Dimìtris KALOKỲRIS



LE LIVRE DE MELANTHÌA


1


Le travail des hommes

c'est l'hiver.



Une crainte qui vient


(l'effleurement invisible

qui ramène en arrière)


que la langue soit sans rameaux.



Celui qu'on baptisera le sept

du mois : tout-puissant

celui qui crachera dans le bénitier

comme intraitable aux sentiments sera inscrit.



Les chats grandissent

noirs inépuisables.



Tu ne dois pas naître en mai

et si tu nais ne te marie pas

ou du moins au mariage

ne porte pas du vert ou du gris cendre :


des rats circulent dans les azimuts, voilà.



Le temps radieux

aux étoiles des Gémeaux

Tes colonnes en double rangée

au Jardin de la patrie :



Trois fois par jour qu'elle soit traite

comme une vache qu'a soudain conçue

une brise infime

sur les ailes du moulin de paradis.

Dans tes pas évite

les nombres pairs

en taillant avec soin

le buisson d'aubépine en éveil.



Porte une pierre précieuse en bague si tu le peux

et fête le zéro à Pâques dans le noir.


Pleur d'enfant l'après-midi :

guerre dissmulée



les pauvres s'enrichiront par le sommeil

des dirigeants héréditaires disparaîtront

la ville soudain est écrasée

sous des scandales inouïs

des événements vertigineux.



Lis les nuages de la nuit

étends tes vêtements devant

la porte de Morphée

déteins les noms pour teindre les sourcils

veuve des archanges — aux vents fiancée

dans des peines tournoyantes que t'enlacent les soucis

siffle en secret dans la flûte du spectre.



À droite de la lumière

déploie le carquois de la nuit

et s'allumera le phare de la pérennité.




12


Taureau vert sur les terres enfin

se mordant profondément la queue

et Avril soudain

D'où la végétation translucide jusqu'au loin.


Quant à ce qui brûle : modérément mais à grands cris.

Fort. Et de front.

Car l'homme règne dans son sommeil

mais c'est toi qui lui fais son lit.



Mais s'il t'arrive de toucher du verre

dans un moment de tumulte amoureux

un prince glorieux disparaîtra en montagne

frappé par un regard perdu.



La justice est une pierre noire

qui change de couleurs.

Si une douleur te vient à l'aine à droite

des tyrans tomberont dans des pays du sud ;

en occident un prélat exhumé embaumera.



Mainte graine en toi,

risque de jumeaux ;


ton effort tout entier là-dedans s'enroule :



résurrections, processions, tragédies, fautes

font résonner l'Air de demain toute la journée

dans les ruines de ta profondeur

soudain et ce soir il se lève.




Au dernier mois de chaque printemps

attends avec patience

la petite brise muette de la lune

bienfaisante pour la rate et les fruits.



Si la soif te prend marchant dans le couloir

crie que voici le temps nuageux qui vient

et la nation tourne sur elle-même instable

tandis que le rire mûrit sans bouger

sur la joue mal rasée du vainqueur.



Tu feras le tour des côtes indifférente


paupières serrées

mordant tes lèvres


tu élèveras les enfants vers les lumières

pour qu'ils te cachent les corps célestes


tu ne songeras pas à la pitié

mouette noire piquant un poisson rouge

dans la gueule d'Avril.


Puisque le destin, sache-le

te doit encore un paradis en cachette

entre la queue du Scorpion

et l'encre superbe de ta nuit.



Voilà pourquoi je recommande

de pêcher seulement sous la lune

et de planter où que tu sois

le jasmin.


(Le livre de Melanthìa)






METATRON


Conformément aux prophéties, le 5 février 1962, un mercredi matin à sept heures, à l'instant précis où toutes les planètes se conjoignirent dans le Verseau, naquit un enfant dont le destin était de gouverner le monde.

1962 vit l'aggravation de la Guerre Froide, deux astronautes entrèrent en orbite autour de la terre, on découvrit l'influence de la thalidomide sur la tératogénèse, Lawrence d'Arabie devint un film et le Brésil remporta, une fois de plus, la Coupe du Monde.

Mille ans auparavant, tout juste, le 2 février 962, Othon le Grand était couronné empereur du Saint empire romain.

Mille ans plus tard, tout juste, l'histoire de Metatron s'écrit encore sans doute.


On dit de l'enfant de février qu'à son passage les miroirs s'obscurcissent, les chevaux des photographies galopent et les oiseaux de marbre des fontaines ouvrent leurs ailes.

