VAGUES INDICES
Derrière l'escalier dehors
un peu d'herbe. Le cheval
blanc (attaché) s'efforce
de la brouter. Il tend la corde
de la pluie. Elle casse. Il pleut à torrents.
Des chiffres courent comme des malades
se cacher dans le cerveau. Ton cou,
humide, ploie sur mon épaule.
Le peintre ne dit rien, il ajoute
seulement un peu d'ocre
à ton regard. Bientôt le paysage
sera métamorphosé en petite ville russe,
avec les sentiments profonds du brouillard
et les lunettes de Tchékhov sur la table
de la cuisine.
FILM
Nous sommes dans une histoire policière.
Un ascenseur d'avant-guerre nous amène
au septième étage de l'action.
Nous entourent menaces et ombres lourdes.
Tu te serres contre moi je t'embrasse.
On nous tire dessus depuis l'escalier — tandis que nous montons
lentement mais sûrement. Les lumières des étages
et le froid créent une ambiance insoutenable
de terreur. Je lis les plaques des bureaux,
hésitant. Petits commerces et bureaux d'avocats
aux plaques métalliques. Venant du troisième
une chanson enrouée de Louis Armstrong.
Le temps a cassé les cadrans il court
dans la descente. Nous montons, nous, dans le bruit
monotone de la poulie et le peu d'oxygène.
Paroles coincées, champ de vision limité
dans ce peu d'espace. Nous montons au ciel.
Dans l'escalier quelqu'un nous poursuit.
Au cinquième, un téléphone sonne.
Le courant est coupé une fraction de seconde.
On s'arrête. Il revient. On repart dans une forte
secousse mentale. Les coups de feu continuent
sporadiques. La bobine tournant, tantôt
le film casse, tantôt la voix gratte. Le son
en général est vieux, des poussières sautillent.
Les plafonds sont bas, les pièces plus mystérieuses
les ombres s'allongent, la fumée des cigarettes
s'épaissit. Pour finir fumée et sentiments
s'emparent de tout. Voyant rouge et stop. L'histoire prendrait fin,
si tu ne me chuchotais à l'oreille : «On recommence».
Le doigt sur le bouton descente-répétition-
routine. En descendant nous voyons la même chose
et les figurants courant vers leurs places.
Ciel assombri, les lumières s'allumaient, il s'est mis à pleuvoir,
un bruit affreux montait des voitures.
Quelqu'un distraitement sifflait le thème du film.
LE POÈME AUX CHEVEUX COUPÉS
Je dors sur des chansons
sur une poudrière, sur
des sables mouvants. Des feuillages
me cachent la vue, mais le feu
couve. Un train jaune
coupe ma pensée en deux, troublant
fortement l'alimentation
électrique du pays.
Le pays ne s'intéresse à rien.
Toute la journée théâtre et parties de jacquet.
Un enfant boit son lait en regardant
la photocopie du jour suivant.
Ma femme essaie de ranger les images
et les brûle à la lumière intense
de son rationalisme.
Je ne sais combien de temps je t'attendrai encore
les yeux sur la montagne en face pour me donner
courage. Les mauvais jours je roule des pierres
dans le précipice. Tes grands doigts
sont déjà dans la chambre.
Je veux que finisse la nuit
avec ses heures étranges, mais le matin
broute encore dans le noir.
Comme elle court la lune
fusée qui vient droit sur nous.
LE VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION
EN RELATION AVEC LA MISE À LA RETRAITE
Elle en a des ascensions la vie.
Puis une espèce de terminus ou d'arrêt
puis plus rien. Beaucoup de gens
veulent voler, mais restent vissés au sol.
Ils font divers métiers
aux gestes identiques. Ils font des enfants
fondent un foyer. Peu d'entre eux — bien peu —
restent des enfants. Ils cachent
leurs jouets dans le placard.
Ils les montrent le soir au démon
qui les accompagne. Et lui de rire
l'air candide, en découvrant une rangée
de dents blanches. Les années au passage
sèment des musiques dans leur champ
épiant du coin de l'œil la marquise
du ciel, où Dieu créait
des jardins suspendus, selon l'humeur.
