LE PETIT ESSEULÉ
I
Par une journée plongée
dans le Styx de l'inéluctable
le petit Esseulé s'éveilla
son talon à découvert.
Il ouvrit les cages dorées
qu'il avait suspendues
aux balcons de l'âme
et attendit.
Mais aucun mot
n'en sortit
pour s'envoler.
Tous, les ailes fermées,
assis au fond de son cœur
se désaltéraient de son sang.
«Nous sommes en bonne voie !» se dit-il.
II
Il n'y avait personne pour témoin
d'une fantasmagorie prête à jaillir.
Pas de femmes en noir, prêtes
à prendre soin du vivant
parmi les morts.
Seul l'homme aux mains calleuses
à la barbe de marbre
ce devin aveugle
le lierre sur les épaules,
lui seul attend...
«il a vieilli l'enfant qui jouait aux dés»
se dit l'Esseulé
en le voyant qui attendait
tel un vieillard son poème.
III
Dans les filets de quel sortilège éclatant
a-t-il vécu
pour choisir si crûment
le cheval à trois pattes au lieu d'un vigoureux
souriant toujours
plus petit qu'une lettre oubliée,
essentiel comme une faute contre les Lettres
le petit Esseulé
ouvre la bouche comme un chiot cherchant le pis
face à la tourmente
de la géométrie des analphabètes
et les oiseaux vivement s'envolent
rassasiés du sang de son cœur
ils s'égaillent fiévreux vivifiants
et le poème commence.
(...)
CONVERSATION AVEC EL DORADO
(Nuit profonde...les mains des gens sont encore dans la gêne...elles creusent la terre pour trouver de la nourriture ou quelque note de musique...une vieille dans la foule, ayant avalé des navires de ténèbres, se détache et souffle ostensiblement sa fumée...les gardes se jettent sur elle et la frappent...tandis qu'ils frappent elle se change en nuage, se fond dans la fumée qui sort de sa bouche...ce brouillard, venu d'ailleurs, s'élève très haut, prend des formes bizarres...il dessine enfin presque nettement un homme grand plein de vigueur debout face à un lac...l'homme a sur la tête des plumes d'oiseaux exotiques et tout en marmonnant il jette de l'or dans le lac, resplendissant lui-même...autour de lui les gardes sont vêtus des parures militaires de la grande Espagne...tout cela se passe au-dessus de la tête des gens dont les mains creusent encore, cherchant de la nourriture ou quelque note de musique...mais les mains de quelqu'un ne creusent plus...Ce Quelqu'un fait un pas en avant...il s'adresse à l'homme du lac, l'homme de la vision brumeuse, l'éclairé...)
— Tu auras beau jeter de l'or
dans le ventre de Guatavita
ils ne vont pas comprendre.
La création est dans l'ombre d'un monde faux
ô mon Roi...
sa racine est le souffle sur la boue,
son tronc les livres tombés du ciel,
ses branches les vengeances des Abel,
ses feuilles des coupures de journaux,
et ses fruits des citations en mitraille...
...le voici l'arbre de la Connaissance !
l'homme du lac regarde Quelqu'un dans les yeux, tel un roi devant l'un de ses sujets, et lui fait signe de poursuivre...
j'ai clairement vu hier dans mon sommeil
un cochon dont le ronflement
sciait le rêve du paradis oublié
et alors clairement j'ai entendu
sous les ciels de sa masse graisseuse
le râle de Dieu agonisant.
Réveillé soudain ô mon Roi je me suis rappelé une brève histoire,
qu'on a trouvée gravée sur un sarcophage... et qui disait :
Après le sacrifice il lèche le couteau.
Le sang doux de son fils.
Il poste la nouvelle à son Seigneur.
Il gagne des chevaux, des champs, des esclaves.
Une nuit, dans son sommeil,
une marguerite a poussé sur sa poitrine.
Après le sacrifice il pose le couteau.
Le sang de sa fille stagnait sur l'autel.
Il poste la nouvelle à son Seigneur.
Il gagne des pièces d'or, des bijoux, des lingots.
Une nuit, dans son sommeil,
une autre marguerite a poussé sur sa poitrine.
Sa main tremble après le sacrifice.
Le sang de son dernier-né
fait des vagues sur l'autel.
Il poste la nouvelle à son Seigneur.
Il gagne une bague et son pouvoir.
Une nuit, le sommeil le fuyant,
il a voulu se lever, impossible.
Sous une colline envahie
par les marguerites
il était mangé par les vers.
Et maintenant voici qu'arrive
le Seigneur sous forme humaine
car il ne savait pas.
Il tient un couteau. Faites gaffe !
Monde-sueur,
né d'une cravate serrée
qui fais rouiller les haches du ciel !
Ô mon Roi quand tomberont-elles enfin
pour couper les petites langues instruites
à babiller sur le divan de Vienne
...et voilà hop ! et hop ! elles accouchent encore !
...rhétorique de ziggourat... et sans cesse elles cachent
l'éternelle capitale réduite en charbon
pour y griller le serpent qui se mord la queue.
Bon voyage à notre gibier
ô mon Roi
le Roi le regarde, jette encore un peu d'or au fond du lac et tourne à nouveau les yeux vers Quelqu'un, de façon très intense...
Quoi ? ...quelle est cette question ?...si Adam parlait par cris ou criait des mots ?...