C'est lui qui ramasse les chiens écrasés la nuit sur le bitume, c'est lui l'inconnu qui vous adresse la parole dans les salles d'attente des hôpitaux, le courant qui actionne les aiguilles de la pendule, le frisson qui soudain vous traverse et vous glace. C'est lui qui ne dit rien quand vous décrochez à trois heures du matin, alarmé, le téléphone, lui qui écrit du doigt des signes sibyllins sur la poussière des vitres de l'automobile et vous regarde, énigmatique, dans les rêves, dans les miroirs, dans les renversements de la musique, dans les formes vides.

Certains croient que c'est une machine, un archange, une fille insignifiante qui danse d'ennui dans un bar désert, ou seulement un numéro à trois chiffres. Nul ne sait.






MUNDIAL


Il nous a mis la pression dès la première mi-temps

c'est vrai, à peine si l'on a pu

arracher deux ou trois corners

quelques coups francs par ci par là.


À la 43ème sur hors-jeu on a frôlé l'infarctus.


Ensuite, à la reprise, il a été bien clair

qu'il avait acheté l'arbitre céleste,

quelques dirigeants (bien dirigés)


— le chronomètre solaire lui-même

ne marchait qu'à son poignet —


si bien que sur notre terrain

il faisait presque cavalier seul :

nous cavalant comme des malades

enfermés dans nos dix-huit mètres

et lui qui nous traînait comme des poissons

enroulant déroulant, méthodique, ses filets.


Jusqu'à ce qu'il ronge peu à peu le temps.


Et à l'avant-dernière minute

d'un retourné fatal arrivant de nulle part

il nous a foudroyés d'un but.


Soudain la pluie.


La banlieue s'est remplie de pépins et d'impers.

Aux cieux le bâillement de la gueule du Lion

avant l'échange des maillots dans les vestiaires

bien vite, avec les joueurs fantômes de l'Achéron.






LE POÈTE ET LA MUSE

(Comédie en deux farces)


L'éclat qui scintille dans la voilure azurée du mythe, lorsqu'il chuta dans les eaux ébloui par l'astre de l'amertume, voyant son avenir sombrer au fond du labyrinthe — tandis que Demain vogue insouciant au large en comptant les oiseaux de la Méditerranée.


— Embarras d'Égée.


Archipel étincelant, parmi les chèvres blanchâtres des vagues où il fut laissé et sont restées des rangées de corps, surnageant, dessinant de leurs aiguilles, sur la courbe d'un bras du Poséidon de bronze, le capricorne des mers.


— Le chien de l'hiver.


Il couvre la brûlure de Nìsyros et l'escarpé carnivore de Théra ; avec éponges trouées, passions à carapaces, poissons de surface grillés à l'huile et à la parole sur les brûlantes lèvres des néréides, crevasses abyssales, astrales, sur les idiomes des poissons parleurs.


— Voici Apollyon, le croisé destructeur :


Mots de pierre en un catalogue humide, assemblages bizarres qui rafraîchissent la langue (fleuves dédaléens peut-être, crêtes d'oiseaux grecs), du temps que la parole tenait encore de l'écritoire.


— Les poètes s'apaisent dans le dérisoire.


*


...allais-je dire, et c'est là qu'égaré j'ai cessé ma déclamation.


*


— Enfin, tu n'as rien compris ? a dit la Muse, rectifiant dans le miroir son maquillage profond :


Tu n'as donc pas compris ? La ceinture d'Hippolyte

est l'île rose qu'Elỳtis apprit vite,

tandis que «le barreur de la foudre» n'était rien

vendu par Sefèris, qu'un masque ancien

lorsque dans son esprit, blême, fut apparu

le comte Solomos, ivre, la voix aiguë

et le dernier maillon de la chaîne, c'est Rìtsos

et Engonòpoulos, et Embirìkos !


Elle boutonna sa robe, tira ses bas et poursuivit avec dédain :

Lâche la barre et prends les rames,

les vers ne m'élèvent plus l'âme ;

je m'amuse davantage en prose.

Écris donc, et oublie la pose...


Et commençant à te débattre, funambule

parmi les définitions, les notules

sache qu'à mes yeux peu à peu tu t'effaces

comme l'union des Grecs telle que Cavàfis la retrace.


Mais suffit ! Levons l'ancre !


