèis |