SAMEDI 10
SAINTS MINAS ET HERMOGÈNE
(le rêve)
(Les miens couchés dos sur la tombe
Leurs témoins à la main.
Sans destinataire, tous, fermés.
Le dernier me saluait depuis le sous-espace
Signal numérique
Insistant,
Toujours plus lointain, plus intense.
Eh bien, me suis-je souvenue,
Dieu était lui aussi l'un de mes morts.
Alors, est apparue sur la carte un point noir
Poème éphémère,
Troublant à nouveau, contrée infinie,
Silence, l'icône de la Vierge.
Et j'ai vu le fils que je n'ai pas
Et le père que j'ai eu jouant joyeusement.
Les petites mains-jamais dans les grandes mains-jadis.
Tous deux courant sans jambes.
Rires sans matière.
Le non-corps échappant au corps qui fut.
Et le vent qui tourbillonne en phonèmes
Et le sable qui se plisse en pensées.
Puis, tel un ballon,
La planète qui éclate et disparaît
Dans le trou noir.)
(L'interprétation)
Il est tard, a dit le Garde,
Les douze coups ont sonné
Tant d'années plus tôt.
Tu es enfermé du dehors
Et du dedans.
Tu ne peux t'évader que par en bas.
Tes bagages
Ont déjà voyagé
Tout seuls,
Très loin.
Eux aussi, désormais, perdus.
(Le commentaire)
Je m'évade vers le haut, têtue.
Avec d'autres bagages, d'oiseaux.
Moi je le peux, car
Très nettement
Je me souviens de ma provenance.
Moi
J'ai eu pour nourrice un nuage.
J'ai entendu les contes
D'une grand-mère clair d'étoiles
Le vent m'a protégée.
La fumée me donne encore des leçons.
(Le journal du temps double)
VERT
J'ai les yeux verts, le droit de diriger
Comme les herbes sauvages
Les travaux des cités, la solitude
Des tombeaux.
Le droit d'effacer l'Histoire
Comme le plus jeune frère,
Qui descendit dans le puits
Et ressortit dans le ciel.
Le droit d'épeler feuilles et épines
Comme un feuillage persistant
Dans les poumons des parcs
Et le déchaînement du vallon.
Mon arrogance est celle du vert
Et j'ai le droit,
Imposant le silence au désert,
D'être à l'écoute
De mon désir d'exister, qui se ramifie,
Profondément, fissurant
Mon désir le plus fort, celui qu'existe
Le monde.
CARTE POSTALE 1
Je vais bien. En mission d'avance perdue. Je continue d'envoyer ces cartes laconiques. Les paysages, vous les avez sûrement déjà vus ailleurs. Dans un autre agencement. Ils ne précisent pas ma position. Ils ne signifient rien. Sans cesse plus abstraits. Jusqu'à ce que s'interrompe cette communication douteuse, rudimentaire.
Pourtant, je pousse encore pour survivre tandis
Qu'entre paysage et post-scriptum
Le vrai temps souffle
Et s'éteint.
CARTE POSTALE 2
Réfugié du mercredi au jeudi. Je n'apprendrai jamais rien. Et pourtant. Quelqu'un, plus terrifié, je le sais, sans arrêt, cache des marques et des demi-messages. Sans espoir. Tandis qu'on l'emmène mourir. Ou bien, naître.
Pour de vrai parfois la nuit tombe.
Le noir s'étend dans les veines. Alors,
Un instant, de battement en battement
S'écrivent et s'effacent
Des vers anciens ternis
Sans raison, sans paroles
Comme une musique dans le miroir, comme
Des parents éplorés.
L'ARTISAN
L'artisan, exilé sur les sables du temps, entre passé et futur, est torturé par sa nature double. C'est un être doté d'un honneur d'homme et d'un devoir de dieu. D'un désir de cartouche et d'une mémoire de gibier. Sur un chemin d'ange et dans un logis d'araignée. Dans une faute de falaise et un remords de mer. Pour une gloire de potentat et des profits de vermisseau. Pour une vie de vent et une mort de feu.
L'artisan vit comme on purge une peine. Enfermé dans le blanc terrifiant hors du spectre. Autour de lui surtout des murs. Bien plus nombreux que ceux fixant l'espace. Prévoyant des dimensions inconnues.
