Yànnis Varvèris



IL ÉTAIT UNE MAUVAISE FOIS


Dedans on fêtait Noël.

Et moi là

dehors

avec mes allumettes invendues

je grelottais

jusqu'au moment où le loup passe

je lui allume sa cigarette

il se métamorphose

en prince

tiens, ta pantoufle, dit-il

partons d'ici

je ne l'ai pas cru bien sûr


contes mélangés

allumettes invendues

froid glacial.




À L'ÉTRANGER


De même que le court trajet par mer

n'est plus comme autrefois symbole

mais une distance réelle c'est tout

avec bateau obligé


de même que ceux partis en 60 vers l'Allemagne

et dont les parents sont devenus

carte de géographie

dans les écoles de leurs enfants


de même que Colomb

était en secret jaloux

de Bartolomeu Dias

et Dias de Vasco de Gama

à cause

de leurs fabuleux exploits

pas très jaloux

mais un peu


de même surtout

que dans la nuit, inconsolable

interrompant ses écritures

le mélancolique empereur

Marc-Aurèle

devait prendre des décisions

capitales pour l'empire

et futiles pour lui


de la même façon

ici aujourd'hui

avec ces mêmes jumelles

j'observe mon pays.




RÉPÉTITION


Nous vivons bien

dans ce cimetière à l'écart.

Dans les tombeaux bien aérés

nous répétons allongés tandis

que de partout le vent de la vie

nous remplit de jeunesse.

Après la répétition chacun se lève

plein d'optimisme et de force. Demain les mêmes.

Les répétitions se poursuivent à l'infini

et peu à peu nous rapetissent

nous remontons à la naissance

nous nous abandonnons

nouveau-nés agonisants

pleins de vigueur.


Nous vivons bien

dans ce cimetière à l'écart.

Vous n'apprendrez jamais

comment un être humain grandit

jusqu'à devenir bébé

qui ne pleure pas.




LE PRINCE ET LE PAUVRE


Commerçants débiteurs mauvais payeurs

marins d'eau douce

retraités de la mer

beautés en instance de démolition

tout-puissants en cours de succession

fidèles

fidèles très amers

personnes en principe tout au bord


elle sonne, elle a sonné la pause dans les paiements

laissez le syndic

de faillite

faire son travail

écoutez sur vos cheveux

cette caresse :


Notre fortune c'est

ce que nous avons perdu.




RETOUR


Lettres non valides

poste cruelle.

Pendant tes années d'absence

tu ne sais qui a vieilli

et qui est devenu vieux.

Tu les a tous pleurés sans exception

en leur absence.

À l'étranger tout se mélange

et surtout

la nostalgie avec le deuil.


À présent revenu

pour ceux que tu ne trouveras pas

tu n'as pas de tristesse.

Tu les as pleurés

avec plus de joie que tu n'en as

pour ceux que tu retrouves.


(À l'étranger)




BRISE SOUS L'ACROPOLE


L'œuvre des dieux c'est nous qui l'interrompons.


Car dans la débauche d'une chambre d'hôtel

tandis que les corps s'entremêlaient

nonchalamment pressés de prolonger

l'ajournement d'une délivrance fatale


le flottement des rideaux

a révélé aux yeux une parcelle fugitive

de Parthénon

brisant le lent accord

enflant une envie folle

d'exécution sommaire


de retrouver la rue

rentrer chez moi

me recueillir

voir où j'en suis.




ASSURANCE CONTRE L'INCENDIE


La végétation parfois sur le corps

prend ses aises.

Il sourit de nouveau, tel un bébé

qui découvre un hochet.

Le bois tordu

est traversé d'une chaleur

précautionneuse : il faut

que la forêt se délecte

comme il se doit.


Je parle d'une végétation experte.

Qui connaît bien

les zones fraîches

les ombres

les coins qu'on arrose.

Qui marche comme le jardinier, le garde champêtre.


Celle

qui perd sans bruit sa verdure

dès que les corps se redressent, méditant

— au bord du repentir.




L'AFFREUX DILEMME


Les visites à l'hôpital pour voir

des parents, des amis

cette agitation provisoire

comme elle nous tranquillise !


Les jeunes inconnus

des lits voisins

tandis que l'espoir de la sortie

quitte leur visage

pour nous quel trouble étrange !


Car lorsque en pleine vigueur

on quitte la chambre pour la ville

avec ses jeunes

sur leurs scooters, dans leurs bars


comme il s'impose le dilemme

entre prier pour leur protection

et le souhait féroce

d'une justice.


(Argent gaspillé)




RÉSUMÉ FESTIF DU MONDE


Animaux tout dévoués plantes souples

aubes pures vents caressants du sud

miel de mystère bruissements de revenants

et au centre

humains joyeux

de luxe et d'ivresse


À peine sortis tout de suite

ils ont lu les cartes en tâtonnant

ont patiemment ressuscité villes et jungles

et mis leurs beaux habits :

quelles vives couleurs allégresse colorée

quels envols et quelles floraisons

brises sobres et corps telle une brise

tout et tous fin prêts pour les dimanches.


