MISE AU MONDE
Mon habitude : mûrir dans mon tiroir
comme l'embryon dans la matrice
avant la soif d'oxygène
je respire les eaux
de mon sac amniotique
je me nourris de mes chairs
j'engloutis les laideurs
les kilos superflus
jusqu'à ce que ma vue
se délecte dans le miroir
de ma coquetterie
je me forme dans l'obscurité
prêt pour naître à la lumière
de tes yeux
CRESCENDO
C'est le danger qui m'entraîne en toi et ces replis de ton corps chemins qui mènent à la démence
tes jambes rivières et leur source noire miroir qui sans arrêt m'attire vers mes premières eaux
et ta jupe en tombant délivre des oiseaux le grenier à blé brille baignant dans la fraîcheur le lit se remplit de grains pour nourrir les bêtes affamées
bêtes sauvages qui gémissent de détresse et cherchent nourriture pour la soif et veulent dans ta ravine monter sur les hauteurs se fracasser dans tes profondeurs
toi impétueuse plantant ton talon gauche dans mes côtes sur le dos tu bois la furie pour que ta bouche s'emplisse d'immensité
et ma langue brebis vorace broute les herbes et la peau dessous s'exaspère des souffles profonds partout nous entourent
ce n'est pas le danger qui me fond en toi mais de ta beauté la terreur
LE PONT DE LA POÉSIE
J'ai lutté des années entières
pour fabriquer ce poème
toute la nuit j'écrivais
ce démon au petit matin
mangeait les mots
puis un beau jour sonne à ma porte
un oiseau tout blanc
si tu n'y emmures pas quelqu'un
le poème ne tient pas
n'y emmure pas un critique
ou un lecteur subtil
mais de l'inspiration sauvage
la fille si belle
qui vient mettre le feu
puis repart en laissant
au maître maçon un tas
de débris brûlés à retaper
puis il a disparu
et moi je suis resté sans voix
à contempler le papier
arche de pont profonde
où étincelait provocante
la bague
POÈTE PRÉSOMPTIF
Les poèmes que j'ai écrits
me pourchassent de leurs infirmités
les poèmes que je n'ai pas écrits
me pourchassent de leur aphasie
ma tête est mise à prix
et pour sauver ma peau
j'écris encore
(Le terrorisme de la beauté)
L'HYDRE DE LERNE
La nuit elle se réveille en moi
et sort ses têtes
des trous de mon corps
à l'aurore je coupe l'une d'elles
qui vole partout en écumant
mais le cou le lendemain
repousse bicéphale
depuis des années je me bats
encerclé par les têtes
les unes coupées les autres intactes
qui me menacent obstinément
insectes aux soins intensifs
ignorant j'oublie de brûler
chaque tête une fois coupée
LES DISPARUS
Parfois tard dans la nuit
en plein sommeil j'entends la rageuse
sonnerie du téléphone je bondis
à l'autre bout personne
dans mon trouble enfant énervé
je mets en pièces l'appareil
et déchiquète les câbles
entre le revêtement et le fil
entre les fibres de ce fil
dans l'écouteur ou sous le cadran
pelotonnées comme des vieilles
les voix perdues
ternissent dans des miroirs de solitude
voix diverses sensuelles humides haletantes
chuchotis pleurs hurlements
voix obstinées parfois obscènes
joyeuses et capiteuses ou bien désespérées
engourdies mais vivantes
l'absence des disparus toute crachée
LA BATAILLE
Chaque matin quand j'entre dans mon bureau
je vois par terre des livres déchirés
la bibliothèque sens dessus dessous
dans les rayons j'entends des gémissements
tandis que là-haut certains volumes
au sourire triomphant semblent contents d'eux
jusqu'au jour où jouant les malades
j'annonce que je vais dormir tout de suite
et me glisse derrière la porte
alors je vois les divers livres
se battre sauvagement
s'efforçant avec rage de garder
une place dans la bibliothèque
ils ont lutté page après page
lâchant injures et jurons
leurs cris de guerre emplissant l'espace
peu d'entre eux semblaient invincibles
certains paraissaient gagner
leur place au moins provisoire
mais la plupart s'évaporaient
et grièvement blessés
ou bien morts s'effondraient
LE BLOUSON DE CUIR
J'ouvre l'armoire et je choisis
ce que j'ai de plus chaud — froid mordant dehors —
mon blouson de cuir bien-aimé
dès l'instant où je l'enfile
mes manches deviennent des bras
des pattes plutôt leurs griffes pointues
m'agrippent la poitrine
je sens sur mon dos
le corps d'un félin
qui me coupe le souffle
il me serre lentement
— j'entends mes os craquer —
et pourtant
au fin fond de la terreur
je vois descendre
des cordes des échelles de pardon
dès que me griffe
du cou jusqu'aux fesses
et sans pitié me déchire
la panthère noire
PLONGÉE
À Àlkistis
Aujourd'hui je suis allé
promener ma fille au parc
la tenant par la main je marchais
dans l'aire de jeux entre les balançoires
les toboggans les barres
et là que s'est-il passé
pour que ma fille devienne ma mère et moi
l'enfant qui agrippait
sa jupe et tremblait
qu'elle ne s'en aille que je la perde
jamais je n'ai compris lecteur
mais je tremblais cerf pris au piège
dans une telle angoisse
que pour faire galoper le temps
pour échapper à la terreur
je suis devenu vieillard
et ma fille près de moi femme désormais
me tenait par le bras
me promenant au parc
vieux impotent
et la terreur de l'enfant
m'a passé il est vrai
car là où j'arrivais