Sans pudeur se ferment les portes
des caisses d'assurances
— car le temps ne se mesure aucunement.
Un nuage noir s'étale sur la ville.
Les lumières baissent, les ombres s'épaississent.
Les pendules comptent faux.
Mon cerveau est bloqué
sur toi, formant un angle droit
avec le passé.
LUNDI
Un ange kamikaze tombe sur terre.
Il y a encore des graines dans le ciel,
encore de la parole. Tes paroles à mes yeux
sont des eaux thermales et des oiseaux passent
par mes entrailles inlassablement.
J'ai souvent poursuivi la lumière
sans pouvoir la repérer.
À présent je tiens son odeur et la décolle
de mon corps.
Et comme tes yeux sont pleins de terre fraîche !
Puis la catapulte du temps
m'a jeté ailleurs m'envoyant paître
l'herbe de la lune.
Un vent assassin me tourbillonne
en direction de l'amour.
Je survole sans peur les falaises et les mers
Ton souffle prépare les ciels et
les ténèbres. Je regarde la doublure du jour qui vient
et touche du velours.
Je suis de verre dans mes rêves,
j'ai un passé j'ai des eaux noires.
MERCREDI
Rouge sombre, mauve et marron.
Le ciel sent la rouille et la poudre
— je viendrai, je ne vais pas tarder.
Fruits oubliés dans des ruisseaux, des placards,
sur des tables. (La pourriture elle aussi a son charme.)
Dieu fait pleuvoir des pommes et des pendules,
tu vas partir aujourd'hui.
Le feu, l'eau et la boue sont mélangés
par tes mains. Les heures frémissent,
Rilke aussi, et l'on projette sur de grands écrans
nos anciens jeux.
Je te lançais des messages sur les hauts fonds de la nuit,
tu avais la peau blanche entourée d'une mer de sang.
Et en cadence tu respirais mes poèmes perdus.
Et l'on voyait passer des tigres royaux du Bengale,
lents mais flous, dans un tempo d'un autre temps.
La lune boule de naphtaline dans la poche
du pantalon. Dans les yeux une surprise
devant ce qui va se passer. La musique
et le rêve ont pris des villes, des villages,
des commissariats et coupent des têtes.
MERCREDI MINUIT
Ma main en dehors du temps te cherche.
On voit jaillir du jaune, un cri.
La nuit ne me connaît pas, elle passe indifférente
devant moi. Je cours derrière en répandant partout
encres et désirs. En avant-garde
mes jeunes années sont décimées.
Les points d'interrogation de suspension de l'après-midi
me suivent. Les saisons, la lumière, les habitudes peuvent changer.
L'après-midi est une pièce d'argent, c'est la lune
qui glisse dans la fente de la nuit. Il est minuit
et les pendules se brisent.
Alors fini Newton
finie aussi la pesanteur.
VENDREDI DÉBUT DE SOIRÉE (ZEÏBÈKIKO)
Sur le poteau télégraphique, la lune
gazouille pour toi. Les pas
des danseurs t'encerclent.
À l'instant où l'obscurité
s'efforce de manger la lumière
et que ses dents se brisent
sur ta beauté,
la danse tel un serpent se déroule.
Les bras se lèvent, deviennent des ailes,
te recouvrent. Les jambes dans la terre
s'obstinent. La brusque mélodie
rappelle ton corps, et surtout
ta peau.
Le danseur tombe à genoux
les bras en l'air planant.
Le ciel attend.
DANS UN AN
Le ciel s'est décousu quelque part
sous le poids laissant tomber
les suicidés d'hier.
Ils ont touché terre à nouveau, quasi indifférents.
Certains comme si de rien n'était sont retournés à leurs affaires
en invoquant des raisons diverses.
La plupart ont réitéré
leur acte. Mais avec eux sont tombés bon nombre
d'anges, qui librement circulent
parmi nous. Un œil exercé
les repère à leur démarche
incertaine à leurs poches gonflées
par leurs ailes. Ils prient pour nous
et le lieu embaume.
Les autres, répétant leur geste
insensé, ont regagné le ciel
mal rasés, par le chemin d'avant.