Mais qui

pareils aux mers approchant la côte

ont commencé

à se déplacer

bricolant des lundis, des mardis, des jeudis.


Et maintenant

quelle erreur vestimentaire

quel vent dominant d'amertume

quelle naïveté

quelle crédulité.




LAZARE APRÈS LE MIRACLE


Tu as veillé à ce que tout le monde apprenne

même hors de Béthanie ma résurrection.

Victime de ce miracle, je vais déambuler

des années, va-nu-pieds que tous regardent soupçonneux

sans savoir s'il faut le croire ou s'il est fou.

Moi-même je ne sais plus ce que je suis

sans parents ni amis car tous ont pris peur

ou m'ont jalousé au nom des leurs — qui sait ?

Tandis que Toi, Toi idéal en Ta résurrection

définitive, chantée en gloire sur toute la terre,

Tu n'as jamais pensé au sort

de ton ressuscité sous conditions et provisoire.

Oui, je n'aurais pas dû obéir à ?on «Lève-toi et marche !»

mais suivre la paisible voie vers la pourriture

humblement, comme les simples mortels.

En quel Jugement Dernier puis-je croire à présent

en quelle résurrection des morts

entre l'exception de la vie

et la règle du trépas ?

Et enfin

où trouverai-je avant de mourir la force de me convaincre

que vraiment pour toujours

je vais mourir ?




PILATE


Comment ai-je pu vivre ainsi ma vie ?

Je ne savais vraiment pas qui sauver :

Barabbas ou Lui.

Au lieu de décider, j'ai consulté la foule.

Au lieu de décider, j'ai encore demandé :

«Que dois-je faire de Jésus ?»

Et ils m'ont dit : «Qu'on le crucifie !»

J'ai insisté : «Quel mal a-t-il fait ?»

Mais j'ai craint la populace et Tibère

qui venait de me reprocher ma couardise.

Je me suis donc hâté de me laver les mains

de me déclarer «innocent de ce sang»

mais sans jamais le croire au fond.

Après, selon certains, j'ai connu révocation puis suicide,

selon d'autres, devenu chrétien

j'ai été tué par Néron à Rome.


J'ai vécu ma vie de potentat dans la crainte

et j'ai laissé ma mort indécise à l'Histoire.

Je suis mort et j'ai vécu, heureusement, comme un homme simple

humilié mais fier en même temps

au milieu du doute.




GOLGOTHA


Ici depuis le plat

nous vous voyons nous avons pitié de vous

qui montez depuis tant d'années.

Plus vous montez

plus la distance

d'avec la croix grandit

et la joie en même temps

devant l'épreuve encore plus cruelle.


Là depuis la montée

vous ne pouvez nous voir, avoir pitié

nous qui montons

presque valeureux

sur le plat le plus escarpé

sans croix

et sans colline.




alors que l'heure approche


On dit que l'heure approche

c'est peut-être vrai.

Mais qui donc doit être jugé ?

Nous aussi qui avons vécu

avec le seul écho de Tes premiers miracles ?

Ces gens-là tu les as guéris

seulement pour que croie en Toi

le monde des bien portants.

Eux seuls

car nous qui avons suivi

foules en foule

infirmes de l'Histoire

nous avons vécu

les uns dans de vaines prières

les autres entre douleur et détresse.

Miséricordieux mais neutre comme un pâle espoir

Tu nous as laissés Te remplacer :


Avant le jugement nous sommes fiers

car le miracle c'est que nous avons vécu

sans le miracle.




ÉLOGE DES FUNÉRAILLES


Dans Tes églises

tu ne me verras entrer

que pour des funérailles.

Mis à part la rage et la douleur

de la perte

il faut que j'entende souvent

le service funèbre.

Pour entendre qu'un jour

qu'en plus de ceux qui auront fait le bien

tous ceux qui auront fait le mal

— qui en sera excepté ? —

quittant la paix des tombes se dresseront

sans aide pour passer, comme tu dis, en Jugement.

Enfin il faut que j'entende que Tu te laves les mains

que tu ne fais pas Ta volonté

mais celle d'un Père indistinct.


Funérailles

menace aveugle

promesse non tenue.

Funérailles

Vendredi saint de l'homme

sans samedi.


(L'homme, seul)




TÉLÉPHONES


J'ai grandi près de toi

avec les lourds téléphones noirs

telles des beautés d'Afrique

l'écouteur pareil à leur chevelure

le cadran et ses dix zones érogènes

pour les plaisirs des doigts.


Les années ont passé

le pouvoir désormais

est au sans-fil au portable

et à leur clavier froid

et je t'ai laissée chez toi vivre et téléphoner

depuis ton vieil appareil

vers mon nouveau monde.


Nous parlons de nouveau comme avant ;

mais ce qui nous unit

en même temps nous sépare.




LA «PLUIE»


Visite


Jours de fête.

Bien que tu sois seule

toute la décoration de Noël habituelle

toutes lumières allumées car je vais venir.


Nous sommes à nouveau comme jadis.