Que l'avenir pour toi dès le matin trempe dans l'encre.

Tu me gagneras aux cartes, c'est tout, ici ou là.

Tu m'enverras injures et chocolats

par tes baisers de verre voulant me suborner.

Ah oui !

Un nouveau nom, Kalokỳris, t'est donné.






LE DEMAIN DE LA NUIT


1


Comme tu aurais pu penser

que notre monde se compose

de livres à l'infini

et puis comprendre que les livres sont des paroles,

les paroles des musiques et leurs sons des couleurs

et leurs nuances des lueurs,

que nous vivons dans un endroit illuminé où tout

est Autre Chose et où nous sommes

tous l'un pour l'autre une bizarre

boîte vide

que l'on nous offre en rêve et nous nous réveillons

sans savoir exactement à quoi sert

ce cadeau bariolé

mais tout de suite nous comprenons

que le monde est entier

— je t'écris, simplement, pour un baiser de papier.


2


Chaque fois que tu explores un autre âge

c'est comme si pour la première fois tu voyais

les plans du labyrinthe

marquant à l'encre et au charbon le fil

et le niveau des terres de la vie.


Une telle technique permet à l'homme de tromper la mort.

L'art est une façon

de modifier en nous la marche des choses.


Ilion ne fut pas prise par des chars ou des machines

mais par une boîte en bois aux formes de cheval


— fabriquée par des Grecs en plus.


3


À chaque printemps je te vois fleurir

et du regard embrasser l'herbe

qui verdit,

les eaux éclairant la mer

qui s'ouvre devant toi

et toucher du doigt les mots

car c'est par le toucher que s'embrasent, comme les allumettes,

les nobles sentiments.


Si bien que le mécanisme du monde

est plutôt simple :


Pour voir l'obscurité il suffit de fermer les yeux.


Mais le demain de la nuit, Ariane, c'est la lumière.






ÉPILOGUE À LA LUMIÈRE


(Remix)


Tu distingues à peine un petit nuage furieux

dans une fissure du ciel :


ici fleurirent d'abord tes ailes de cire

visant en vain le carquois du soleil ;

ici tremblota dans l'eau le nombril de la terre

ici de Déméter les flancs s'allumèrent

ici fut dénouée de Bérénice l'opulente chevelure

se redressa de Perséphone la poitrine obscure

ici se contracta le vagin lunaire tandis

qu'elle se donnait dans la Mer de la Tranquillité.


Tout cela nous l'avons vu miroiter à peine

comme l'aboutissement inattendu des sens.


Tu caches des séismes des êtres véhéments

des armées hétérodoxes avec lances et drapeaux :


Myrmidon de la nuit.


Au fond la concentrique propontide

a touché de son sang le piège des cieux perfides

dessinant des corps aux formes noires

de vases brisés

— la honte des Argiens, des Danaens la peur —

qui ancraient leur lueur

au gouvernail de la lumière.


Le passé du paysage :

un atlas intégral

mais superflu insupportablement.






CAS DE MALADIE


Affaissement

L'avantage du troisième âge, c'est qu'on n'est plus obligé de se lever quand on a debout à côté de soi un connard de vieux.


Prise de risque

Tandis que la politique se définit comme l'art du possible, l'Art pratique la politique de l'impossible.


Mémorandum

Depuis ma naissance je m'efforce de mémoriser mes mémoires.


Parcours

Dans la vie on commence poète

on termine prosateur


(Inédits)



*


Né en 1948, Dimìtris Kalokỳris a publié une trentaine d'ouvrages (fictions brèves, essais, poésie), traduit Prévert, Garcia Lorca et Borges, dirigé des revues, exposé des collages. Poète prolifique à ses débuts, dans la mouvance post-surréaliste (il vénère Embirìkos), il a réduit sa production dans ce domaine, sans pour autant changer de cap : conservant les audaces du surréalisme, il y ajoute une dose de borgesisme, partageant avec l'Argentin l'érudition, le goût du fantastique, l'ironie, l'humour. On a dit de lui qu' «il mélange les pages de l'encyclopédie comme on bat les cartes», dans un mouvement perpétuel de construction et de brouillage des pistes. Car le monde, pour Kalokỳris, est un labyrinthe et une énigme éternelle, qu'il contemple en vieux sage et en enfant émerveillé avec un sourire énigmatique lui aussi.



Dimìtris Kalokỳris
Dimìtris Kalokỳris

*  *  *