Yànnis KONDOS



VAGUES INDICES


Derrière l'escalier dehors

un peu d'herbe. Le cheval

blanc (attaché) s'efforce

de la brouter. Il tend la corde

de la pluie. Elle casse. Il pleut à torrents.

Des chiffres courent comme des malades

se cacher dans le cerveau. Ton cou,

humide, ploie sur mon épaule.

Le peintre ne dit rien, il ajoute

seulement un peu d'ocre

à ton regard. Bientôt le paysage

sera métamorphosé en petite ville russe,

avec les sentiments profonds du brouillard

et les lunettes de Tchékhov sur la table

de la cuisine.






FILM


Nous sommes dans une histoire policière.

Un ascenseur d'avant-guerre nous amène

au septième étage de l'action.

Nous entourent menaces et ombres lourdes.

Tu te serres contre moi je t'embrasse.

On nous tire dessus depuis l'escalier — tandis que nous montons

lentement mais sûrement. Les lumières des étages

et le froid créent une ambiance insoutenable

de terreur. Je lis les plaques des bureaux,

hésitant. Petits commerces et bureaux d'avocats

aux plaques métalliques. Venant du troisième

une chanson enrouée de Louis Armstrong.

Le temps a cassé les cadrans il court

dans la descente. Nous montons, nous, dans le bruit

monotone de la poulie et le peu d'oxygène.

Paroles coincées, champ de vision limité

dans ce peu d'espace. Nous montons au ciel.

Dans l'escalier quelqu'un nous poursuit.

Au cinquième, un téléphone sonne.

Le courant est coupé une fraction de seconde.

On s'arrête. Il revient. On repart dans une forte

secousse mentale. Les coups de feu continuent

sporadiques. La bobine tournant, tantôt

le film casse, tantôt la voix gratte. Le son

en général est vieux, des poussières sautillent.

Les plafonds sont bas, les pièces plus mystérieuses

les ombres s'allongent, la fumée des cigarettes

s'épaissit. Pour finir fumée et sentiments

s'emparent de tout. Voyant rouge et stop. L'histoire prendrait fin,

si tu ne me chuchotais à l'oreille : «On recommence».

Le doigt sur le bouton descente-répétition-

routine. En descendant nous voyons la même chose

et les figurants courant vers leurs places.

Ciel assombri, les lumières s'allumaient, il s'est mis à pleuvoir,

un bruit affreux montait des voitures.

Quelqu'un distraitement sifflait le thème du film.






LE POÈME AUX CHEVEUX COUPÉS


Je dors sur des chansons

sur une poudrière, sur

des sables mouvants. Des feuillages

me cachent la vue, mais le feu

couve. Un train jaune

coupe ma pensée en deux, troublant

fortement l'alimentation

électrique du pays.

Le pays ne s'intéresse à rien.

Toute la journée théâtre et parties de jacquet.

Un enfant boit son lait en regardant

la photocopie du jour suivant.

Ma femme essaie de ranger les images

et les brûle à la lumière intense

de son rationalisme.

Je ne sais combien de temps je t'attendrai encore

les yeux sur la montagne en face pour me donner

courage. Les mauvais jours je roule des pierres

dans le précipice. Tes grands doigts

sont déjà dans la chambre.

Je veux que finisse la nuit

avec ses heures étranges, mais le matin

broute encore dans le noir.


Comme elle court la lune

fusée qui vient droit sur nous.






LE VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION

EN RELATION AVEC LA MISE À LA RETRAITE


Elle en a des ascensions la vie.

Puis une espèce de terminus ou d'arrêt

puis plus rien. Beaucoup de gens

veulent voler, mais restent vissés au sol.

Ils font divers métiers

aux gestes identiques. Ils font des enfants

fondent un foyer. Peu d'entre eux — bien peu —

restent des enfants. Ils cachent

leurs jouets dans le placard.

Ils les montrent le soir au démon

qui les accompagne. Et lui de rire

l'air candide, en découvrant une rangée

de dents blanches. Les années au passage

sèment des musiques dans leur champ

épiant du coin de l'œil la marquise

du ciel, où Dieu créait

des jardins suspendus, selon l'humeur.