Et la pluie

remplace l'absent.




AVERSE


Soudaine averse début septembre

dans le jardin du vieil hôtel.

Odeur de terre orgasmique

sur le sol assoiffé.


Allons-nous-en

nous n'avons rien à faire ici.




CE N'ÉTAIT QU'UN POÈME


Repas de famille comme autrefois

dans un bon restaurant du dimanche :


— Mais oui, bien sûr, on le prendra

ton album de photos

tu auras une chambre sur jardin

aucun doute et votre télé

sera en couleurs

tu seras en compagnie d'une dame très distinguée

vous parlerez du passé pendant des heures

plus de soucis pour les courses les médecins

et puis nous passerons, sinon tous les dimanches

du moins très souvent

— le directeur n'a rien contre —

nous t'emmènerons en voiture

déjeuner faire un tour.


— Non, n'aie pas peur, ce n'était qu'un poème,

n'aie pas peur.




«POUR TENTER D'ENDORMIR LA DOULEUR»


Je sais combien les remords

me tourmenteront un jour.

Mais ils sont

le seul remède

contre l'oubli.


(Grand âge)




Un chasseur qui chassait un jour dans les bois

abattit un autre chasseur

et se mit à pleurer

ne sachant pas ne sachant pas quoi faire.


Et soudain arrivèrent des compresses

et tout l'attirail médical

et il fut en admiration

de ce que le cerf et le renard

le lièvre l'ours le lynx

une fourmi et d'autres

peu instruits en médecine pourtant

aient vu en cela

un devoir moral.


*


Alors dans l'après-midi

nous allions au Jardin National

voir les canards blancs dans l'eau.

Nous les observions depuis nos chaises

et parfois

emportant un petit pain rond

je frottais sur toi les grains de sésame

en riant.


Aussitôt les canards se ruaient

hors de l'eau

et te pinçaient à te rendre folle.

J'étais amoureux alors

et je voulais ton corps

sans vouloir encore le toucher.


*


Tous les chiens trouvent

le chemin du retour.

Mais le voilà, perdu à jamais

qui désespéré court les continents,

ce dalmatien, celui

qui n'a pas trouvé place dans le film.


*


Christophe Colomb avait toujours

avec lui une chouette

pour lui porter chance.

Si cette nuit-là tandis qu'ils approchaient

et que presque tout l'équipage

épuisé somnolait

tandis qu'ils approchaient si la chouette

s'était tue

le monde serait aujourd'hui

— fort indulgemment —

tout à fait autre.


*


Le chat toujours a chassé la souris

mais avec le temps, devenant

paresseux, il est passé à des goûts plus fins.

Quant à l'autre

il grandi, grossi, ne le craint plus

et si toi, l'ancien tigre, dit-il,

tu retournes vivre à la dure dans la jungle

de toute façon

je serai désormais

le seul animal domestique.


*


— Je suis berger

sans revendications

je compte envoyer

mes moutons du bercail

à l'autoroute

comme ça pour changer

ils vont bloquer

la circulation mes moutons

ils vont la bloquer mais je suis

sans revendications


*


N'écoutez pas ce qu'on dit de la part du lion.


Dans la jungle une nouvelle bête règne

tous les mois — à tour de rôle

comme dit le renard en français.

Il n'y a pas ici de troubles

de Sept contre Thèbes

d'Étéocle et Polynice.

La jungle est d'autant plus tranquille

que l'animal qui règne est petit.

Vous ne connaissez pas mettons

le bonheur du tigre

quand on supprime partout les somnifères

au moment où il passe le relais

à la fourmi.


*


Le chien nous apprend l'amitié

mais le chat

nous apprend le monde.


(Animaux dans les nuages)



*


Encore un qui aurait dû figurer dans l'anthologie Poésie/Gallimard en 2000 ! Yànnis Varvèris, dans son pays, est l'un des poètes les plus connus, les plus aimés de sa génération. Né en 1955, mort en 2011 bien trop tôt, il laisse une œuvre abondante : onze recueils de poèmes et une dizaine de volumes d'essais. Critique de théâtre, il a traduit Aristophane et Ménandre, Molière et Marivaux, mais aussi Cendrars, Prévert, Brassens et Ferré.

Ses cinq derniers recueils — À l'étranger (2001), Argent gaspillé (2005), L'homme, seul (2009), Grand âge (2011), Animaux dans les nuages (2013) — ne se distinguent pas de sa production antérieure. Sa poésie à la fois savante et familière emprunte alternativement les voies du monologue de théâtre, de la parabole, de la fable ou du conte pour dire et redire la mélancolie, l'inévitable désenchantement de vivre, mais aussi l'amour des êtres chers, vivants ou défunts. Elle déroule une pensée subtile et vive sans pathos ni éclats de voix, en jouant de toutes les nuances de l'humour et de l'ironie, avec une tendresse parfois, et une belle tendance à l'autodérision toujours, qui contribuent à la rendre aussi attachante que l'était, dit-on, son auteur lui-même.



Yànnis Varvèris.
Yànnis Varvèris.

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