TAROT
Avec sa tête en papier
Et sa queue
Il se traîne dans les cartons de l'appartement
Tenant le désir à distance
Il lui fait face déboutonné dans son lit
Il veut le marquer avec des mots
Dire l'histoire sa chair
Mais ni vivant ni mort
Ouvrant une doublure rouge
Il étale ses terribles tarots
S'efforçant de lire l'avenir
Toute une vie de signes
Et de peintures archétypes
Il a déjà deviné
La strate de la mort
Mort lente
Un martyre comme le plaisir
Crucifiée avec Soleil et Lune
Assujettie au Pendu
Mort secrète
Irréfléchie comme l'amour
Et la nuit rassemble les nuages
Infime elle aussi dans la bougie que multiplie le miroir
Pour que la pluie hume le corps là debout
Qu'elle accentue la pulsation
En élevant les mains
Et le balancement qu'elle désire entre ses bras
Qu'elle change en boue la poussière du corps avec sa langue
Une fois de plus essayant
Le désastre par elle tant désiré
Jamais atteint
Oh ! Entre malentendu et murmure du silence, quelle ressemblance ?
Et il penche
Il penche de plus en plus dans ces bras
Prêt à s'écraser du haut du sommet du monde
À demi conscient et divaguant
Connaissant mieux les ombres et les nuits
Depuis tant d'années rompu au sommeil artificiel
Bien que se cache derrière l'apparence de son visage ciselé
Tant de lumière dans les ravines près des lèvres
Sinon ce qu'il n'a jamais pensé disant :
La joie de vivre
Pour lui
La biographie du désastre
Les maisons ont tellement grandi
Qu'on n'entend plus la pluie
Attends que j'accroche une tôle sur le balcon, as-tu dit
Et tu as épluché ton ventre
Puis en vitesse l'as coincé contre la fenêtre
Et m'a saisi d'abord l'odeur de la pluie
Puis son bruit monotone
L'eau du neuvième étage dégringolant
Mais ni vivant ni mort
Grinçant rageusement des dents
Tandis que tu t'efforces de résister
Aux griffes du monstre qui se plantent
Dans ta fin programmée
Et l'un vise dans les yeux
Pour que le reconnaisse l'autre
Avant l'inceste des jumeaux
Qui reflétés dans des miroirs
Tombent amoureux de leur similitude.
Le gain ?
Si l'image souhaite sa négation
L'entretien du monde est changé
Par une seule et unique étreinte
Et tandis que l'un des corps dévore l'autre
Couvrant de sang leur coucher
Le pacte d'éternité s'efface
D'une planète qui avance fascinée
Prise au piège de la logique
Et jamais ne manque à personne
Cet amour
Peut-être
Si ne s'étaient pas nichés en lui tout au fond
Dès l'enfance
Dieu
Et le Diable
Tout serait différent
[banal]
***
Peut-être
S'il avait observé avec soin
Les ruines de la ville
Il aurait compris
Qu'en même temps que son déclin
Lui aussi vieillissait
[banal]
***
Sa tristesse n'était pas une douleur
La douleur c'était que son cœur ne scintille plus
Lorsqu'en sueur il touchait
un nuage d'électrons tout nu
Qu'il ne puisse pas même en privé
fendre ses lèvres d'un sourire
[Symptômes de déprime]
***
Il écrivait de grands poèmes-souvenirs
Sur cet instant unique
Que chacun osera vivre
[Avait vécu]
***
Et puisque nul n'assiste
Celui qui de ses mots couvre le soleil
Car ainsi le monde s'emplit d'ombre
Et l'ombre de silence
Quelqu'un peut avoir l'audace
D'ouvrir les yeux
Mais les roses précoces d'une mère
Remplaceront toujours la beauté du monde
[il voulait dire : mais les seins bien fermes d'une mère]
***
La suite est plus ou moins connue
Puant d'avoir été couché
La barbe en bataille sur la peau du cou
Et se frottant les yeux
Il s'évanouira soufflant les cendres hors du bureau
Allongeant les doigts
Il choisira des cachets de chimie du cerveau
Avalant deux ou trois d'entre eux petits et mauves
Et un orange mis à mort
Et de nouveau dans son lit
Il s'ouvrira soumis
[soumis qui ?]
[Le poète]
Dans la diversion du temps humide
La périphrase à l'affût
D'un bond s'installe parmi les mots
Dévastant ce qu'elle désire le plus
La suppression allitérative
De la déclamation la plus nue :
Pardonne-moi mon Dieu
[et il s'est levé pris de vertige
Pour préparer son repas]
L'HOMME SOUTERRAIN
[...] Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe.
Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu.
C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.[...]
Arthur Rimbaud, Enfance, V
Et lorsque les vies roulent
Comme de solides valises
Pleines des affaires du corps
Il y aura là toujours un poète
Avec la lumière de lucifer
J'ai bien des choses à raconter sur l'homme souterrain
Mais je crois que ce qui compte c'est sa violence
Tandis qu'il te dépouille
Serrant la cervicale du corps
Entre ses dents coupantes
Versant ton sang
Et peu avant l'épuisement
Dans le vide
Sans cesse visibles
Des étoiles en feu
Consument le visage que chacun désire voir
Leur lumière non mesurable traçant la carte
De ce qui jamais n'exista
Dans les buissons de leurs rayons
Le corps fait des manières
Et ne pouvant prendre patience
Il s'effondre
Parfois je me demande
Si c'est cela l'expérience de la vie ?
