L'ARBRE
Un grand arbre
Et son ombre identique
Les feuilles, les mots se multiplient à mesure
Qu'il vole à la lumière
Il s'étale sur le sol
Son moindre souffle
Insensiblement s'égoutte aux racines
Et de nouveau il se dresse dans le vent
Si bien qu'on ne sait plus
Ce qui est l'arbre et ce qui est l'ombre
Ce qui est vie ce qui est poésie
Réalités liées.
SANS FIN
Alors
levant les yeux
vers le ciel
j'ai écrit
avec les nuages
sans orthographe, dit-on,
j'ai mis
un point
(une étoile),
vu passer
deux oiseaux, que j'ai pourchassés,
CHOSE DUE
Me baissant j'ai ramassé les cendres précieuses
Les ai jetées galets brûlants dans une eau innocente
Et donc sacrée,
Annulation des vents.
Le bruit sur le corps de l'eau
A décrit de beaux cercles parfaits
Tels que tout cercle doit être.
(Marque)
LE CHANT DE L'ARRIVÉE
«Je suis arrivé, je me suis dévoilé
sauveur vengeur.
En boitant comme toi j'ai marché.
Rêvant à notre union cachée.
Abysse en toi je me suis déversé
ai revêtu ton apparence, te l'ai montrée
il était temps
que tu portes le poids de notre ressemblance.
Dorénavant, je déciderai de ton chemin,
pour séparer ton âme corrompue du corps
à l'occasion de cette longue virée
je dissiperai l'embarras qui t'entrave
là où corps et âme se relèveront
pour incarner
la lumière.»
Quand on entend la première personne,
c'est qu'elle a déjà migré.
LUI ET MOI DANS LE RÊVE
Je me suis réveillé dans le rêve.
Fatiguées autour de moi les ombres.
Quelle était l'ardeur et la terreur
qui coulait sur mes traces ?
La rumeur dans mes oreilles prenait
la forme d'un mot.
Puis, entre les dos marqués
s'est détaché le sien
ses itinéraires cachés, ses énigmes.
Et moi m'efforçant d'entendre
dans le tumulte du baptême
ton nom que j'avais pris
au fond des fleuves
je n'ai pu qu'embrasser
le ruisseau de ta larme — elle s'écoule encore, libre.
Ta voix mon corps et inversement,
mon corps entier devenant voix.
Assiste-moi et gronde-moi souvent.
AVEU
Une terre m'attend quelque part,
que j'entre en elle comme une racine, profondément
tous mes sens ne faisant plus qu'un.
Tantôt captant les grincements des roches
tantôt l'interminable corrosion sous terre
tandis que je me ramifierai laissant partout
un souffle humide arrosant
arrosé lui-même
Espace infime,
se mesurant à l'infini
et me couchant là où j'ai tant erré
mon corps qui se traîne encore sans se plaindre
pour s'unir à l'idée lointaine.
Tornade verticale d'espace
me contenant.
CHANT DU JEUNE HOMME ET DE LA JEUNE FILLE
(beauté nudité)
«Mêlons-nous étroitement, tels deux continents» | cela ressemble | |
à un vœu pieux |
||
«Tu tailles les galets de ma patience» | je peine l'idée de te | |
rencontrer |
||
«Laisse-moi seulement aimer ta pensée» | le désir se traduit | |
par un battement |
||
«Si tu ne m'as pas fait naître, tu as fait naître mon espoir» | je suis enceinte | |
d'une alma mater |
||
«Que tes doigts me ferment le paradis | ||
que tes cheveux mesurent le vent» | tu te dissous dans la nature | |
te recomposes |
||
«Laisse-moi t'appeler amour, | ||
tant que les branches le veulent, quand le vent souffle, | ||
et tant que l'écume de la mer voyage | ||
dans les yeux des oiseaux envolés | ||
là où la mer s'absente» | tout est là-bas, | |
dans l'impression des sensations | ||
peu avant la naissance | ||
des sentiments |
||
«J'ai écrasé entre mes mains des fleurs, | ||
pour mesurer ma sensation à la tienne» | à travers toi désormais | |
les cinq sens |
||
«J'ai épluché l'orange | ||
avant que les autres s'en emparent» | des choses vaines la vaine | |
volonté |
||
«Je t'ai ouvert les cent replis de mon cœur, | ||
que s'y cache du soleil la rosée du matin | ||
et me suis couché pour dormir dans les grands fonds de ton odeur» | ||
le champ toujours | ||
vert non gardé, | ||
si ton coup d'œil suffit |
||
«Les bruits taillent le contour de ton désir | ||
et l'écho de ta voix | ||
insaisissable apporte | ||
enlacés derrière elle hauteur des rochers, | ||
profondeur des eaux, douceur des feuilles» | je mesure les distances | |
autour de moi |
||
«Enlaçons-nous sur les dalles | ||
et le ciel, innocent témoin de mon amour, | ||
s'incline très bas, | ||
laisse les oiseaux là-haut | ||
lui garder ses frontières» | union là où | |
les réalités se rencontrent |
||
«Et je bavarde au vent | ||
et le vent les écrit sur l'eau | ||
et le vent les efface, | ||
pour que toi seule puisses les lire» | accord secret | |
dans l'infini |
(Nouveau diviseur)
Le chant prendra tantôt ta voix,
tantôt la mienne. J'entre dans l'église et dans ton labeur.
