MA TÊTE UN UNIVERS
j'aime voir mes pensées se perdre
dans l'espace orphelines et
se retrouver dans d'autres bouches,
mimer les gestes des sauvages et
revenir à moi étrangères.
belles autant que ma tête — elle est lancée
complice.
L'OPERA APERTA
affaire embrouillée que mes mots.
ils s'obstinent à creuser les entrailles
puis, comme s'ils avaient vu un fantôme
les mots sont terrifiés par les choses,
on dirait un conte malade où l'âme
dans la terreur de la vision est toujours innocente,
je circule pieds nus à ton bras vigoureux
enjambant des artères :
je rougis facilement sans conséquences.
j'apprends lisant les cartes comment pardonner.
on dirait un saut vers l'avenir
une indifférence à l'avenir pour mieux dire
l'excès de l'innocence.
avançant — comme toi — je vole quelque chose.
je me partage.
(Grand jardinier)
LE PARDON
et pourtant. ici encore. ses veines.
glissant sur sa salive.
elle l'avale écumante ou s'efforce
(de mieux comprendre).
que c'était la vie — chansons — mais une botte.
dans la bouche la botte du temps.
si tu étais comme une sensation, c'était la bouteille
vidée.
son tambour amoureux boitait.
respirant-respirant avec interruptions terrifiantes.
la respiration étroit cadavre ; chien méchant
penché devant des pieds humains.
accorde ta patience, ta patience à ce qui est sans aide
et elle lave, lave les verres sans cesse brisée.
ses yeux, pelote en verre, larmes épaisses.
la faute à la salive arrosée
elle lèche sa langue à lui.
la faute à la honte
elle lui essuie les lèvres.
embarrassée elle imagine une machine à couper
le foie. elle va l'huiler.
toujours il y avait la peur
un sursis ou une décision.
mes yeux, ses yeux à elle,
butaient sur sa peur à lui bestiale.
dès que tu délaisses l'homme, l'humain te poursuit
ici
revenants et ossements
amusent
le poème, le poème lorsqu'il
ne vient pas.
JE TIENS À DEUX MAINS SON CŒUR QUI S'APPELLE BORGES
je suis bourrée de peaux de citron.
le citron en elle pressé acide, et amer, a la teinte
du jaune trafiqué, du blanc
altéré, bizarrement irisé parfois comme l'argent.
elle a des yeux. on les appelle pépins. car toutes les mares
ont des yeux, mais les siens sont clos
comme s'ils dormaient. mais pas exactement. elle n'a que les orbites.
la mémoire est aveugle.
quelqu'un lui a vidé la vue.
chaque privation a sa récompense, une abondance
c'est pourquoi la mémoire a des mains fermes aux doigts normaux
— solides ils pressent son citron. ce qui est son cœur,
fleuri comme une belle-de-nuit (il est blanc et embaume),
et qu'on a dû prétendre rouge par erreur, comme si
celui qui coloriait les choses, tandis
qu'il les peignait de son pinceau, regardait ailleurs. mais pas
exactement. il y a une justice pour les couleurs, il y a
une justice pour les aveugles aussi. et dans chaque privation
une abondance. la mémoire a des mains et les mains
tiennent des couteaux, comme quoi il faut d'abord
qu'elle coupe le citron.
elle a beaucoup pleuré oui délaissée par toi. pour deux moitiés aveugles.
SES MOTS SONT DES OSSEMENTS
la langue brille entre des mots sans suite.
corps tout éparpillé, assoiffé d'unité.
je cherche une main, pour emplir mon gant.
jeu dangereux le jeu de l'écriture
toi tu demandes un sourire, eau sur glace
ou une fleur sauvage poussant dans les rochers
dans une fente.
la Femme Pleurée
de Picasso, en l'an 1937,
a surgi te traversant l'épaule.
elle grimpe là-haut derrière, dans le tableau.
au mur un fouillis sanglant ;
visage ou temps inéluctable.
le souvenir de tes yeux quand tu pouvais pleurer
il y a de l'émotion bien sûr dans les contradictions, les vides,
les sons rudes, la géographie,
dans les histoires laissées en plan.
je cherche une main, pour emplir mon gant.
car je peux le dire,
«homme au soleil, homme au soleil !»
le miracle nous pouvons l'écrire
mais monsieur l'éléphant déboule
qui piétine la maison.
«efface-le», ordonnas-tu un jour, herr mon amant.
je pourrais
si la langue n'était pas l'interligne.
regarde,
toutes choses en l'air — brillent.
(La noire Moralìna)
LE VERDICT DU SOMMEIL
Le sifflement traînant, tu dois l'entendre,
depuis la gorge du couloir.
Une voix d'enfant monte, s'éteint au fa ;
des doigts tremblants l'ensevelissent.
Tu dois entendre aussi des chuchotis, mouillés, étranges,
les pages nerveuses qui tournent,
le clapotis des linges
souillés.
Même si tu flottes dans les rhapsodies des magiciens,
dans les courses du drap trempé de sueur,
te voilà de nouveau inachevé ; le lieu t'empêche,
et t'encercle
un sang étranger ; manteau antique
la famille, elle semble te connaître.
Debout et les mains propres
autour de ton petit cercueil.
Les sirènes deviennent folles, le tampon sur la page bondit,
le chèque change de mains,
et un gant jaune se dresse, montrant la droite.
Regardant le Ventriloque
des personnages creusés
traînent leurs semelles
vers le ravin.
Des noms gênants retentissent,
et par eux les carnets,
avec des cris — brefs — d'indécis,
se ferment.
La nuit ne s'est pas plus tordue.
Les vêtements de l'assassin ont dû être lavés.
