COHABITATION
Ces étoiles me regardent,
On dirait qu'elles veulent me saigner.
Chère Voie Lactée, crois-tu vraiment
Que mon humilité te menace
Ou quelqu'un d'autre à son tour simplement
A des vues sur tes fluides vitaux ?
Si cela est vrai, si nous sommes tous les deux
Victimes de l'anémie royale,
Reste à concevoir notre existence
Comme une forme d'héroïsme,
Comme un arbre au sommet de la montagne
Débordant de santé mortelle.
RECHARGE
Fini pour aujourd'hui la station debout.
Le trou dans la couche d'ozone, l'espoir, la terreur,
La divine jeunesse quotidienne.
L'oreiller aspire à présent ma tête
Comme une vieille édentée
Qui dans les ruines de sa mâchoire
avale un œuf.
ACADÉMIE
Notre peuple fier que voilà
Avec tant d'expérience dans son ménage
Et qui tout le temps s'étonne et tout le temps pousse des cris
Comme une jeune mariée qui repère
Une odeur d'étoile brûlée dans sa poêle...
COMPAGNON DE VOYAGE
Ce n'était pas de l'indolence mais plutôt
Une mélancolie chez lui intensive.
Autour de lui les bruits s'enfonçaient sans but
Comme dans une eau savonneuse épaisse.
Assurément je ne l'avais pas découvert.
La poésie n'a pas le privilège
De découvrir les profondeurs de l'homme.
Mais quand de leurs contours ils débordent,
L'écume de leur vie s'éparpille sur le siège.
Et alors on sait : Cet homme en face
Est un chômeur désormais sans colère. Buveur débutant.
COMMENT LES ASSYRIENS SE SUICIDENT
Imaginons un peuple très ancien, qui engendra des sciences, des institutions éternelles et des arts sublimes, assis, vénérable vieillard, sur une grosse pierre, et qui conduit son troupeau biblique dans des pensées ambivalentes : Laine ou lait ? Roue ou dieu immortel ? Sur la mer qui s'étend devant lui flotte un radeau avec son naufragé. Son allure obstinée le séduit. Il fixe le regard sur son parcours et, malgré les sonnailles et les bêlements, il entend le marin qui siffle doucement le petit mot incompréhensible «ati». Il aperçoit l'ombre du prochain cyclone qui marche pleine d'une élégance attristée le long de la côte squelettique. Verbe ou mort ? Noyade ou vol ?
Que le brouillard jaune à présent vienne avec la nuit. Je suis seul comme les fantômes, charrue dans le ciel. À l'arrière de mon crâne refroidit la pensée de mon meilleur moi. Assyrien ou Nabatéen ? Grec ou fanatique ? Ah, rien, filasse et lin, une marque à la tempe, un pays qui se changera en eau.
L'EMPREINTE
Avec leur sang mais aussi un pinceau
Ils écrivent sur les murs, les victimes d'injustice.
Ils ont un instrument un alphabet
mais jamais suffisamment de sang.
Comme ils restent sidérés, écrasés
Quand il leur reste des mots
Tandis que le seau se vide
Jusqu'à la dernière goutte...
D'un coup de pied alors ils renversent
Le seau inutile, leur peau.
Que va-t-on enterrer à présent ?
Les pinceaux ?
Et ceux-ci restés sans sépulture s'entassent
Montagne, tumulus de brosses.
Le tombeau de la peinture sèche.
CE QUE L'AVENIR NOUS RÉSERVE
Les habitations sous une pluie fine.
Les tombes dans de l'or fin,
La mort traverse les choses
Avec son immortalité discrète.
On dirait que jamais les hommes
N'ont fait usage de l'argent
Et que c'était seulement la maquette de l'univers,
Ce qui s'est posé sur les eaux.
Tas de fumée qu'on pourrait
Déplacer avec les doigts,
Si le matin ne venait
S'effondrer dans les draps.
LE MIRACLE
(ou comment sont prises les vraies décisions)
Comme les poissons et les pains
Un peu de mort nourrit tout le monde
Révélant l'intervention divine
Précise comme un nutritionniste.
Aliment rare, qui le trouve tous les jours
Et le sait ?... Tout le monde sans le savoir
Métabolise les horribles substances.
Mais un éclair, l'estomac qui se déchire,
Fait souvent de la foule affamée une assemblée
De compagnons qui partagent le rien
Dans la justice et la fraternité.
Alors le lac est tout scintillant de poissons.
Alors l'abondance du mal ressemble
À la Beauté...
(Comment les Assyriens se suicident)
L'ASSEMBLÉE
«Ô Gouverneur ! Excellence !
