Yànnis ANTIÒKHOU



TAROT


Avec sa tête en papier

Et sa queue

Il se traîne dans les cartons de l'appartement

Tenant le désir à distance


Il lui fait face déboutonné dans son lit

Il veut le marquer avec des mots

Dire l'histoire sa chair

Mais ni vivant ni mort


Ouvrant une doublure rouge

Il étale ses terribles tarots

S'efforçant de lire l'avenir


Toute une vie de signes

Et de peintures archétypes


Il a déjà deviné

La strate de la mort


Mort lente

Un martyre comme le plaisir

Crucifiée avec Soleil et Lune

Assujettie au Pendu

Mort secrète

Irréfléchie comme l'amour


Et la nuit rassemble les nuages

Infime elle aussi dans la bougie que multiplie le miroir

Pour que la pluie hume le corps là debout

Qu'elle accentue la pulsation

En élevant les mains

Et le balancement qu'elle désire entre ses bras


Qu'elle change en boue la poussière du corps avec sa langue

Une fois de plus essayant

Le désastre par elle tant désiré

Jamais atteint


Oh ! Entre malentendu et murmure du silence, quelle ressemblance ?


Et il penche

Il penche de plus en plus dans ces bras

Prêt à s'écraser du haut du sommet du monde

À demi conscient et divaguant

Connaissant mieux les ombres et les nuits

Depuis tant d'années rompu au sommeil artificiel

Bien que se cache derrière l'apparence de son visage ciselé

Tant de lumière dans les ravines près des lèvres

Sinon ce qu'il n'a jamais pensé disant :

La joie de vivre

Pour lui

La biographie du désastre


Les maisons ont tellement grandi

Qu'on n'entend plus la pluie

Attends que j'accroche une tôle sur le balcon, as-tu dit

Et tu as épluché ton ventre

Puis en vitesse l'as coincé contre la fenêtre

Et m'a saisi d'abord l'odeur de la pluie

Puis son bruit monotone

L'eau du neuvième étage dégringolant


Mais ni vivant ni mort

Grinçant rageusement des dents

Tandis que tu t'efforces de résister

Aux griffes du monstre qui se plantent

Dans ta fin programmée


Et l'un vise dans les yeux

Pour que le reconnaisse l'autre

Avant l'inceste des jumeaux

Qui reflétés dans des miroirs

Tombent amoureux de leur similitude.


Le gain ?

Si l'image souhaite sa négation

L'entretien du monde est changé

Par une seule et unique étreinte


Et tandis que l'un des corps dévore l'autre

Couvrant de sang leur coucher

Le pacte d'éternité s'efface

D'une planète qui avance fascinée

Prise au piège de la logique


Et jamais ne manque à personne

Cet amour






Peut-être

Si ne s'étaient pas nichés en lui tout au fond

Dès l'enfance

Dieu

Et le Diable

Tout serait différent

[banal]


***


Peut-être

S'il avait observé avec soin

Les ruines de la ville

Il aurait compris

Qu'en même temps que son déclin

Lui aussi vieillissait

[banal]


***


Sa tristesse n'était pas une douleur

La douleur c'était que son cœur ne scintille plus

Lorsqu'en sueur il touchait

un nuage d'électrons tout nu


Qu'il ne puisse pas même en privé

fendre ses lèvres d'un sourire

[Symptômes de déprime]


***


Il écrivait de grands poèmes-souvenirs

Sur cet instant unique

Que chacun osera vivre

[Avait vécu]


***


Et puisque nul n'assiste

Celui qui de ses mots couvre le soleil

Car ainsi le monde s'emplit d'ombre

Et l'ombre de silence


Quelqu'un peut avoir l'audace

D'ouvrir les yeux

Mais les roses précoces d'une mère

Remplaceront toujours la beauté du monde

[il voulait dire : mais les seins bien fermes d'une mère]


***


La suite est plus ou moins connue

Puant d'avoir été couché

La barbe en bataille sur la peau du cou

Et se frottant les yeux

Il s'évanouira soufflant les cendres hors du bureau


Allongeant les doigts

Il choisira des cachets de chimie du cerveau

Avalant deux ou trois d'entre eux petits et mauves

Et un orange mis à mort


Et de nouveau dans son lit

Il s'ouvrira soumis

[soumis qui ?]

[Le poète]



Dans la diversion du temps humide

La périphrase à l'affût

D'un bond s'installe parmi les mots

Dévastant ce qu'elle désire le plus


La suppression allitérative

De la déclamation la plus nue :


Pardonne-moi mon Dieu

[et il s'est levé pris de vertige

Pour préparer son repas]






L'HOMME SOUTERRAIN


[...] Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe.

Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu.

C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.[...]


Arthur Rimbaud, Enfance, V


Et lorsque les vies roulent

Comme de solides valises

Pleines des affaires du corps

Il y aura là toujours un poète

Avec la lumière de lucifer


J'ai bien des choses à raconter sur l'homme souterrain

Mais je crois que ce qui compte c'est sa violence

Tandis qu'il te dépouille

Serrant la cervicale du corps

Entre ses dents coupantes

Versant ton sang


Et peu avant l'épuisement

Dans le vide

Sans cesse visibles

Des étoiles en feu

Consument le visage que chacun désire voir

Leur lumière non mesurable traçant la carte

De ce qui jamais n'exista


Dans les buissons de leurs rayons

Le corps fait des manières

Et ne pouvant prendre patience

Il s'effondre


Parfois je me demande

Si c'est cela l'expérience de la vie ?