Mais j'ai les rêves
Pour montrer ce que chacun veut vivre
Que je n'oublie pas...
Que je n'oublie pas...
Hier à l'aéroport
En roulant ma solide valise verte
Je me suis arrêté pour saluer le diable
Immense
Tout blond
Les yeux verts dans la lumière
— non pas comme les spécialistes hippogriffes chevelus,
qui moqueusement t'examinent
et te conseillent d'être sociable
Il faisait de nouveau tourner
Dans sa gorge obscure
L'amertume extrême de ma vie
(C'est moi qu'on a déraciné
Pris dans des matelas épineux d'appartements
Comme les cheveux blonds de la Sulamite
Dans les mains de Salomon amoureux
Moi-même je suis un petit homme laid, timide
Peu avant que je me déshabille dans votre chambre obscure
Puis l'étreinte s'empare de chacun
Et la gêne disparaît
Moi-même je suis le voyageur des bus de la cité
Marchant pour plus de sûreté
Sur les bandes blanches séparatrices
Désirant toujours m'en écarter
Je suis ce que tu es aussi
Peut-être un peu plus seul
un peu plus délaissé
Ensuite je ne suis
ce n'est plus
Rien d'autre
Qu'une mort médiocre que sans cesse je dépasse).
GOD ALONE KNOWS
à Damien Hirst
(non je ne le connais pas, mais j'essaierai...)
Quand clignoteront mille fois les newsfeeds annonçant
que le mendiant de lumière
est tombé dans le vide avenue Kifissìas
Depuis la passerelle pour piétons d'Elỳtis
En attendant l'aurore
Alors en des jours qu'éclairent des chandelles
Les caresses des morts
Blêmes se déculotteront
S'allongeant sur votre couche
Pour vous épier
Faites-moi confiance
***
Dans une bulle de magma qui bouillonne
Seront préservées les archives de l'ère anthropocène
Non les hauts bâtiments des métropoles
Ni les exploits technologiques
Mais cannibalisé
Le lobe temporal gauche de mon amant
don gracieux à Damien Hirst
scellé dans le formol d'un bocal transparent
Il complètera le triptyque God alone knows
Et ce ne sera que le débris ensanglanté
d'un acte de désespoir
d'un amant bourgeois
Qui a commis l'erreur d'être avec moi philanthrope
Réduisant du même coup mon immortalité
Faites-moi confiance
***
Dans ce que vous appelez réalité
Vous êtes aussi cruels que les hiérophantes des sacrifices humains
Ruches d'assassins mutuels
Dans la boue de votre existence
Vous pourrissez au cours des siècles
Vous amusant avec vos enfants loqueteux
Faites-moi confiance
***
Le monde ne change pas
Si comme par hasard
Des mains n'osent pas se poser sur d'autres mains
Escaladant les avant-bras
Enveloppant de peau les doigts
Allumant des mèches
Si deux et trois et davantage
N'étreignent pas leur chair
Corps crucifiés d'amants
Si vous ne dites pas tout fort que vous voulez qu'on vous prenne
Gémissant comme des bêtes
Comptant minute après minute
Cette illumination qui palpite
La pointe de l'éjaculation dans l'os sacré
Si vous ne vous penchez pas pour vous cacher dans l'oreiller
de désespoir pour vous mordre les lèvres
Les engrosser à force d'enflure
Tandis que vous accordez
Votre solitude à votre solitude
Si vous ne portez pas les brassards
Aux triangles colorés renversés
Marchant dans les grandes avenues
Tandis que les autres lèvent l'index disant :
Celui-là...
Alors vous ne vivrez jamais
Vous serez des égalités
Des appartements de marbre
Des voitures astiquées
Des théories inapplicables
Des somnambules sanguinaires
Et pour dire la parole essentielle
Votre vie sera toujours poussière
Vous la perdrez ainsi
Tandis que vous tueront
Vos enfants loqueteux
En s'amusant
Faites-moi confiance !
Né en 1969, Yànnis Antiòkhou a fait des études de médecine. Auteur de cinq recueils, traducteur de Plath, Hugues, Sexton et Akhmatova, fan de Motörhead, Morrisson et Pattie Smith, il se présente comme l'héritier de ses grands aînés grecs, Elỳtis et Livadìtis en tête, ainsi que de certains poètes anglophones contemporains. L'anthologie Douze jeunes poètes (publie.net, 2010) nous a fait découvrir sa poésie imprégnée de philosophie, de théologie, de théosophie, où l'autobiographie, moins racontée sans doute que fantasmée, nous parvient portée par un déferlement d'images proches du surréalisme. Les poèmes que voici, plus récents, inédits, écrits après un long silence dans un moment de tumulte intérieur, sont plus obscurs, plus volcaniques et torrentiels encore ; pleins de nuits, de ténèbres, de chutes et de douleurs, mais aussi d'étoiles en feu, ils nous emportent dans leurs tourbillons où mort et vie luttent ou s'enlacent et nous insufflent leur inlassable énergie.
Yànnis Antiòkhou |