(L'hypoténuse de la lune)
Les conversations à voix basse dans les trains
de l'or pour l'avenir.
La lumière apporte les ténèbres
et je ne vois pas tes paroles.
Cigarettes coups de feu dans la nuit
tirs d'une révolution annulée.
Le mort teint ses chaussures.
Il faut qu'il en fasse du chemin
sur des nuages rocailleux poussiéreux
avant de retrouver la terre
et de se cacher dans la cabane du jardin.
Un fruit a roulé sur la route.
Il veut trouver la terre
et pourrir tranquillement.
De cette maison-là s'échappe de la musique.
Elle monte pour nous noyer comme de l'eau.
Quelqu'un là-dedans joue avec les mots
dans l'ombre. Il jette les dés.
Sur moi tu laisses tes traces
et j'en suis constellé. C'est ainsi
qu'ils me repèrent au paradis.
L'ancien temps fleurit.
Celui d'aujourd'hui rouille.
Une bête sauvage, le temps.
On le met en cage
on l'apprivoise.
Puis, dans la maison :
il court, joue et dort.
Un jour, soudain, il se souvient
de sa vie libre
et nous croque.
(Instantanés de la peur)
JUSTIFICATIONS
Comme si je ne savais pas où je suis je parle
sans arrêt du ciel et de toi.
Je suis dans la terre, enfoui jusqu'au cou,
effrayé, blême, boule de chagrin.
Les couleurs sont encore belles.
Surtout les ombres de ton corps.
Comme si je ne savais pas où je suis je projette
des voyages. Caché derrière la porte
j'attends le juge et le commissaire.
La mer vient tout recouvrir, et nous nageons
déjà au large. Mais quand je te vois je fleuris.
Du bois brûlé surgissent des feuilles.
Comme si je ne savais pas où je suis je t'embrasse
désespérément, comme si je partais pour la guerre.
Dans mon rêve tout le temps je vois Karyotàkis
qui me sourit d'un air complice.
Un rideau blanc se déchire et me révèle
un jardin plein de pommiers et d'anges.
Comme si je ne savais pas où je suis je continue
ce poème rouillé, tandis que ma maison
est déjà la proie des flammes.
ON POURRAIT AVOIR
UN PETIT VENT PLUS BIENFAISANT
L'étranger que j'ai en moi est tombé malade.
Il est parti.
A choisi un lieu plus lumineux.
Enfermé des années dans mes sous-sols il s'étiolait.
Je suis resté seul.
Je fais semblant de ne pas voir le vide.
Il voulait aussi un lieu plus frais.
Il cuisait là-dedans à cause des hautes
températures et de l'obscurité.
Il me parlait souvent : de l'enfer et des ténèbres.
Je faisais celui qui n'entend pas.
Et voilà le travail.
Je suis resté seul.
À présent l'étranger court dans les prés en liberté.
Je vis toujours avec l'espoir que pris de nostalgie
il reviendra dans sa prison.
Il y a peu je cherchais mon ombre
et ne la sentais pas. Je me rappelle vaguement ses traits
des années ont passé —
et la dessine à la craie
sur le noir de mes remords.
HOMME À LA MER
À Dionysis Tsaknis
Homme en ville, voulais-je dire — sans bouée,
pris par les vagues de la nuit qui l'envoyaient
sur les rochers du matin.
C'est toujours la même chose.
Il a fini par trouver un récif — un appui —,
s'y est cramponné, a construit une cabane.
Il n'en restait pas moins naufragé, mais un peu mieux loti.
Jusqu'au jour où une grosse vague emportant tout
il est reparti à zéro.
À présent il s'accroche à une planche dans la débâcle
accroché à l'eau comme un rosier au ciel.
Il se retient à une image brisée.
Les angles du temps et les ombres de tes baisers
me protègent du désastre.
Bientôt je touche la terre et attrape la lumière.
L'ombre devient poussière et je vois
des musiques et des hommes.
LA CARTE DE MON AMOUR
Tandis que ce cher été déploie ses voiles
je vois Maïakovski pieds nus marcher
sur la Caspienne. C'est ainsi qu'il est
dans notre jardin, vert encore.