Malgré tout, la terre est habitée !»
Dans ses vêtements trempés
Voici que se présente
À la séance l'aîné des fantômes.
Avec les marguerites de leur tombe
Les conjurés l'accueillent.
Légers dans l'encens de leur frac
Ils froncent les sourcils, agitent le doigt,
Feuillettent l'agenda taché,
Creusent de leur long nez la tache
Et exposent la stratégie du charbon.
«Ce monde ! Les funestes vivants !
Les misérables menus besoins !»
Puis on vote article par article
(Mais dans l'énervement et les altercations)
Cette même pluie diluvienne
Qui frappe depuis des jours les veilleuses.
CURRICULUM VITAE
Il s'est blotti furieux dans son coin,
Le labeur de la journée.
S'être pendant des heures exposé
Corps et âme au public
Avoir fait la pub pour son esprit
— En contrôlant son consentement
à tous les compromis possibles —
Et simplement balancer ses chaussures
Avant de se vautrer dans son fauteuil...
Une main balayant l'air
Avec le col d'un mal de tête.
Les trains sortis des fourmilières
courent en bottines sur le mur.
Ils ne te prendront pas. Comme tu es grand,
Large et triste tel un papillon
Aux ailes noires d'exclamations...
Tu es une bouche qui suce le doigt,
Un vilain bébé emmitouflé.
Qui voudrait de toi dans la neige
Sinon la passoire où tu t'installes
D'où coulent, salissant le tapis,
Tes admirables qualités.
PARCOURS HABITUEL
Debout, seul, citoyen du monde,
Près de la montagne d'ordures,
J'attends le premier bus,
Le machiniste fatigué, l'air féroce
Le gémissement discret des freins.
Je flaire le veuvage, la retraite
Et l'avance en âge des cellules maltraitées
Chez ma voisine, dame bien nourrie
(Naguère elle devait parler volontiers).
Les maisons rentrent le ventre, se pomponnent,
Repoussent du pied sur la chaussée
Ce qui a résisté au massacre nocturne
Et depuis leurs entrailles obscures
M'épient en douce les vieux oubliés.
Je descends au millénaire qui vient.
À LA PÊCHE
J'ai entendu vos chuchotements inquiets,
Enfants des immortels, sans protection.
J'ai entendu votre tige s'agiter
Et toutes les fleurs de votre tête
Dans le trouble et la morosité.
Je vous ai entendus, loqueteux de bonne famille,
Vous blottir sous la lune.
Elle détournait le visage.
J'ai entendu les piétinements des mortels,
Les troupes de démocrates et d'athées.
Qu'étouffaient d'irrépressibles sanglots.
Quelle comédie de situations...
Qui est qui ? Que veut dire le poème ?
Quelle langue nomme quoi ?
Quel régime et quelle immortalité ?
Qui enlève au poisson ses branchies,
Et, généreux, le rejette à l'eau ?
BILAN
Une livre entière c'est ce que nous coûte
Chacun de ceux qui peuvent travailler.
Et celui qui ne travaille pas
Qu'il ne mange pas.
Deux livres entières c'est ce que nous coûte
Le travailleur qui ne mange pas
Et trois celui qui nous délivrera
Des maux du ravitaillement.
C'est pourquoi chaque investissement
Doit ne pas contenir la mer
Le matin, lorsque docile, couleur de cuivre
Elle cherche les premiers tamaris,
Ou la nuit, quand elle dissimule sa masse
Salée par les étoiles.
Ni même le phare télégraphiant d'être patient
Au caïque encore invisible
(Même si depuis des jours il est parti au large...).
LE SAINT PATRON
Sur leurs échasses, à quelle fête iront-ils ?
Leur tête dans le brouillard,
Sur les claviers les enjambées immenses.
Au hurlement du chef de la musique
Les rues filent n'importe où.
Je suis le seul à rester là derrière,
clown au sourire barbouillé.
Regarde, quel honneur me réservait la fiesta !
Chanter la lune qui mange
De la barbe-à-papa dans les ruines de ministères...
TANT QUE JE VOIS
Mer, ne sois pas si triste.
Je vais partir, oui, mais dans mes mains
Comme une mariée je lèverai la marée.
Qui sait pourquoi l'homme doit
S'être placé un matin devant toi
Avec sa conscience active. Les nerfs
Tout armés face aux couleurs.
Pourquoi doit-il combattre
L'humiliation, la peur, la colère, les vains efforts
Pourquoi ce besoin qu'il a de reconnaître
qui est laissé à ses pieds par la vague.
LA BALLADE DES DEUX CHÔMEURS
Ils connaissent à fond leur métier,
L'homme au front serein, par expérience,
L'autre, aux tics passagers, par ses études.
