LE LIVRE DE MELANTHÌA
1
Le travail des hommes
c'est l'hiver.
Une crainte qui vient
(l'effleurement invisible
qui ramène en arrière)
que la langue soit sans rameaux.
Celui qu'on baptisera le sept
du mois : tout-puissant
celui qui crachera dans le bénitier
comme intraitable aux sentiments sera inscrit.
Les chats grandissent
noirs inépuisables.
Tu ne dois pas naître en mai
et si tu nais ne te marie pas
ou du moins au mariage
ne porte pas du vert ou du gris cendre :
des rats circulent dans les azimuts, voilà.
Le temps radieux
aux étoiles des Gémeaux
Tes colonnes en double rangée
au Jardin de la patrie :
Trois fois par jour qu'elle soit traite
comme une vache qu'a soudain conçue
une brise infime
sur les ailes du moulin de paradis.
Dans tes pas évite
les nombres pairs
en taillant avec soin
le buisson d'aubépine en éveil.
Porte une pierre précieuse en bague si tu le peux
et fête le zéro à Pâques dans le noir.
Pleur d'enfant l'après-midi :
guerre dissmulée
les pauvres s'enrichiront par le sommeil
des dirigeants héréditaires disparaîtront
la ville soudain est écrasée
sous des scandales inouïs
des événements vertigineux.
Lis les nuages de la nuit
étends tes vêtements devant
la porte de Morphée
déteins les noms pour teindre les sourcils
veuve des archanges — aux vents fiancée
dans des peines tournoyantes que t'enlacent les soucis
siffle en secret dans la flûte du spectre.
À droite de la lumière
déploie le carquois de la nuit
et s'allumera le phare de la pérennité.
12
Taureau vert sur les terres enfin
se mordant profondément la queue
et Avril soudain
D'où la végétation translucide jusqu'au loin.
Quant à ce qui brûle : modérément mais à grands cris.
Fort. Et de front.
Car l'homme règne dans son sommeil
mais c'est toi qui lui fais son lit.
Mais s'il t'arrive de toucher du verre
dans un moment de tumulte amoureux
un prince glorieux disparaîtra en montagne
frappé par un regard perdu.
La justice est une pierre noire
qui change de couleurs.
Si une douleur te vient à l'aine à droite
des tyrans tomberont dans des pays du sud ;
en occident un prélat exhumé embaumera.
Mainte graine en toi,
risque de jumeaux ;
ton effort tout entier là-dedans s'enroule :
résurrections, processions, tragédies, fautes
font résonner l'Air de demain toute la journée
dans les ruines de ta profondeur
soudain et ce soir il se lève.
Au dernier mois de chaque printemps
attends avec patience
la petite brise muette de la lune
bienfaisante pour la rate et les fruits.
Si la soif te prend marchant dans le couloir
crie que voici le temps nuageux qui vient
et la nation tourne sur elle-même instable
tandis que le rire mûrit sans bouger
sur la joue mal rasée du vainqueur.
Tu feras le tour des côtes indifférente
paupières serrées
mordant tes lèvres
tu élèveras les enfants vers les lumières
pour qu'ils te cachent les corps célestes
tu ne songeras pas à la pitié
mouette noire piquant un poisson rouge
dans la gueule d'Avril.
Puisque le destin, sache-le
te doit encore un paradis en cachette
entre la queue du Scorpion
et l'encre superbe de ta nuit.
Voilà pourquoi je recommande
de pêcher seulement sous la lune
et de planter où que tu sois
le jasmin.
(Le livre de Melanthìa)
METATRON
Conformément aux prophéties, le 5 février 1962, un mercredi matin à sept heures, à l'instant précis où toutes les planètes se conjoignirent dans le Verseau, naquit un enfant dont le destin était de gouverner le monde.
1962 vit l'aggravation de la Guerre Froide, deux astronautes entrèrent en orbite autour de la terre, on découvrit l'influence de la thalidomide sur la tératogénèse, Lawrence d'Arabie devint un film et le Brésil remporta, une fois de plus, la Coupe du Monde.
Mille ans auparavant, tout juste, le 2 février 962, Othon le Grand était couronné empereur du Saint empire romain.
Mille ans plus tard, tout juste, l'histoire de Metatron s'écrit encore sans doute.
On dit de l'enfant de février qu'à son passage les miroirs s'obscurcissent, les chevaux des photographies galopent et les oiseaux de marbre des fontaines ouvrent leurs ailes.
