IL ÉTAIT UNE MAUVAISE FOIS
Dedans on fêtait Noël.
Et moi là
dehors
avec mes allumettes invendues
je grelottais
jusqu'au moment où le loup passe
je lui allume sa cigarette
il se métamorphose
en prince
tiens, ta pantoufle, dit-il
partons d'ici
je ne l'ai pas cru bien sûr
contes mélangés
allumettes invendues
froid glacial.
À L'ÉTRANGER
De même que le court trajet par mer
n'est plus comme autrefois symbole
mais une distance réelle c'est tout
avec bateau obligé
de même que ceux partis en 60 vers l'Allemagne
et dont les parents sont devenus
carte de géographie
dans les écoles de leurs enfants
de même que Colomb
était en secret jaloux
de Bartolomeu Dias
et Dias de Vasco de Gama
à cause
de leurs fabuleux exploits
pas très jaloux
mais un peu
de même surtout
que dans la nuit, inconsolable
interrompant ses écritures
le mélancolique empereur
Marc-Aurèle
devait prendre des décisions
capitales pour l'empire
et futiles pour lui
de la même façon
ici aujourd'hui
avec ces mêmes jumelles
j'observe mon pays.
RÉPÉTITION
Nous vivons bien
dans ce cimetière à l'écart.
Dans les tombeaux bien aérés
nous répétons allongés tandis
que de partout le vent de la vie
nous remplit de jeunesse.
Après la répétition chacun se lève
plein d'optimisme et de force. Demain les mêmes.
Les répétitions se poursuivent à l'infini
et peu à peu nous rapetissent
nous remontons à la naissance
nous nous abandonnons
nouveau-nés agonisants
pleins de vigueur.
Nous vivons bien
dans ce cimetière à l'écart.
Vous n'apprendrez jamais
comment un être humain grandit
jusqu'à devenir bébé
qui ne pleure pas.
LE PRINCE ET LE PAUVRE
Commerçants débiteurs mauvais payeurs
marins d'eau douce
retraités de la mer
beautés en instance de démolition
tout-puissants en cours de succession
fidèles
fidèles très amers
personnes en principe tout au bord
elle sonne, elle a sonné la pause dans les paiements
laissez le syndic
de faillite
faire son travail
écoutez sur vos cheveux
cette caresse :
Notre fortune c'est
ce que nous avons perdu.
RETOUR
Lettres non valides
poste cruelle.
Pendant tes années d'absence
tu ne sais qui a vieilli
et qui est devenu vieux.
Tu les a tous pleurés sans exception
en leur absence.
À l'étranger tout se mélange
et surtout
la nostalgie avec le deuil.
À présent revenu
pour ceux que tu ne trouveras pas
tu n'as pas de tristesse.
Tu les as pleurés
avec plus de joie que tu n'en as
pour ceux que tu retrouves.
(À l'étranger)
BRISE SOUS L'ACROPOLE
L'œuvre des dieux c'est nous qui l'interrompons.
Car dans la débauche d'une chambre d'hôtel
tandis que les corps s'entremêlaient
nonchalamment pressés de prolonger
l'ajournement d'une délivrance fatale
le flottement des rideaux
a révélé aux yeux une parcelle fugitive
de Parthénon
brisant le lent accord
enflant une envie folle
d'exécution sommaire
de retrouver la rue
rentrer chez moi
me recueillir
voir où j'en suis.
ASSURANCE CONTRE L'INCENDIE
La végétation parfois sur le corps
prend ses aises.
Il sourit de nouveau, tel un bébé
qui découvre un hochet.
Le bois tordu
est traversé d'une chaleur
précautionneuse : il faut
que la forêt se délecte
comme il se doit.
Je parle d'une végétation experte.
Qui connaît bien
les zones fraîches
les ombres
les coins qu'on arrose.
Qui marche comme le jardinier, le garde champêtre.
Celle
qui perd sans bruit sa verdure
dès que les corps se redressent, méditant
— au bord du repentir.
L'AFFREUX DILEMME
Les visites à l'hôpital pour voir
des parents, des amis
cette agitation provisoire
comme elle nous tranquillise !
Les jeunes inconnus
des lits voisins
tandis que l'espoir de la sortie
quitte leur visage
pour nous quel trouble étrange !
Car lorsque en pleine vigueur
on quitte la chambre pour la ville
avec ses jeunes
sur leurs scooters, dans leurs bars
comme il s'impose le dilemme
entre prier pour leur protection
et le souhait féroce
d'une justice.
(Argent gaspillé)
RÉSUMÉ FESTIF DU MONDE
Animaux tout dévoués plantes souples
aubes pures vents caressants du sud
miel de mystère bruissements de revenants
et au centre
humains joyeux
de luxe et d'ivresse
À peine sortis tout de suite
ils ont lu les cartes en tâtonnant
ont patiemment ressuscité villes et jungles
et mis leurs beaux habits :
quelles vives couleurs allégresse colorée
quels envols et quelles floraisons
brises sobres et corps telle une brise
tout et tous fin prêts pour les dimanches.