Une projection court sur les murs à toute allure. Images incompréhensibles en succession incessante. Événements et variantes infinies, universelles et dérisoires.
Tout en même temps, tout faisant sens, convergeant.
À gauche, une table. Dessus, des papiers fertiles, où le ruminant d'autrefois broute sans le savoir le néant.
Sous la table, un autre fantôme. Le chien de garde du néant gronde contre jamais.
Vigilant, observant de ses mille yeux des morts.
Devant, une chaise en bois. L'artisan l'endosse comme un membre de plus pour s'appuyer. Tandis que son esprit dans des tourbillons de divin, sur des milles, sans rythme, traverse le vertigineux désert de cendre humaine.
À droite, rendant le vide plus dense, une tempête arrêtée. Invisible la troisième des Moires est au travail.
L'Œuvre n'est encore visible que dans la ponctuation. Surtout les pauses et les ténèbres. Sa taille véritable, au-delà de cette vie.
Bientôt, elle sera donnée à l'artisan.
La sortie est dans le fond. Instable, penchant de façon anormale vers le ciel. Toute en grincements, souffles et cris. Dans les fumées. Fausse dans sa forme et vibrant. Fermée à double et triple tour par des énigmes enfantines. S'ouvrant seulement vers l'intérieur.
(Objets précieux)
POÈME
Conception de l'inconcevable, vaine
Avec l'appel
Sauvage de l'autre chasseur dans les entrailles,
Appât, faim, gibier
Et moi piège
Que vois-je maintenant, par quoi regardé,
Par quoi possédé, contre quoi luttant ?
Conception de l'inconcevable, vaine :
Poème
LE POÈME
Dans le rêve reviennent des paysages
De la planète primitive
Où s'entasse la population des invisibles
Nuages tournant en sens contraire du dôme,
Pourchassés à la vitesse de la lumière,
Tourbillon d'oiseaux apeurés levant
Des souvenirs
De mon genre à moi
D'humain ailé
Oiseau chanteur de l'éther d'en bas,
Harpie, erinye, griffon, phénix à deux têtes,
Passereau malhabile,
Une miette d'infini dans le bec
Dehors et dedans
Gribouillis d'oiseaux
Je gratte
De biais sur la coquille
Je frappe
Je frappe
Pour que se brise
Mon œuf
Avec le poussin mort-né des mots
L'ŒUVRE
La scène change encore change sans arrêt
Une tristesse
Efface les humains
Les bêtes une honte
Une peur
Cause l'avortement de la ville
Un océan d'oubli
Bouillonne aux pieds de montagnes futures.
L'œuvre, immensité, sable.
Et en sable à la fin mesurée.
L'ANCIENNE BARRIÈRE
Voici le muret et son petit serpent
Limite
Qui est dedans qui dehors
Pierres lourdes
Tomes entassés
Grammaire
De langues mortes
Pour disciples défunts
LE FIGUIER
Salle à manger le jour
Joyeuse, pour les oiseaux
Lourd meuble de jardin
Figuier
Herbes alentour
Tapis qui sans contrôle se déroule
Fruitiers jeunes
Et vieux, arbres
Gardiens précieux,
Fantômes d'arbres abattus
Ombres
Essaim d'étoiles
Bourdonnant
Toutes
Avec moi
Peu après minuit
Crissantes,
Déménagent vers mercredi
LE CARABE DORÉ
Œuvre d'art
Inimitable
Finement ouvragée
(Exosquelette
Cuirasse d'émeraude impénétrable
Équipement complet
Armement hors de prix :
Vision haute définition
Milliers de mégapixels
Antennes de luxe ultrasensibles
Pinces terribles
Doublure des ailes précieuse, en soie)
Parfait
Paré
Pour le combat d'un jour
Brisé
Dans le bec de l'oiseau.
LE CHAT
J'ai sommeil soudain
Comme le chat
Au milieu du saut tendu vers l'oiseau
Tandis
Que se contracte sa pupille
Se ferme
Verticale
Se ferme
Fente noire
Corrompant son destin
Le chat
Est de nouveau absorbé par sa queue
L'oiseau bat des ailes
En suspens je m'éloigne du corps
Qu'ai-je laissé passer d'important ?