C'est lui qui ramasse les chiens écrasés la nuit sur le bitume, c'est lui l'inconnu qui vous adresse la parole dans les salles d'attente des hôpitaux, le courant qui actionne les aiguilles de la pendule, le frisson qui soudain vous traverse et vous glace. C'est lui qui ne dit rien quand vous décrochez à trois heures du matin, alarmé, le téléphone, lui qui écrit du doigt des signes sibyllins sur la poussière des vitres de l'automobile et vous regarde, énigmatique, dans les rêves, dans les miroirs, dans les renversements de la musique, dans les formes vides.
Certains croient que c'est une machine, un archange, une fille insignifiante qui danse d'ennui dans un bar désert, ou seulement un numéro à trois chiffres. Nul ne sait.
MUNDIAL
Il nous a mis la pression dès la première mi-temps
c'est vrai, à peine si l'on a pu
arracher deux ou trois corners
quelques coups francs par ci par là.
À la 43ème sur hors-jeu on a frôlé l'infarctus.
Ensuite, à la reprise, il a été bien clair
qu'il avait acheté l'arbitre céleste,
quelques dirigeants (bien dirigés)
— le chronomètre solaire lui-même
ne marchait qu'à son poignet —
si bien que sur notre terrain
il faisait presque cavalier seul :
nous cavalant comme des malades
enfermés dans nos dix-huit mètres
et lui qui nous traînait comme des poissons
enroulant déroulant, méthodique, ses filets.
Jusqu'à ce qu'il ronge peu à peu le temps.
Et à l'avant-dernière minute
d'un retourné fatal arrivant de nulle part
il nous a foudroyés d'un but.
Soudain la pluie.
La banlieue s'est remplie de pépins et d'impers.
Aux cieux le bâillement de la gueule du Lion
avant l'échange des maillots dans les vestiaires
bien vite, avec les joueurs fantômes de l'Achéron.
LE POÈTE ET LA MUSE
(Comédie en deux farces)
L'éclat qui scintille dans la voilure azurée du mythe, lorsqu'il chuta dans les eaux ébloui par l'astre de l'amertume, voyant son avenir sombrer au fond du labyrinthe — tandis que Demain vogue insouciant au large en comptant les oiseaux de la Méditerranée.
— Embarras d'Égée.
Archipel étincelant, parmi les chèvres blanchâtres des vagues où il fut laissé et sont restées des rangées de corps, surnageant, dessinant de leurs aiguilles, sur la courbe d'un bras du Poséidon de bronze, le capricorne des mers.
— Le chien de l'hiver.
Il couvre la brûlure de Nìsyros et l'escarpé carnivore de Théra ; avec éponges trouées, passions à carapaces, poissons de surface grillés à l'huile et à la parole sur les brûlantes lèvres des néréides, crevasses abyssales, astrales, sur les idiomes des poissons parleurs.
— Voici Apollyon, le croisé destructeur :
Mots de pierre en un catalogue humide, assemblages bizarres qui rafraîchissent la langue (fleuves dédaléens peut-être, crêtes d'oiseaux grecs), du temps que la parole tenait encore de l'écritoire.
— Les poètes s'apaisent dans le dérisoire.
*
...allais-je dire, et c'est là qu'égaré j'ai cessé ma déclamation.
*
— Enfin, tu n'as rien compris ? a dit la Muse, rectifiant dans le miroir son maquillage profond :
Tu n'as donc pas compris ? La ceinture d'Hippolyte
est l'île rose qu'Elỳtis apprit vite,
tandis que «le barreur de la foudre» n'était rien
vendu par Sefèris, qu'un masque ancien
lorsque dans son esprit, blême, fut apparu
le comte Solomos, ivre, la voix aiguë
et le dernier maillon de la chaîne, c'est Rìtsos
et Engonòpoulos, et Embirìkos !
Elle boutonna sa robe, tira ses bas et poursuivit avec dédain :
Lâche la barre et prends les rames,
les vers ne m'élèvent plus l'âme ;
je m'amuse davantage en prose.
Écris donc, et oublie la pose...
Et commençant à te débattre, funambule
parmi les définitions, les notules
sache qu'à mes yeux peu à peu tu t'effaces
comme l'union des Grecs telle que Cavàfis la retrace.
Mais suffit ! Levons l'ancre !