Il en a des descentes le temps, des gémissements et des oublis.
Ils sont incomplets tes baisers, ils suivent le cours
de la séparation. Et qu'est-ce que le temps ?
Un petit marteau qui te frappe les yeux la nuit
et casse les cristaux du ciel d'où s'échappent :
des mots, des virgules, des points, des parenthèses.
Et cette grotte — invisible sur la carte —
nous dissimule au monde et pleins de murmures et de coups d'œil
nous partons vers ailleurs.
BILAN
Quelles chansons savait elle, ma bien-aimée,
qui maintenant gît morte.
Comme elle épluchait bien les fruits ma bien-aimée.
Elle ramassait des pierres ma chérie et lapidait
sa destinée.
Elle gît glacée la bien-aimée
le ticket de métro dans la main
et le geste du retour en arrière, vers ses vieilles habitudes.
Mais elle est partie ma bien-aimée avec
Edgar Allan Poe, pieds nus, très amoureuse
de ses poèmes. Elle est partie avec son ange à elle
et la moitié du bleu.
LES HYMNOGRAPHES BYZANTINS
Sombres, tenant leur petite chandelle,
vêtus de velours souple ou de la soutane
monacale, ils voient la même vision.
Une Dame vient pieds nus sur les eaux.
Ils sont assis tranquilles sur le muret du monastère
et les saisons passent et les hymnes de cilice et d'encens.
Ils montent dans le bleu.
Des guerres, des armées passent, mais eux, hautains
écrivent à la plume des musiques, des lettres, des larmes.
La peur s'empare d'eux quand passe le temps (ce loup)
et ils connaissent la conclusion — il va les déchirer.
Mais, tandis que bruissent les habits de soie et le vent,
arrive la Dame qui leur sourit et les ranime.
(Ville électrisée)
Une feuille étant tombée de la branche morte
le paysage est en morceaux.
Sur ton corps il y a les ombres d'anciennes caresses.
Des traces de pas d'étrangers.
Un bosquet de baisers t'entoure
et le nombril est une mare.
De nouveau la ligne d'horizon
est le nœud coulant qui serre mon cou
Tout cela deviendra poussière.
Mais il en restera peut-être un grain
pour se souvenir.
Aujourd'hui encore la lumière pèse des tonnes.
Dans la nuit glacée
j'ai crié ton nom.
Toutes les étoiles sont tombées comme du gravier.
Comme si Dieu avait trébuché
dans l'étroite ruelle du Paradis.
J'ai peint aujourd'hui des têtes de Modigliani
et toutes on aurait dit du Picasso.
Aujourd'hui la ville sent le savon.
Apparemment quelqu'un lave
les pieds fatigués des anges.
(Le niveau du corps)
L'édition complète des poèmes de Yànnis Kondos est parue l'an dernier pour son soixante-dixième anniversaire : quarante ans de poésie, quatorze recueils, quatre cents pages. Cette œuvre d'une rare constance, fille ou nièce du surréalisme, mais aussi des poètes grecs Sakhtoùris et Sinòpoulos, semble fuir le réel dans un déchaînement de l'imaginaire, d'images folles décrivant un monde absurde et violent où l'on ne peut que reconnaître, indirectement, le nôtre.
L'abondance des poèmes contraste avec leur brièveté. Le titre d'un de ses poèmes dépeint bien Kondos : voici un «athlète du néant», sprinter dans les fulgurances de poèmes très brefs, obstiné comme un coureur de fond. On ne se repose jamais chez lui. Les décors et l'atmosphère changent sans cesse, on marche sur des sables mouvants.
Essayons de comparer avec ses poèmes plus anciens disponibles sur volkovitch.com. Kondos est-il devenu, avec le temps, un peu plus serein par moments ? Le lire en tous cas, même dans les pages les plus noires, c'est être ébloui, stimulé par ses visions d'une exubérante richesse.
Largement reconnu en Grèce, où il a reçu en 1998 le Prix d'État pour la poésie, Kondos est traduit dans une douzaine de langues, ce qui doit en faire le poète de sa génération le moins mal connu à l'étranger.
Yànnis Kondos |