Sans pudeur se ferment les portes

des caisses d'assurances

— car le temps ne se mesure aucunement.

Un nuage noir s'étale sur la ville.

Les lumières baissent, les ombres s'épaississent.

Les pendules comptent faux.

Mon cerveau est bloqué

sur toi, formant un angle droit

avec le passé.






LUNDI


Un ange kamikaze tombe sur terre.

Il y a encore des graines dans le ciel,

encore de la parole. Tes paroles à mes yeux

sont des eaux thermales et des oiseaux passent

par mes entrailles inlassablement.

J'ai souvent poursuivi la lumière

sans pouvoir la repérer.

À présent je tiens son odeur et la décolle

de mon corps.

Et comme tes yeux sont pleins de terre fraîche !

Puis la catapulte du temps

m'a jeté ailleurs m'envoyant paître

l'herbe de la lune.

Un vent assassin me tourbillonne

en direction de l'amour.

Je survole sans peur les falaises et les mers

Ton souffle prépare les ciels et

les ténèbres. Je regarde la doublure du jour qui vient

et touche du velours.


Je suis de verre dans mes rêves,

j'ai un passé j'ai des eaux noires.






MERCREDI


Rouge sombre, mauve et marron.

Le ciel sent la rouille et la poudre

— je viendrai, je ne vais pas tarder.

Fruits oubliés dans des ruisseaux, des placards,

sur des tables. (La pourriture elle aussi a son charme.)

Dieu fait pleuvoir des pommes et des pendules,

tu vas partir aujourd'hui.

Le feu, l'eau et la boue sont mélangés

par tes mains. Les heures frémissent,

Rilke aussi, et l'on projette sur de grands écrans

nos anciens jeux.

Je te lançais des messages sur les hauts fonds de la nuit,

tu avais la peau blanche entourée d'une mer de sang.

Et en cadence tu respirais mes poèmes perdus.

Et l'on voyait passer des tigres royaux du Bengale,

lents mais flous, dans un tempo d'un autre temps.

La lune boule de naphtaline dans la poche

du pantalon. Dans les yeux une surprise

devant ce qui va se passer. La musique

et le rêve ont pris des villes, des villages,

des commissariats et coupent des têtes.






MERCREDI MINUIT


Ma main en dehors du temps te cherche.

On voit jaillir du jaune, un cri.

La nuit ne me connaît pas, elle passe indifférente

devant moi. Je cours derrière en répandant partout

encres et désirs. En avant-garde

mes jeunes années sont décimées.

Les points d'interrogation de suspension de l'après-midi

me suivent. Les saisons, la lumière, les habitudes peuvent changer.

L'après-midi est une pièce d'argent, c'est la lune

qui glisse dans la fente de la nuit. Il est minuit

et les pendules se brisent.

Alors fini Newton

finie aussi la pesanteur.






VENDREDI DÉBUT DE SOIRÉE (ZEÏBÈKIKO)


Sur le poteau télégraphique, la lune

gazouille pour toi. Les pas

des danseurs t'encerclent.

À l'instant où l'obscurité

s'efforce de manger la lumière

et que ses dents se brisent

sur ta beauté,

la danse tel un serpent se déroule.

Les bras se lèvent, deviennent des ailes,

te recouvrent. Les jambes dans la terre

s'obstinent. La brusque mélodie

rappelle ton corps, et surtout

ta peau.

Le danseur tombe à genoux

les bras en l'air planant.


Le ciel attend.






DANS UN AN


Le ciel s'est décousu quelque part

sous le poids laissant tomber

les suicidés d'hier.

Ils ont touché terre à nouveau, quasi indifférents.

Certains comme si de rien n'était sont retournés à leurs affaires

en invoquant des raisons diverses.

La plupart ont réitéré

leur acte. Mais avec eux sont tombés bon nombre

d'anges, qui librement circulent

parmi nous. Un œil exercé

les repère à leur démarche

incertaine à leurs poches gonflées

par leurs ailes. Ils prient pour nous

et le lieu embaume.

Les autres, répétant leur geste

insensé, ont regagné le ciel

mal rasés, par le chemin d'avant.