je n'avais plus rien à perdre
alors je suis saisi d'une terreur plus grande encore
— car je n'avais plus rien à perdre —
d'une terreur si grande lecteur
si grande et lourde que je glisse
échappant à la main de ma fille
et je sombre
je sombre dans la végétation
du parc toute verte
HALLUCINATION
à la mémoire de Mìltos Sakhtoùris
Lorsque les héritiers
ont épinglé sans scrupules
sur ma poitrine l'affiche de vente
(sans orthographe en plus)
se déchaussant de ses fondations
la maison avec tous ses meubles
s'est envolée dans le ciel
reprenant vie alors le coq
égorgé la crête pourpre
a rassemblé son sang
parti aux quatre coins
puis agitant les ailes il a suivi
la maison volante
c'était le Lundi Pur
des cerfs-volants montaient sans cesse
et un enfant d'immigrés
sans domicile et mourant de faim
s'est réveillé en sursaut
allongé sur le banc de la place
j'ai perdu la tête s'est-il dit
sinon comment pourrais-je voir
des maisons des coqs
entre les cerfs-volants
les paupières lourdes se refermant
il s'est rendormi
la maison alors s'est posée dans le sommeil de l'enfant
et le coq dans la marmite de la maison
l'enfant s'est réveillé dans son rêve
il refusait de quitter la maison
et sans arrêt mangeait la chair du coq
sans qu'elle s'épuise jamais
(Insectes aux soins intensifs)
LE PREMIER CADEAU
Nous sommes nés au même instant
la même sage-femme t'a posé
sur mon corps en cadeau
jamais je ne te quittais
je te lavais te nourrissais
te faisais jouer te caressant
même si tu griffais ma chair
mes vinyles mes livres mes papiers
comme si j'héritais de toi
à condition d'être liés à vie
même si je voyais parfois en toi
un animal qui dérange
tu étais pour moi si familier
ton ronronnement était pour moi
tellement irrésistible
que je ne remarquais pas moi l'ignorant
ta griffe en train de pousser
PORTRAIT D'UN CORPS II
Mûre ?
Je te désirais passionnément
et toi tu résistais dressant
les murs de tes dessous
*
Miroir
À la source de tes jambes
un chacal blond se mire
gueule ouverte assoiffée
*
Détonation
Ton sexe fume
capsule éclatée dans ma main
*
Proie
Je veux que toujours tu me regardes
comme une louve qui a survécu
seule dans la bise pendant des semaines
et descend affamée vers la ville
LE BOCAL
à Christòphoros Liondàkis
Je regarde autour de moi
poisson sorti du bocal
le monde indéchiffrable
la frontière est de verre
comment l'être fragile peut-il
se rassurer lorsque partout le guettent
mains et cailloux
mais moi je me laisse abuser
par la sécurité de l'eau
coexistant avec l'autre monde
même s'il éveille en moi
la terreur de l'air
dès que trompeur il m'enlace
me serrant trompeur
me serrant toujours plus
de quoi soudain briser le verre
L'ACCOMPAGNATEUR
Il me suit presque obstinément
sans me demander
se prend dans mes pieds sans rien dire
tantôt devant moi tantôt derrière
tantôt surgissant de côté
parfois il m'exaspère
mais dès qu'il disparaît
je ne vis plus qu'à moitié
jusqu'au jour où tandis que je marchais
il se décolle de mes pieds
et par terre il s'immobilise
je le voyais pour la première fois détaché
gisant paisible
j'ai senti aussitôt quelque chose qui manque
je me regarde me tâte
mais je n'ai pas de corps
je suis une ombre
et l'ombre sur le sol
mon corps
PIÈCES DE MONNAIE
Père ai-je crié
que vas-tu faire là-haut tu vas tomber
couché plus haut que le lit dans le vide
les yeux ouverts fixant le plafond
ses mains fouillant ses poches
n'aie pas peur me dit-il
que veux-tu désormais
les jours me pèsent j'en ai assez
il a ravalé ses mots l'air sombre
mais soudain son visage s'éclaire
et comme lorsque j'étais enfant
ne me retarde pas
il me gronde tendrement
je n'ai plus le temps
il s'est tu a continué tranquille
à fouiller obstinément ses poches
puis dans son égarement
m'a empoigné le bras
mon fils il ne me reste rien
aurais-tu des pièces pour le péage
(Instantanés du corps)
Stàthis Koutsoùnis, né en 1959 dans le Péloponnèse, a étudié le droit, les lettres et la musique classique. Également critique et essayiste, il a publié jusqu'ici six recueils de poèmes, dont les trois derniers — Le terrorisme de la beauté (2004), Insectes aux soins intensifs (2008) et Instantanés du corps (2014) — sont représentés ici.
Koutsoùnis pratique une poésie volontiers narrative, où s'invite souvent la vie quotidienne, où le héros du poème peut être une paire de chaussures, un frigo, un blouson de cuir, une corbeille à papiers — un peu comme chez Dimoula ou Papadàki première période. Mais le quotidien aussitôt dérape vers le fantastique et la terreur. Le monde selon Koutsoùnis est dangereux et cruel, envahi par la culpabilité, peuplé d'animaux et de monstres — on pense parfois aux cauchemars de Sakhtoùris. Le narrateur, poursuivi par son double, son ombre, ne trouve l'apaisement, semble-t-il, que dans l'érotisme, le temps d'un beau poème amoureux. Mais jusque dans ces moments d'oubli, la langue du poète reste concise et nue, limpide, d'une netteté quasi chirurgicale — ce qui n'empêche pas l'émotion, au contraire.
Stàthis Koutsoùnis |