Mais qui
pareils aux mers approchant la côte
ont commencé
à se déplacer
bricolant des lundis, des mardis, des jeudis.
Et maintenant
quelle erreur vestimentaire
quel vent dominant d'amertume
quelle naïveté
quelle crédulité.
LAZARE APRÈS LE MIRACLE
Tu as veillé à ce que tout le monde apprenne
même hors de Béthanie ma résurrection.
Victime de ce miracle, je vais déambuler
des années, va-nu-pieds que tous regardent soupçonneux
sans savoir s'il faut le croire ou s'il est fou.
Moi-même je ne sais plus ce que je suis
sans parents ni amis car tous ont pris peur
ou m'ont jalousé au nom des leurs — qui sait ?
Tandis que Toi, Toi idéal en Ta résurrection
définitive, chantée en gloire sur toute la terre,
Tu n'as jamais pensé au sort
de ton ressuscité sous conditions et provisoire.
Oui, je n'aurais pas dû obéir à ?on «Lève-toi et marche !»
mais suivre la paisible voie vers la pourriture
humblement, comme les simples mortels.
En quel Jugement Dernier puis-je croire à présent
en quelle résurrection des morts
entre l'exception de la vie
et la règle du trépas ?
Et enfin
où trouverai-je avant de mourir la force de me convaincre
que vraiment pour toujours
je vais mourir ?
PILATE
Comment ai-je pu vivre ainsi ma vie ?
Je ne savais vraiment pas qui sauver :
Barabbas ou Lui.
Au lieu de décider, j'ai consulté la foule.
Au lieu de décider, j'ai encore demandé :
«Que dois-je faire de Jésus ?»
Et ils m'ont dit : «Qu'on le crucifie !»
J'ai insisté : «Quel mal a-t-il fait ?»
Mais j'ai craint la populace et Tibère
qui venait de me reprocher ma couardise.
Je me suis donc hâté de me laver les mains
de me déclarer «innocent de ce sang»
mais sans jamais le croire au fond.
Après, selon certains, j'ai connu révocation puis suicide,
selon d'autres, devenu chrétien
j'ai été tué par Néron à Rome.
J'ai vécu ma vie de potentat dans la crainte
et j'ai laissé ma mort indécise à l'Histoire.
Je suis mort et j'ai vécu, heureusement, comme un homme simple
humilié mais fier en même temps
au milieu du doute.
GOLGOTHA
Ici depuis le plat
nous vous voyons nous avons pitié de vous
qui montez depuis tant d'années.
Plus vous montez
plus la distance
d'avec la croix grandit
et la joie en même temps
devant l'épreuve encore plus cruelle.
Là depuis la montée
vous ne pouvez nous voir, avoir pitié
nous qui montons
presque valeureux
sur le plat le plus escarpé
sans croix
et sans colline.
alors que l'heure approche
On dit que l'heure approche
c'est peut-être vrai.
Mais qui donc doit être jugé ?
Nous aussi qui avons vécu
avec le seul écho de Tes premiers miracles ?
Ces gens-là tu les as guéris
seulement pour que croie en Toi
le monde des bien portants.
Eux seuls
car nous qui avons suivi
foules en foule
infirmes de l'Histoire
nous avons vécu
les uns dans de vaines prières
les autres entre douleur et détresse.
Miséricordieux mais neutre comme un pâle espoir
Tu nous as laissés Te remplacer :
Avant le jugement nous sommes fiers
car le miracle c'est que nous avons vécu
sans le miracle.
ÉLOGE DES FUNÉRAILLES
Dans Tes églises
tu ne me verras entrer
que pour des funérailles.
Mis à part la rage et la douleur
de la perte
il faut que j'entende souvent
le service funèbre.
Pour entendre qu'un jour
qu'en plus de ceux qui auront fait le bien
tous ceux qui auront fait le mal
— qui en sera excepté ? —
quittant la paix des tombes se dresseront
sans aide pour passer, comme tu dis, en Jugement.
Enfin il faut que j'entende que Tu te laves les mains
que tu ne fais pas Ta volonté
mais celle d'un Père indistinct.
Funérailles
menace aveugle
promesse non tenue.
Funérailles
Vendredi saint de l'homme
sans samedi.
(L'homme, seul)
TÉLÉPHONES
J'ai grandi près de toi
avec les lourds téléphones noirs
telles des beautés d'Afrique
l'écouteur pareil à leur chevelure
le cadran et ses dix zones érogènes
pour les plaisirs des doigts.
Les années ont passé
le pouvoir désormais
est au sans-fil au portable
et à leur clavier froid
et je t'ai laissée chez toi vivre et téléphoner
depuis ton vieil appareil
vers mon nouveau monde.
Nous parlons de nouveau comme avant ;
mais ce qui nous unit
en même temps nous sépare.
LA «PLUIE»
Visite
Jours de fête.
Bien que tu sois seule
toute la décoration de Noël habituelle
toutes lumières allumées car je vais venir.
Nous sommes à nouveau comme jadis.