Que l'avenir pour toi dès le matin trempe dans l'encre.
Tu me gagneras aux cartes, c'est tout, ici ou là.
Tu m'enverras injures et chocolats
par tes baisers de verre voulant me suborner.
Ah oui !
Un nouveau nom, Kalokỳris, t'est donné.
LE DEMAIN DE LA NUIT
1
Comme tu aurais pu penser
que notre monde se compose
de livres à l'infini
et puis comprendre que les livres sont des paroles,
les paroles des musiques et leurs sons des couleurs
et leurs nuances des lueurs,
que nous vivons dans un endroit illuminé où tout
est Autre Chose et où nous sommes
tous l'un pour l'autre une bizarre
boîte vide
que l'on nous offre en rêve et nous nous réveillons
sans savoir exactement à quoi sert
ce cadeau bariolé
mais tout de suite nous comprenons
que le monde est entier
— je t'écris, simplement, pour un baiser de papier.
2
Chaque fois que tu explores un autre âge
c'est comme si pour la première fois tu voyais
les plans du labyrinthe
marquant à l'encre et au charbon le fil
et le niveau des terres de la vie.
Une telle technique permet à l'homme de tromper la mort.
L'art est une façon
de modifier en nous la marche des choses.
Ilion ne fut pas prise par des chars ou des machines
mais par une boîte en bois aux formes de cheval
— fabriquée par des Grecs en plus.
3
À chaque printemps je te vois fleurir
et du regard embrasser l'herbe
qui verdit,
les eaux éclairant la mer
qui s'ouvre devant toi
et toucher du doigt les mots
car c'est par le toucher que s'embrasent, comme les allumettes,
les nobles sentiments.
Si bien que le mécanisme du monde
est plutôt simple :
Pour voir l'obscurité il suffit de fermer les yeux.
Mais le demain de la nuit, Ariane, c'est la lumière.
ÉPILOGUE À LA LUMIÈRE
(Remix)
Tu distingues à peine un petit nuage furieux
dans une fissure du ciel :
ici fleurirent d'abord tes ailes de cire
visant en vain le carquois du soleil ;
ici tremblota dans l'eau le nombril de la terre
ici de Déméter les flancs s'allumèrent
ici fut dénouée de Bérénice l'opulente chevelure
se redressa de Perséphone la poitrine obscure
ici se contracta le vagin lunaire tandis
qu'elle se donnait dans la Mer de la Tranquillité.
Tout cela nous l'avons vu miroiter à peine
comme l'aboutissement inattendu des sens.
Tu caches des séismes des êtres véhéments
des armées hétérodoxes avec lances et drapeaux :
Myrmidon de la nuit.
Au fond la concentrique propontide
a touché de son sang le piège des cieux perfides
dessinant des corps aux formes noires
de vases brisés
— la honte des Argiens, des Danaens la peur —
qui ancraient leur lueur
au gouvernail de la lumière.
Le passé du paysage :
un atlas intégral
mais superflu insupportablement.
CAS DE MALADIE
Affaissement
L'avantage du troisième âge, c'est qu'on n'est plus obligé de se lever quand on a debout à côté de soi un connard de vieux.
Prise de risque
Tandis que la politique se définit comme l'art du possible, l'Art pratique la politique de l'impossible.
Mémorandum
Depuis ma naissance je m'efforce de mémoriser mes mémoires.
Parcours
Dans la vie on commence poète
on termine prosateur
(Inédits)
Né en 1948, Dimìtris Kalokỳris a publié une trentaine d'ouvrages (fictions brèves, essais, poésie), traduit Prévert, Garcia Lorca et Borges, dirigé des revues, exposé des collages. Poète prolifique à ses débuts, dans la mouvance post-surréaliste (il vénère Embirìkos), il a réduit sa production dans ce domaine, sans pour autant changer de cap : conservant les audaces du surréalisme, il y ajoute une dose de borgesisme, partageant avec l'Argentin l'érudition, le goût du fantastique, l'ironie, l'humour. On a dit de lui qu' «il mélange les pages de l'encyclopédie comme on bat les cartes», dans un mouvement perpétuel de construction et de brouillage des pistes. Car le monde, pour Kalokỳris, est un labyrinthe et une énigme éternelle, qu'il contemple en vieux sage et en enfant émerveillé avec un sourire énigmatique lui aussi.
Dimìtris Kalokỳris |