Mais j'ai les rêves

Pour montrer ce que chacun veut vivre


Que je n'oublie pas...


Que je n'oublie pas...


Hier à l'aéroport

En roulant ma solide valise verte

Je me suis arrêté pour saluer le diable


Immense

Tout blond

Les yeux verts dans la lumière


— non pas comme les spécialistes hippogriffes chevelus,

qui moqueusement t'examinent

et te conseillent d'être sociable


Il faisait de nouveau tourner

Dans sa gorge obscure

L'amertume extrême de ma vie


(C'est moi qu'on a déraciné

Pris dans des matelas épineux d'appartements

Comme les cheveux blonds de la Sulamite

Dans les mains de Salomon amoureux


Moi-même je suis un petit homme laid, timide

Peu avant que je me déshabille dans votre chambre obscure

Puis l'étreinte s'empare de chacun

Et la gêne disparaît


Moi-même je suis le voyageur des bus de la cité

Marchant pour plus de sûreté

Sur les bandes blanches séparatrices

Désirant toujours m'en écarter

Je suis ce que tu es aussi

Peut-être un peu plus seul

un peu plus délaissé


Ensuite je ne suis

ce n'est plus

Rien d'autre

Qu'une mort médiocre que sans cesse je dépasse).






GOD ALONE KNOWS


à Damien Hirst

(non je ne le connais pas, mais j'essaierai...)


Quand clignoteront mille fois les newsfeeds annonçant

que le mendiant de lumière

est tombé dans le vide avenue Kifissìas

Depuis la passerelle pour piétons d'Elỳtis

En attendant l'aurore

Alors en des jours qu'éclairent des chandelles

Les caresses des morts

Blêmes se déculotteront

S'allongeant sur votre couche

Pour vous épier


Faites-moi confiance


***


Dans une bulle de magma qui bouillonne

Seront préservées les archives de l'ère anthropocène

Non les hauts bâtiments des métropoles

Ni les exploits technologiques

Mais cannibalisé

Le lobe temporal gauche de mon amant

don gracieux à Damien Hirst

scellé dans le formol d'un bocal transparent

Il complètera le triptyque God alone knows

Et ce ne sera que le débris ensanglanté

d'un acte de désespoir

d'un amant bourgeois

Qui a commis l'erreur d'être avec moi philanthrope

Réduisant du même coup mon immortalité


Faites-moi confiance


***


Dans ce que vous appelez réalité

Vous êtes aussi cruels que les hiérophantes des sacrifices humains

Ruches d'assassins mutuels

Dans la boue de votre existence

Vous pourrissez au cours des siècles

Vous amusant avec vos enfants loqueteux


Faites-moi confiance


***


Le monde ne change pas

Si comme par hasard

Des mains n'osent pas se poser sur d'autres mains

Escaladant les avant-bras

Enveloppant de peau les doigts

Allumant des mèches


Si deux et trois et davantage

N'étreignent pas leur chair

Corps crucifiés d'amants


Si vous ne dites pas tout fort que vous voulez qu'on vous prenne

Gémissant comme des bêtes

Comptant minute après minute

Cette illumination qui palpite

La pointe de l'éjaculation dans l'os sacré


Si vous ne vous penchez pas pour vous cacher dans l'oreiller

de désespoir pour vous mordre les lèvres

Les engrosser à force d'enflure

Tandis que vous accordez

Votre solitude à votre solitude


Si vous ne portez pas les brassards

Aux triangles colorés renversés

Marchant dans les grandes avenues

Tandis que les autres lèvent l'index disant :

Celui-là...


Alors vous ne vivrez jamais

Vous serez des égalités

Des appartements de marbre

Des voitures astiquées

Des théories inapplicables

Des somnambules sanguinaires


Et pour dire la parole essentielle

Votre vie sera toujours poussière

Vous la perdrez ainsi

Tandis que vous tueront

Vos enfants loqueteux

En s'amusant


Faites-moi confiance !


*


Né en 1969, Yànnis Antiòkhou a fait des études de médecine. Auteur de cinq recueils, traducteur de Plath, Hugues, Sexton et Akhmatova, fan de Motörhead, Morrisson et Pattie Smith, il se présente comme l'héritier de ses grands aînés grecs, Elỳtis et Livadìtis en tête, ainsi que de certains poètes anglophones contemporains. L'anthologie Douze jeunes poètes (publie.net, 2010) nous a fait découvrir sa poésie imprégnée de philosophie, de théologie, de théosophie, où l'autobiographie, moins racontée sans doute que fantasmée, nous parvient portée par un déferlement d'images proches du surréalisme. Les poèmes que voici, plus récents, inédits, écrits après un long silence dans un moment de tumulte intérieur, sont plus obscurs, plus volcaniques et torrentiels encore ; pleins de nuits, de ténèbres, de chutes et de douleurs, mais aussi d'étoiles en feu, ils nous emportent dans leurs tourbillons où mort et vie luttent ou s'enlacent et nous insufflent leur inlassable énergie.



Yànnis Antiòkhou
Yànnis Antiòkhou

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