Ma nourriture
Le jeu
Le Mal
La raison de vivre
Je dors
(Les mille feuilles)
EN COURS DE ROUTE
— Que vois-tu au loin ?
A demandé le jour au vent
Le paysage se vide
Le chemin s'enroule sur lui-même
La ville s'enfonce
Cet arbre deviendra du feu
Ce ciel de l'eau
Le reste derrière nous
N'est déjà plus qu'un tas de poussière
— C'est une impasse ? ont demandé les bottes
Pas encore a dit le mur en montant
Il faut que j'avance ai-je dit alors en me suivant
(Je souriais
Quelqu'un que j'avais existé impartial)
— Qui ?
L'arbre qui deviendra du feu
Le ciel qui deviendra de l'eau
Le jour qui deviendra du vent
.........................................
........................................
Tiou ? a demandé
En s'éveillant surpris le merle
Est-ce la fin du monde ?
Il recommencera ai-je dit
Comme toujours
(Ne serait-ce
Que pour le bref accouplement d'un dieu
En plein sommeil
Avec sa noire femelle)
— Tiou a sifflé le merle
— Cela suffit ai-je répondu
La maison s'est envolée
Je resterai donc jardin
Je ne mangerai que des graines boirai la pluie
Objet de terre
Sujet de pierre
Premier jet déchiqueté
par des ailes
— Tiou
A fait le merle alors
Puis s'est endormi
(La maison aux quarante chemins)
MARGARÌTA
Une robe d'un bleu vert
A flotté un instant dans mon temps
Son fantôme jumeau
Le bleu vert de Margarìta déjà
S'effaçait à l'horizon
En des vacances loin de tout lieu, à vie
Dans un esprit d'enfance abrupt
Dans les rochers nous courions pieds nus
Au-dessus de nous le diaphragme s'ouvrait se fermait
Et s'imprimait à jamais en mémoire
Une hydre aux mille têtes, immobile
Margarìta riant sans cesse, intermittences
Contradictions entre soleil et nuit
Elle balbutiait éblouie des espèces d'exorcismes :
Avec leur contraire toujours
Vite prononcés, dispersés
On jouait ; l'après-midi
Dans la mer jusqu'aux yeux, l'œil brillant
Elle écrivait sur l'écume
Mot par mot détachant sa chair
Collée à quelque chose
De gros, de noir, qui des profondeurs
Ne venait pas
Et puis, avant la nuit, elle est partie
Entourée d'un halo
D'oxygène enflammé — protestation
Contre l'injuste vieillissement des filles
Qui l'assaillait
Avec tous ses il m'aime il ne m'aime pas
De nouveau blancs intacts
Elle s'est glissée par une entrée cachée sur le côté
Descente aux Enfers
Dans son wagonnet fermé
Retour à la matrice maternelle
Dans l'obscure et familiale
Crypte des écrivains
(L'album violet)
Depuis sa naissance en 1948, Pavlìna Pamboùdi déploie une activité impressionnante, traduisant inlassablement (Eliot, Carroll, Huxley, Stevenson, Tchekhov...), écrivant des livres «soi-disant pour enfants», des chansons, des scénarios, et de la poésie bien sûr — une quinzaine de recueils à ce jour, où elle montre différents visages. À preuve sa production récente : dans Le journal du temps double, la scène est l'immensité de l'espace et du temps, la poésie devient vertige, balancement perpétuel entre dedans et dehors, être et néant, vie et mort ; dans les deux recueils suivants, on passe de l'obscur à la clarté, de l'intemporel au quotidien, de l'infiniment grand à l'infime (un arbre, un animal, un insecte), de la tâche surhumaine (le poème, «conception de l'inconcevable») à la simplicité apparente, L'album violet alignant les portraits d'amies de jeunesse, à partir de photos d'époque. Des points communs tout de même : les contrastes et les contradictions ; le dialogue avec la mort et les morts ; et aussi, affleurant partout dans le vocabulaire et les images, un profond sens du sacré.
Pavlìna Pamboùdi |