La fin est proche. Et Dieu désormais double.
Que les autres punis ne sachent pas.
Je veux toujours,
mon prince à la face lunaire,
te contempler
comme l'audacieuse pleine lune
et que du choc
mutuel, violent
jaillisse
comme de la pierre à briquet
démoniaque une flamme
qui nous brûle,
cher Hyacinthe
fils de Jacinthe.
Soudain
tes cheveux s'allongeaient, tes doigts s'allongeaient, les paroles restaient par
terre.
Pour toi rien ne s'achève là-bas, dans la cité des anges et des juges.
À présent un par un tes mots tomberont jaillissement d'étoiles au firmament
obscur. À présent
justice. Tu as tracé tout le cercle. Tu as cherché l'enfant, l'as rencontré,
es redevenu cet enfant, vous avez grandi ensemble. À l'heure du chagrin le
plus sûr
tu t'obstinais à peindre sans cesse des oméga de louanges.
Le prince que tu fus dans la boue et la pluie d'été
ne s'est donné que la peine de secouer la terre de ses mains propres,
pour pouvoir s'essuyer le front,
se frotter les yeux devant la surprise.
Et ne crains rien. La surprise t'a choisi.
Ton rêve est la réalité que tous, une fois au moins, nous avons désirée.
(Lettres au prince)
Rochers en l'air qui vomissent des cadavres debout avant la chute, là-haut très peu de bleu
Me rappelant l'exaltation pour compléter, le plus simplement, la forme amère de l'ironie
En bas, des foules qui crient indifférentes mangeant ce qui reste des sorciers
Mais la fille, la fille s'est figée là-bas l'un de ses regards offert au siècle
Un instant, celui où je tombe, confirmation d'un petit gouffre ouvert telle une blague
Jusqu'à tout-à-l'heure mes bras prolongeaient une fièvre électrifiée depuis l'écran
De même qu'un garçon a bien appris l'amour à travers des millions de pixels cachés
Vision macabre, elle dure en cannibale tant que le permettra le cours du programme
Pour une violation imprévue du plan, celui qui à jamais sera ton rêve
Maintenant que tu lis peut-être je n'existe pas, après des siècles ou rien qu'un instant
Car ma pensée, saisie instantanée, peut former espace et durée
Toi en lisant ce que j'écris tu suis de nouveau la piste sur mon suspens
Tu entres dans mes mots comme tant de milliers d'humains entrent dans la même eau
Comme quand tu nages en Crète uni par l'eau à qui nage à Majorque
De même la pensée, de même la poésie unissent — toujours les mêmes sont les eaux, toujours autres
Tandis qu'au même instant le sable continue de te fouetter, comme tes pensées,
Et peu à peu il t'ensevelit sous une dune sans autre marque dessus
Sinon les traces de tous ceux venus déterrer ton existence perdue
(...)
(27 ou Celui qui tombe)
JE TROUVERAI LA LANGUE
Je trouverai la langue qui parle en silence
qui m'aidera peut-être à supporter l'absence
de ce que tu devais me dire hier ou demain.
Je trouverai afin de supporter ma vie
Cette langue chargée toujours de poésie
Puisqu'elle parlera, ma bien-aimée, de toi.
Je trouverai la langue longtemps oubliée
Dans une eau pure qui jamais ne fut souillée
Et chanterai les traces laissées par tes pas.
Je trouverai la langue qui sera laissée
Par moi aux temps futurs, aux enceintes sacrées
Où la semence de l'amour se cachera.
Je trouverai la langue que rien n'a vaincue,
Ne possédant qu'un mot pour que se perpétue
Ton nom à toi, qui mon nom deviendra.
MIEL SAUVAGE
Une vigne dans les parages
A des grains lourds du miel sauvage
qui coule de ta lèvre à toi.
Le téméraire qui le lèche
Devra se garder de tes flèches
Et aussi de ta mèche à toi.
Des flèches, de peur qu'il ne saigne
De ta mèche, que ne le ceigne
Le feu de ton avril à toi.
Quant à celui qui s'évertue
Il sera changé en statue
Raidi sous ton ciseau à toi.
(Sur ton corps)
Né en 1969 au Pirée, Yànnis Evthymiàdis a fait des études littéraires, enseigne les Lettres et traduit de l'anglais. En dix ans il a publié quatre recueils de poèmes, bientôt cinq, et si chacun d'eux est une expérience nouvelle, marquée par un changement de ton, l'ensemble est habité par la même voix, chaleureuse, insistante, inquiète, intense. Qu'ils soient limpides ou obscurs, en vers libres ou en vers à l'ancienne, brefs et denses ou portés par un ample lyrisme, ses poèmes sont les étapes d'un même parcours, vers davantage de dépouillement, d'innocence, de liberté.
Les poèmes de Lettres au prince sont autant d'hommages à des poètes du passé ; la chute évoquée dans 27 est celle de ceux qui tombent des Tours du 11 septembre ; il est sans doute bon de le savoir — cela n'apparaît pas clairement dans les textes —, mais ce n'est pas nécessaire non plus : pour Evthymiàdis, le lecteur est libre de comprendre ce qu'il veut, et les poèmes «qui ne veulent rien dire» sont parfois ceux qui en disent le plus.
Yànnis Evthymiàdis |