Stàthis KOUTSOÙNIS



MISE AU MONDE


Mon habitude : mûrir dans mon tiroir

comme l'embryon dans la matrice


avant la soif d'oxygène

je respire les eaux

de mon sac amniotique


je me nourris de mes chairs

j'engloutis les laideurs

les kilos superflus

jusqu'à ce que ma vue

se délecte dans le miroir

de ma coquetterie


je me forme dans l'obscurité


prêt pour naître à la lumière

de tes yeux






CRESCENDO


C'est le danger qui m'entraîne en toi et ces replis de ton corps chemins qui mènent à la démence

tes jambes rivières et leur source noire miroir qui sans arrêt m'attire vers mes premières eaux

et ta jupe en tombant délivre des oiseaux le grenier à blé brille baignant dans la fraîcheur     le lit se remplit de grains pour nourrir les bêtes affamées

bêtes sauvages qui gémissent de détresse et cherchent nourriture pour la soif et veulent dans ta ravine monter sur les hauteurs se fracasser dans tes profondeurs

toi impétueuse plantant ton talon gauche dans mes côtes sur le dos tu bois la furie     pour que ta bouche s'emplisse d'immensité

et ma langue brebis vorace broute les herbes et la peau dessous s'exaspère     des souffles profonds partout nous entourent


ce n'est pas le danger qui me fond en toi mais de ta beauté la terreur






LE PONT DE LA POÉSIE


J'ai lutté des années entières

pour fabriquer ce poème


toute la nuit j'écrivais

ce démon au petit matin

mangeait les mots


puis un beau jour sonne à ma porte

un oiseau tout blanc


si tu n'y emmures pas quelqu'un

le poème ne tient pas

n'y emmure pas un critique

ou un lecteur subtil


mais de l'inspiration sauvage

la fille si belle

qui vient mettre le feu

puis repart en laissant

au maître maçon un tas

de débris brûlés à retaper


puis il a disparu


et moi je suis resté sans voix

à contempler le papier

arche de pont profonde

où étincelait provocante

la bague






POÈTE PRÉSOMPTIF


Les poèmes que j'ai écrits

me pourchassent de leurs infirmités

les poèmes que je n'ai pas écrits

me pourchassent de leur aphasie

ma tête est mise à prix

et pour sauver ma peau


j'écris encore


(Le terrorisme de la beauté)






L'HYDRE DE LERNE


La nuit elle se réveille en moi

et sort ses têtes

des trous de mon corps

à l'aurore je coupe l'une d'elles

qui vole partout en écumant

mais le cou le lendemain

repousse bicéphale


depuis des années je me bats

encerclé par les têtes

les unes coupées les autres intactes

qui me menacent obstinément

insectes aux soins intensifs


ignorant j'oublie de brûler

chaque tête une fois coupée






LES DISPARUS


Parfois tard dans la nuit

en plein sommeil j'entends la rageuse

sonnerie du téléphone je bondis

à l'autre bout personne


dans mon trouble enfant énervé

je mets en pièces l'appareil

et déchiquète les câbles


entre le revêtement et le fil

entre les fibres de ce fil

dans l'écouteur ou sous le cadran

pelotonnées comme des vieilles

les voix perdues

ternissent dans des miroirs de solitude


voix diverses     sensuelles humides haletantes

chuchotis pleurs hurlements

voix obstinées parfois obscènes

joyeuses et capiteuses ou bien désespérées

engourdies mais vivantes


l'absence des disparus toute crachée






LA BATAILLE


Chaque matin quand j'entre dans mon bureau

je vois par terre des livres déchirés

la bibliothèque sens dessus dessous

dans les rayons j'entends des gémissements

tandis que là-haut certains volumes

au sourire triomphant semblent contents d'eux


jusqu'au jour où jouant les malades

j'annonce que je vais dormir tout de suite

et me glisse derrière la porte


alors je vois les divers livres

se battre sauvagement

s'efforçant avec rage de garder

une place dans la bibliothèque

ils ont lutté page après page

lâchant injures et jurons

leurs cris de guerre emplissant l'espace


peu d'entre eux semblaient invincibles

certains paraissaient gagner

leur place au moins provisoire

mais la plupart s'évaporaient

et grièvement blessés

ou bien morts s'effondraient






LE BLOUSON DE CUIR


J'ouvre l'armoire et je choisis

ce que j'ai de plus chaud — froid mordant dehors —

mon blouson de cuir bien-aimé


dès l'instant où je l'enfile

mes manches deviennent des bras

des pattes plutôt leurs griffes pointues

m'agrippent la poitrine

je sens sur mon dos

le corps d'un félin

qui me coupe le souffle


il me serre lentement

— j'entends mes os craquer —

et pourtant

au fin fond de la terreur

je vois descendre

des cordes des échelles de pardon

dès que me griffe

du cou jusqu'aux fesses

et sans pitié me déchire


la panthère noire






PLONGÉE

À Àlkistis


Aujourd'hui je suis allé

promener ma fille au parc

la tenant par la main je marchais

dans l'aire de jeux entre les balançoires

les toboggans les barres


et là que s'est-il passé

pour que ma fille devienne ma mère et moi

l'enfant qui agrippait

sa jupe et tremblait

qu'elle ne s'en aille que je la perde

jamais je n'ai compris lecteur


mais je tremblais cerf pris au piège

dans une telle angoisse

que pour faire galoper le temps

pour échapper à la terreur

je suis devenu vieillard

et ma fille près de moi femme désormais

me tenait par le bras

me promenant au parc

vieux impotent


et la terreur de l'enfant

m'a passé il est vrai

car là où j'arrivais

je n'avais plus rien à perdre


alors je suis saisi d'une terreur plus grande encore

— car je n'avais plus rien à perdre —

d'une terreur si grande lecteur

si grande et lourde que je glisse

échappant à la main de ma fille

et je sombre

je sombre dans la végétation

du parc toute verte






HALLUCINATION

à la mémoire de Mìltos Sakhtoùris


Lorsque les héritiers

ont épinglé sans scrupules

sur ma poitrine l'affiche de vente

(sans orthographe en plus)