Et tous deux l'exerçaient avec art,
L'homme au front serein, souvent,
L'autre, aux tics passagers, pour la vie.
Dorénavant tous deux ne l'exerceront plus.
On leur a mis le gant de fer.
Ils doivent au milieu de leur vie
Être inscrits au tarif bébé.
Un téléphone à pièces invisible
(S'ils tendent fermement la main)
Leur offrira les frais de transport
De la foudre jusqu'à la terre.
Au minimum, bien sûr. Jusqu'au moment
Où étoiles, enfants et conjoints
Les verront avec l'incrédulité du deuil,
Avec les yeux immenses du châtiment.
Alors, qui entendra quand ils renverseront
du pied sous eux ce même tabouret
Que l'un a su fabriquer par expérience
Et l'autre, aux tics passagers, par ses études.
LES VOISINS
Ce qui m'intéresse par dessus tout,
C'est celui que moi je ne suis pas.
Ce qui m'ennuie désormais,
C'est le résumé de mes passions et désirs.
Mais si quelqu'un a de la glace dans ses chaussettes,
Je l'entends qui brise avec les pieds les larmes.
Nous sommes dans la coquille de la noix.
Lilliputiens, nerveux, fatigués.
Ce qui nous étouffe, c'est la bêtise de nos travaux,
La compression de nos idées fortes,
Nous sommes un quartier frappé par le séisme
Qui laisse la lune indifférente.
(La terreur, simple machine)
MATÉRIAU COHÉSIF
Qu'elle vienne, l'heure enrhumée, exclue,
Le serpent de votre colère à la bouche.
Faites l'aumône à vous-même.
La seule personne dont vous puissiez avoir pitié.
Elle se traîne comme un chien errant là dehors.
Faites-la entrer.
Lavez-lui la gueule et les oreilles.
Et tant pis si se pointent les noceurs, les impies.
Pour fumer volez leur paquet.
Laissez la lune fondre
comme un délire de petit dieu.
Quelqu'un lui a fouetté le derrière mais ce n'était
qu'un univers sans cause.
Une faute non avouée.
Vivons comme s'il y avait une raison.
Mourons comme si cela valait la peine.
Forçons l'éternité à se jeter
Pour de bon dans la lutte pour la vie.
EN PLEIN MOIS D'OCTOBRE
C'est un homme, dont je ne me souviens pas.
Je le vois mais il ne marche pas ici.
Une douleur gentille est posée sur sa poitrine
Tel un mouton dans la neige.
Et ça, là, c'est une racine comestible.
Une bête la déterre avec sa patte.
Entre les feuilles de cuivre
Un automne étincèle, nourrissant.
Les exilés parlent ou sifflent.
Ceux qui ont survécu dans des creux.
Ceux qui ont gagné l'immortalité
Qu'un coup de hache fait revivre.
«Plus le temps soigne, plus il s'épuise»,
Dit la pluie en battant les branches
Avec sa plainte endiablée.
Moins semblable à ma tristesse.
Davantage à l'or de mes chaussures,
Quand je marche sur les objets volés
Que m'a fourni la musique.
C'est un homme. Pécheur dans un livre.
Une histoire s'obstine à ses dépens
Comme si les glaces brillaient au Paradis
Sous un doux enrouement.
C'est un homme. Rien d'autre.
Et ce rien d'autre me prend au dépourvu.
Née en 1953, elle a publié onze recueils en trente ans et reçu le Prix d'État pour la poésie en 2008. Je l'ai traduite pour l'anthologie de Poésie/Gallimard et lui ai consacré tout un volume (Le cyprès des travailleurs, Cahiers grecs/Desmos, 19..). On a pu voir en elle une héritière de ses compatriotes Zoé Karèlli, Elèni Vakalo et Kiki Dimoula, voire d'Emily Dickinson ou Sylvia Plath. Leur point commun à toutes : la poésie qui fait un pas vers la philosophie, sans rien abandonner de la chair des images et de la musique des mots ; les événements du quotidien transfigurés ; un lyrisme dense et dur.
Avec les années sa voix s'est faite plus sombre, comme le montrent les poèmes qu'elle-même a choisis dans ses deux derniers recueils, Comment les Assyriens se suicident (2010) et La terreur, simple machine (2012). Tout en conservant leur portée universelle, ils portent aussi clairement la trace des souffrances actuelles de la Grèce, avec leur cortège d'images terribles, la terreur du lendemain, les chômeurs, la faim, le suicide. Le «pays qui se change en eau» n'est pas seulement celui des Assyriens...
Dìmitra Christodoùlou |