(L'hypoténuse de la lune)






Les conversations à voix basse dans les trains

de l'or pour l'avenir.



La lumière apporte les ténèbres

et je ne vois pas tes paroles.



Cigarettes coups de feu dans la nuit

tirs d'une révolution annulée.



Le mort teint ses chaussures.

Il faut qu'il en fasse du chemin

sur des nuages rocailleux poussiéreux

avant de retrouver la terre

et de se cacher dans la cabane du jardin.



Un fruit a roulé sur la route.

Il veut trouver la terre

et pourrir tranquillement.



De cette maison-là s'échappe de la musique.

Elle monte pour nous noyer comme de l'eau.

Quelqu'un là-dedans joue avec les mots

dans l'ombre. Il jette les dés.



Sur moi tu laisses tes traces

et j'en suis constellé. C'est ainsi

qu'ils me repèrent au paradis.



L'ancien temps fleurit.

Celui d'aujourd'hui rouille.



Une bête sauvage, le temps.

On le met en cage

on l'apprivoise.

Puis, dans la maison :

il court, joue et dort.

Un jour, soudain, il se souvient

de sa vie libre

et nous croque.


(Instantanés de la peur)






JUSTIFICATIONS


Comme si je ne savais pas où je suis je parle

sans arrêt du ciel et de toi.

Je suis dans la terre, enfoui jusqu'au cou,

effrayé, blême, boule de chagrin.

Les couleurs sont encore belles.

Surtout les ombres de ton corps.

Comme si je ne savais pas où je suis je projette

des voyages. Caché derrière la porte

j'attends le juge et le commissaire.

La mer vient tout recouvrir, et nous nageons

déjà au large. Mais quand je te vois je fleuris.

Du bois brûlé surgissent des feuilles.

Comme si je ne savais pas où je suis je t'embrasse

désespérément, comme si je partais pour la guerre.

Dans mon rêve tout le temps je vois Karyotàkis

qui me sourit d'un air complice.

Un rideau blanc se déchire et me révèle

un jardin plein de pommiers et d'anges.

Comme si je ne savais pas où je suis je continue

ce poème rouillé, tandis que ma maison

est déjà la proie des flammes.






ON POURRAIT AVOIR

UN PETIT VENT PLUS BIENFAISANT


L'étranger que j'ai en moi est tombé malade.

Il est parti.

A choisi un lieu plus lumineux.

Enfermé des années dans mes sous-sols il s'étiolait.

Je suis resté seul.

Je fais semblant de ne pas voir le vide.

Il voulait aussi un lieu plus frais.

Il cuisait là-dedans à cause des hautes

températures et de l'obscurité.

Il me parlait souvent : de l'enfer et des ténèbres.

Je faisais celui qui n'entend pas.

Et voilà le travail.

Je suis resté seul.

À présent l'étranger court dans les prés en liberté.

Je vis toujours avec l'espoir que pris de nostalgie

il reviendra dans sa prison.

Il y a peu je cherchais mon ombre

et ne la sentais pas. Je me rappelle vaguement ses traits

des années ont passé —

et la dessine à la craie

sur le noir de mes remords.






HOMME À LA MER


À Dionysis Tsaknis


Homme en ville, voulais-je dire — sans bouée,

pris par les vagues de la nuit qui l'envoyaient

sur les rochers du matin.

C'est toujours la même chose.

Il a fini par trouver un récif — un appui —,

s'y est cramponné, a construit une cabane.

Il n'en restait pas moins naufragé, mais un peu mieux loti.

Jusqu'au jour où une grosse vague emportant tout

il est reparti à zéro.

À présent il s'accroche à une planche dans la débâcle

accroché à l'eau comme un rosier au ciel.

Il se retient à une image brisée.

Les angles du temps et les ombres de tes baisers

me protègent du désastre.

Bientôt je touche la terre et attrape la lumière.

L'ombre devient poussière et je vois

des musiques et des hommes.






LA CARTE DE MON AMOUR


Tandis que ce cher été déploie ses voiles

je vois Maïakovski pieds nus marcher

sur la Caspienne. C'est ainsi qu'il est

dans notre jardin, vert encore.