se déchaussant de ses fondations

la maison avec tous ses meubles

s'est envolée dans le ciel


reprenant vie alors le coq

égorgé la crête pourpre

a rassemblé son sang

parti aux quatre coins

puis agitant les ailes il a suivi

la maison volante


c'était le Lundi Pur

des cerfs-volants montaient sans cesse

et un enfant d'immigrés

sans domicile et mourant de faim

s'est réveillé en sursaut

allongé sur le banc de la place


j'ai perdu la tête s'est-il dit

sinon comment pourrais-je voir

des maisons des coqs

entre les cerfs-volants


les paupières lourdes se refermant

il s'est rendormi


la maison alors s'est posée dans le sommeil de l'enfant

et le coq dans la marmite de la maison

l'enfant s'est réveillé dans son rêve

il refusait de quitter la maison

et sans arrêt mangeait la chair du coq

sans qu'elle s'épuise jamais


(Insectes aux soins intensifs)






LE PREMIER CADEAU


Nous sommes nés au même instant

la même sage-femme t'a posé

sur mon corps en cadeau


jamais je ne te quittais

je te lavais te nourrissais

te faisais jouer te caressant

même si tu griffais ma chair

mes vinyles mes livres mes papiers


comme si j'héritais de toi

à condition d'être liés à vie


même si je voyais parfois en toi

un animal qui dérange

tu étais pour moi si familier

ton ronronnement était pour moi

tellement irrésistible

que je ne remarquais pas moi l'ignorant


ta griffe en train de pousser






PORTRAIT D'UN CORPS II


Mûre ?


Je te désirais passionnément

et toi tu résistais dressant


les murs de tes dessous


*


Miroir


À la source de tes jambes

un chacal blond se mire

gueule ouverte assoiffée


*


Détonation


Ton sexe fume

capsule éclatée dans ma main


*


Proie


Je veux que toujours tu me regardes

comme une louve qui a survécu

seule dans la bise pendant des semaines

et descend affamée vers la ville






LE BOCAL

à Christòphoros Liondàkis


Je regarde autour de moi

poisson sorti du bocal


le monde indéchiffrable

la frontière est de verre

comment l'être fragile peut-il

se rassurer lorsque partout le guettent

mains et cailloux


mais moi je me laisse abuser

par la sécurité de l'eau

coexistant avec l'autre monde

même s'il éveille en moi

la terreur de l'air

dès que trompeur il m'enlace


me serrant trompeur

me serrant toujours plus

de quoi soudain briser le verre






L'ACCOMPAGNATEUR


Il me suit presque obstinément

sans me demander

se prend dans mes pieds sans rien dire

tantôt devant moi tantôt derrière

tantôt surgissant de côté

parfois il m'exaspère

mais dès qu'il disparaît

je ne vis plus qu'à moitié


jusqu'au jour où tandis que je marchais

il se décolle de mes pieds

et par terre il s'immobilise


je le voyais pour la première fois détaché

gisant paisible

j'ai senti aussitôt quelque chose qui manque

je me regarde me tâte

mais je n'ai pas de corps

je suis une ombre

et l'ombre sur le sol


mon corps






PIÈCES DE MONNAIE


Père ai-je crié

que vas-tu faire là-haut tu vas tomber


couché plus haut que le lit dans le vide

les yeux ouverts fixant le plafond

ses mains fouillant ses poches


n'aie pas peur me dit-il

que veux-tu désormais

les jours me pèsent j'en ai assez


il a ravalé ses mots l'air sombre

mais soudain son visage s'éclaire

et comme lorsque j'étais enfant

ne me retarde pas

il me gronde tendrement

je n'ai plus le temps


il s'est tu a continué tranquille

à fouiller obstinément ses poches

puis dans son égarement

m'a empoigné le bras


mon fils il ne me reste rien

aurais-tu des pièces pour le péage


(Instantanés du corps)



*


Stàthis Koutsoùnis, né en 1959 dans le Péloponnèse, a étudié le droit, les lettres et la musique classique. Également critique et essayiste, il a publié jusqu'ici six recueils de poèmes, dont les trois derniers — Le terrorisme de la beauté (2004), Insectes aux soins intensifs (2008) et Instantanés du corps (2014) — sont représentés ici.

Koutsoùnis pratique une poésie volontiers narrative, où s'invite souvent la vie quotidienne, où le héros du poème peut être une paire de chaussures, un frigo, un blouson de cuir, une corbeille à papiers — un peu comme chez Dimoula ou Papadàki première période. Mais le quotidien aussitôt dérape vers le fantastique et la terreur. Le monde selon Koutsoùnis est dangereux et cruel, envahi par la culpabilité, peuplé d'animaux et de monstres — on pense parfois aux cauchemars de Sakhtoùris. Le narrateur, poursuivi par son double, son ombre, ne trouve l'apaisement, semble-t-il, que dans l'érotisme, le temps d'un beau poème amoureux. Mais jusque dans ces moments d'oubli, la langue du poète reste concise et nue, limpide, d'une netteté quasi chirurgicale — ce qui n'empêche pas l'émotion, au contraire.



Stàthis Koutsoùnis
Stàthis Koutsoùnis

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