Je ne comprends pas ô mon Roi... je ne peux te répondre
La seule préhistoire que je connaisse la voici
à l'aube de l'époque
du montreur d'ours et du magicien
nous avons tous au début pris nos mesures.
Nous marchions penchés la miche de pain sous le bras
passant devant la foire.
Nous étions les fourmis du conte
qui un jour avons vu rouge
et commencé à fabriquer
anneaux, tambourins et chapeaux
jusqu'au jour où nous avons dit :
«si vous voulez des petites histoires, elles parlent d'ogres»
et nous voilà jouant avec les flammes
mais à la fin nous étions le meilleur numéro de la fête
En même temps voilà les erreurs
devenues bientôt coutumières — l'avaleur de couteaux
se déchiquetait, le scieur de femmes les massacrait,
l'ourse pensant à ses petits dévorait les spectateurs et les autres,
la roue en feu s'échappant incendiait les forêts —
et dès lors ô mon Roi tous les sages
se sont tus mais s'ils parlaient un jour
ils devraient conclure à peu près ainsi :
«tout cela mes enfants
a fait naître
la Grammaire
dont vous héritez !»
Mais moi ô mon Roi
un hippocampe rouge
nageait au fond de ma gorge.
Avec le temps il est devenu énorme,
douloureux comme l'oursin.
Disant des mots sans suite
et terrifiant les gens.
«Ne m'opérez pas !
Je parle les mots de la mer,
la langue de la patrie.»
Je m'efforçais en vain.
La mer n'avait plus de sens.
Elle tirait poids fin et définition
des nombreuses chansons signées.
Pourtant sous la boue du ciel,
certains soirs de février en secret,
je volais une note à l'Acropole.
Chevauchant l'écho de marbre
elle en venait à sentir la mer Libyenne, son iode.
Sel très saint,
invisible état dans l'état !
En vérité, leurs ossements grinçaient
lorsque rompant le silence je disais :
«Vous, créatures de la mer
qui égorgez au nom de la Douleur
avec le crucifix dans les classes à l'école
et les croix dans les lointaines colonies,
dépuceleurs de l'oliveraie athénienne
qui disputez à un rat
les oreilles coupées des peintres,
vous, créatures de la mer,
Jéhovahs des remords
qui craignez l'enduit de la Chapelle Sixtine,
missionnaires et vos sacrifices humains
arroseurs de l'éternelle Belliqueuse
juges de l'art qui préférez que soient grillées
les ailes de la Victoire de Samothrace,
vous, créatures de la mer,
vous qui avez pris Hésiode pour un païen
qui avez rendu fou le plus beau petit garçon de Judée,
qui avez dansé Wagner sous les haut-parleurs de Mathausen,
vous, créatures de la mer,
qui avez bâti la villa Grimaldi,
qui bronzez non loin de deux cadavres de Roms échoués
gênés par le retard des éboueurs,
vous, chercheuses de poux des têtes de bébé coupées,
qui n'avez jamais entendu les larmes du Minotaure...
vous...sachez que vous n'êtes plus des créatures de la mer !
Nous en avons fini...
Arthur Rimbaud vous a jugées.
Vous a condamnées, vous a données,
à son amie l'immensité
pour qu'elle vous engloutisse.
Nous en avons fini.
Je n'ai rien à faire avec vous.
Je ne vous adresse plus la parole.
Vous pouvez me juger.
L'arbre de la Connaissance, j'ai pissé dessus.»
Et pourtant, ô mon Roi,
je parlais les mots de la mer,
la langue de la patrie.
Et maintenant je le reconnais :
j'ai vécu le chaos comme une aubaine !
car
il y a la plus grande des morts :
une peau de bête sur des ailes d'homme.
Bonne nuit.
(Ces derniers mots le Roi les entendit en esclave, tandis que dans les fers il montrait aux conquistadors l'emplacement précis de sa ville toute en or...aux derniers mots Quelqu'un avait assez grandi pour dormir tel un enfant las de courir...mais inlassablement les mains des gens continuent de chercher de la nourriture ou quelque note de musique et peut-être rêvent-ils éveillés...)
Nikòlas Evandinos est né en 1982 à Ieràpetra, en Crète, où il vit toujours. Après des études de lettres et d'histoire, il enseigne la littérature. L'anthologie Douze jeunes poètes grecs présentait des extraits de ses trois premiers recueils ; on trouvera ici des poèmes plus récents, encore inédits : deux longs poèmes (le premier réduit à son début, faute de place) où l'on retrouve le jeune poète tel qu'il se décrivait il y a quatre ans : «imprégné dès l'enfance par le Mythe» dont il s'affirme le «serviteur fidèle son but étant de «briser la clepsydre du Temps et de voir sans fin s'écouler le sable», il retrouve logiquement ici des formes anciennes, poème narratif, conte populaire, qu'il revisite et revivifie avec l'imagination qu'on lui connaît, y installant ses rituels et ses fantasmagories, ses rois, ses ogres et ses oiseaux. On y croise entre autres Héraclite et Freud, Michel-Ange et Van Gogh, le Christ et Rimbaud. Babel n'est jamais loin et la mer crétoise baigne le tout.
Evandinos écrit aussi des chansons, qu'il interprète à l'occasion lui-même — comme d'autres poètes de sa génération.
Nikòlas Evandinos. |