Et la pluie
remplace l'absent.
AVERSE
Soudaine averse début septembre
dans le jardin du vieil hôtel.
Odeur de terre orgasmique
sur le sol assoiffé.
Allons-nous-en
nous n'avons rien à faire ici.
CE N'ÉTAIT QU'UN POÈME
Repas de famille comme autrefois
dans un bon restaurant du dimanche :
— Mais oui, bien sûr, on le prendra
ton album de photos
tu auras une chambre sur jardin
aucun doute et votre télé
sera en couleurs
tu seras en compagnie d'une dame très distinguée
vous parlerez du passé pendant des heures
plus de soucis pour les courses les médecins
et puis nous passerons, sinon tous les dimanches
du moins très souvent
— le directeur n'a rien contre —
nous t'emmènerons en voiture
déjeuner faire un tour.
— Non, n'aie pas peur, ce n'était qu'un poème,
n'aie pas peur.
«POUR TENTER D'ENDORMIR LA DOULEUR»
Je sais combien les remords
me tourmenteront un jour.
Mais ils sont
le seul remède
contre l'oubli.
(Grand âge)
Un chasseur qui chassait un jour dans les bois
abattit un autre chasseur
et se mit à pleurer
ne sachant pas ne sachant pas quoi faire.
Et soudain arrivèrent des compresses
et tout l'attirail médical
et il fut en admiration
de ce que le cerf et le renard
le lièvre l'ours le lynx
une fourmi et d'autres
peu instruits en médecine pourtant
aient vu en cela
un devoir moral.
*
Alors dans l'après-midi
nous allions au Jardin National
voir les canards blancs dans l'eau.
Nous les observions depuis nos chaises
et parfois
emportant un petit pain rond
je frottais sur toi les grains de sésame
en riant.
Aussitôt les canards se ruaient
hors de l'eau
et te pinçaient à te rendre folle.
J'étais amoureux alors
et je voulais ton corps
sans vouloir encore le toucher.
*
Tous les chiens trouvent
le chemin du retour.
Mais le voilà, perdu à jamais
qui désespéré court les continents,
ce dalmatien, celui
qui n'a pas trouvé place dans le film.
*
Christophe Colomb avait toujours
avec lui une chouette
pour lui porter chance.
Si cette nuit-là tandis qu'ils approchaient
et que presque tout l'équipage
épuisé somnolait
tandis qu'ils approchaient si la chouette
s'était tue
le monde serait aujourd'hui
— fort indulgemment —
tout à fait autre.
*
Le chat toujours a chassé la souris
mais avec le temps, devenant
paresseux, il est passé à des goûts plus fins.
Quant à l'autre
il grandi, grossi, ne le craint plus
et si toi, l'ancien tigre, dit-il,
tu retournes vivre à la dure dans la jungle
de toute façon
je serai désormais
le seul animal domestique.
*
— Je suis berger
sans revendications
je compte envoyer
mes moutons du bercail
à l'autoroute
comme ça pour changer
ils vont bloquer
la circulation mes moutons
ils vont la bloquer mais je suis
sans revendications
*
N'écoutez pas ce qu'on dit de la part du lion.
Dans la jungle une nouvelle bête règne
tous les mois — à tour de rôle
comme dit le renard en français.
Il n'y a pas ici de troubles
de Sept contre Thèbes
d'Étéocle et Polynice.
La jungle est d'autant plus tranquille
que l'animal qui règne est petit.
Vous ne connaissez pas mettons
le bonheur du tigre
quand on supprime partout les somnifères
au moment où il passe le relais
à la fourmi.
*
Le chien nous apprend l'amitié
mais le chat
nous apprend le monde.
(Animaux dans les nuages)
Encore un qui aurait dû figurer dans l'anthologie Poésie/Gallimard en 2000 ! Yànnis Varvèris, dans son pays, est l'un des poètes les plus connus, les plus aimés de sa génération. Né en 1955, mort en 2011 bien trop tôt, il laisse une œuvre abondante : onze recueils de poèmes et une dizaine de volumes d'essais. Critique de théâtre, il a traduit Aristophane et Ménandre, Molière et Marivaux, mais aussi Cendrars, Prévert, Brassens et Ferré.
Ses cinq derniers recueils — À l'étranger (2001), Argent gaspillé (2005), L'homme, seul (2009), Grand âge (2011), Animaux dans les nuages (2013) — ne se distinguent pas de sa production antérieure. Sa poésie à la fois savante et familière emprunte alternativement les voies du monologue de théâtre, de la parabole, de la fable ou du conte pour dire et redire la mélancolie, l'inévitable désenchantement de vivre, mais aussi l'amour des êtres chers, vivants ou défunts. Elle déroule une pensée subtile et vive sans pathos ni éclats de voix, en jouant de toutes les nuances de l'humour et de l'ironie, avec une tendresse parfois, et une belle tendance à l'autodérision toujours, qui contribuent à la rendre aussi attachante que l'était, dit-on, son auteur lui-même.
Yànnis Varvèris. |