Il en a des descentes le temps, des gémissements et des oublis.

Ils sont incomplets tes baisers, ils suivent le cours

de la séparation. Et qu'est-ce que le temps ?

Un petit marteau qui te frappe les yeux la nuit

et casse les cristaux du ciel d'où s'échappent :

des mots, des virgules, des points, des parenthèses.

Et cette grotte — invisible sur la carte —

nous dissimule au monde et pleins de murmures et de coups d'œil

nous partons vers ailleurs.






BILAN


Quelles chansons savait elle, ma bien-aimée,

qui maintenant gît morte.


Comme elle épluchait bien les fruits ma bien-aimée.

Elle ramassait des pierres ma chérie et lapidait

sa destinée.


Elle gît glacée la bien-aimée

le ticket de métro dans la main

et le geste du retour en arrière, vers ses vieilles habitudes.


Mais elle est partie ma bien-aimée avec

Edgar Allan Poe, pieds nus, très amoureuse

de ses poèmes. Elle est partie avec son ange à elle

et la moitié du bleu.






LES HYMNOGRAPHES BYZANTINS


Sombres, tenant leur petite chandelle,

vêtus de velours souple ou de la soutane

monacale, ils voient la même vision.

Une Dame vient pieds nus sur les eaux.

Ils sont assis tranquilles sur le muret du monastère

et les saisons passent et les hymnes de cilice et d'encens.

Ils montent dans le bleu.

Des guerres, des armées passent, mais eux, hautains

écrivent à la plume des musiques, des lettres, des larmes.

La peur s'empare d'eux quand passe le temps (ce loup)

et ils connaissent la conclusion — il va les déchirer.

Mais, tandis que bruissent les habits de soie et le vent,

arrive la Dame qui leur sourit et les ranime.


(Ville électrisée)






Une feuille étant tombée de la branche morte

le paysage est en morceaux.



Sur ton corps il y a les ombres d'anciennes caresses.

Des traces de pas d'étrangers.

Un bosquet de baisers t'entoure

et le nombril est une mare.



De nouveau la ligne d'horizon

est le nœud coulant qui serre mon cou



Tout cela deviendra poussière.

Mais il en restera peut-être un grain

pour se souvenir.



Aujourd'hui encore la lumière pèse des tonnes.



Dans la nuit glacée

j'ai crié ton nom.

Toutes les étoiles sont tombées comme du gravier.

Comme si Dieu avait trébuché

dans l'étroite ruelle du Paradis.



J'ai peint aujourd'hui des têtes de Modigliani

et toutes on aurait dit du Picasso.



Aujourd'hui la ville sent le savon.

Apparemment quelqu'un lave

les pieds fatigués des anges.


(Le niveau du corps)


*


L'édition complète des poèmes de Yànnis Kondos est parue l'an dernier pour son soixante-dixième anniversaire : quarante ans de poésie, quatorze recueils, quatre cents pages. Cette œuvre d'une rare constance, fille ou nièce du surréalisme, mais aussi des poètes grecs Sakhtoùris et Sinòpoulos, semble fuir le réel dans un déchaînement de l'imaginaire, d'images folles décrivant un monde absurde et violent où l'on ne peut que reconnaître, indirectement, le nôtre.

L'abondance des poèmes contraste avec leur brièveté. Le titre d'un de ses poèmes dépeint bien Kondos : voici un «athlète du néant», sprinter dans les fulgurances de poèmes très brefs, obstiné comme un coureur de fond. On ne se repose jamais chez lui. Les décors et l'atmosphère changent sans cesse, on marche sur des sables mouvants.

Essayons de comparer avec ses poèmes plus anciens disponibles sur volkovitch.com. Kondos est-il devenu, avec le temps, un peu plus serein par moments ? Le lire en tous cas, même dans les pages les plus noires, c'est être ébloui, stimulé par ses visions d'une exubérante richesse.

Largement reconnu en Grèce, où il a reçu en 1998 le Prix d'État pour la poésie, Kondos est traduit dans une douzaine de langues, ce qui doit en faire le poète de sa génération le moins mal connu à l'étranger.



Yànnis Kondos
Yànnis Kondos

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