Tant d'eau a chanté dans leurs fibres.
Les engrenages ont toussé se sont tus
tandis que le vent, régulier jusque dans ses furies,
s'est levé pour passer l'éponge.
Tout est tranquille.
En moi seul un nœud coulant
sifflant balance.
Et ton cadavre
— qui a soubresauté, dit-on.
Il a encore changé de côté.
L'ORATEUR
Tu étais beau ; comme un Grec noyé.
Ton rire jusqu'au larynx montait.
Il semblait prêt à te serrer le cœur
comme un étau ou comme du vin.
Mais toi tu trinques et bois,
tes bons mots dansent, tu plaides.
Tu dis, la sueur sur mon visage,
et tu laboures ta moustache grise.
Tu étais beau ; comme un champ blessé.
Dans tes yeux deux bêtes affolées,
mauvaises, aboyaient sans cesse
contre l'univers.
Tu étais arrogant seulement dans le poème.
Petit vers d'aèdes qui nous ont abusés.
Quand tu sifflais pour nous depuis la montagne
c'était pour plonger dans la poche trouée
la main,
pour attraper le paradis.
Une flûte t'a trahi
— tu n'as pas pardonné.
Quelques joints, tu brasses du vent
pour que tournent partout
elles aussi les mouches du village.
BANDEROLE EN BLANC
Mais vient l'heure de la vengeance
et je t'aime
Pablo Neruda
C'est simplement peut-être le début ;
comme quand sa main en bas,
dans une zone dangereuse, attrape
quelqu'un de vulnérable.
Même s'il n'est pas
une langue ayant mes origines,
comme lui je me comporte : je défais les nœuds,
de bas en haut
— du servage à la royauté peut-être —
insolent dans le désir, je l'assiège.
Napoléon se penche profondément pour contempler
à ses pieds qui tremblent la lumière,
l'extase et le terne miroir qu'il a ;
tous les hommes qui ont aimé ;
l'Histoire, le globe criblé de trous,
et la France brille comme une conjecture,
veine arrosant la carte,
tandis que je déshabille la peau jusqu'au blanc,
drap qu'en suite je coudrai pour elle.
Le temps est un corps coulant,
sur la larme,
sur un rythme liquide
je le verrai.
Rameur
d'abord
l'être humain —
LA TENTATIVE DE LA LIBERTÉ
Le corps troué, la mèche tremblant,
le poème artificier.
Des fumées noires l'ont fait sauter. Les Moires
avaient leurs dés pipés
— Algérie, Tunisie, Égypte —
au diable le cloche-pied des Blancs.
Elles disaient, on mourra noyées.
Mais seuls les mots ont dégringolé.
Tes yeux d'enfant connaissent
une explosion. La fièvre
montante
des morts.
Tu l'entends d'en bas
le verre écorché —
MÉTAMORPHOSÉS EN VAGUE,
ÉCUMANTS ILS SE LAISSENT
décomposer.
Devenir sel.
Avec son éponge l'Hadès les lave
— Comme il pleure souvent l'infortuné —
et poussent
menaçantes
les ailes
serviles.
Mais, comme nous articulons le nom du roi,
nous disons, c'est sûr, nous avons dû aimer un peu
les Enfers.
Nous avons caressé tant de corps
fredaines de l'héritage du père.
Nos membres embaumés glissent encore
l'un dans l'autre engourdis
et la broderie de notre volupté, toute fraîche,
tisse un visage,
qui est notre vie.
Le dos tourné
aux Cieux, palais des races pour tuer.
Sournoise géométrie ; elle ne te cicatrise pas.
D'où la séduction.
Des paupières exilées clignent
secouant vigoureusement la poussière.
Elles déploient les pages.
Déverrouillent la prison.
Le papier est le seul enfer
qu'elles acceptent
— mots encerclés,
souffles terrifiés sur la vitre —
l'enfer est
le plus flamboyant cavalier
dans nos cauchemars centrifuges.
Les Danseurs sautent hors des haut-parleurs.
Déraison, extravagance, logique.
Ainsi mon phare, tu le vois, oscille.
Ou tes mains adroites qui dirigent le silence.
(Danseurs)
Née à Nicosie en 1980, Evtyhìa Panayòtou a étudié la philosophie et les Lettres à Athènes puis à Londres avant de devenir correctrice. Elle a traduit les poétesses Anne Sexton et Anne Carson et publié trois recueils personnels, autant d'étapes d'un développement rapide. Grand jardinier (2007) et Moralìna la noire (2010) s'organisent autour d'un personnage fictif ; après le premier recueil plutôt introspectif et cathartique, le deuxième, dominé par la figure d'une jeune femme noire et rebelle, marque une ouverture à l'autre et aux autres ; Danseurs (2014), comme son titre l'indique, met en scène plusieurs personnages très divers.
Les trois recueils, cependant, font entendre la même voix ; ils nous font traverser des rêves et des cauchemars, côtoyer la douleur, la mort, la folie. Panayòtou se sent proche de certains aînés tels que Sakhtoùris, Karoùzos ou Anghelàki-Rooke, qu'elle qualifie d' «hérétiques» ; ses poèmes ne sont pas de tout repos, ils secouent parfois rudement le lecteur. Ils sont une lutte perpétuelle avec les mots, qui dégagent une intense énergie. La poétesse peut être fascinée par les jeunes femmes suicidaires, sa poésie dégage une vie intense. et la violence y est sublimée par la musique. «Ce qui résiste fleurit musique» écrit-elle. Et ce qu'elle dit de son héroïne : «Elle danse le chaos», vaut évidemment pour ses poèmes.
Evtyhìa Panayòtou |