Comme elle voyage l'eau
en vain
comme elle va et vient tranquille
pot de miel
grains de grenade
une table un verre dessus
la clé sur l'étagère
petite clé
Mais oui
c'est possible
nous marchons sur ces pierres
entre les bruyères grises
nos barques voguent
un temps dans les vagues
puis elles coulent
ta maison était là
dans les rochers
huile sur toile
soleil indolent
femmes fanées
lumière consolante
par la petite vitre carrée
les arbres tordus
bizarre la jeunesse passée
sans réfléchir
un pont de pierre
sa petite maison
et lui assis
à son petit bureau ;
porte en bois
couleurs cassées
un peu plus loin le canal
sur le pont de pierre des gens passent
une charrette et ses vieux chevaux
une femme son enfant sur le dos
des ormes à droite
des collines pleines de buissons
deux grands arbres
des gouttes rouges par terre
au-dessus du pont et du canal
au-dessus de la maison
au-dessus de la femme et des chevaux
un ciel gris argenté
après-midi
fumant
jaune
lourd
esquisse
à la plume et à la mine de plomb
MAISONNETTE AU BORD DU CANAL
1
le verre en bas du tableau
la fleur sans qu'on la voie
la branche en haut à droite
2
La branche sur le bord s'efface
le verre vide
ocres et blanc
3
nue la branche
les ombres transparentes
eau subtile dans le verre
4
la branche presque au centre
en bas les feuilles
5
le fond est lourd
le verre au centre
le chrysanthème entre dans le tableau
dans d'autres années
autre lumière
sans réserve
deux verts
un noir
du marron allongé
changement dans le paysage
des peaux de mouton
s'agitent
dans les forêts des fougères
jeunes hêtres
feuilles pointues
par terre de longues tiges ;
la branche sèche ne sait que faire
le pied s'est pris dans le tableau
pointe sèche
en cache-nez gris
bec recourbé
le kiwi cherche
des scarabées la nuit
racines et troncs malhabiles
se sont mis en ordre un peu
les buissons dérangés ont fait place
plastique sur aggloméré
gris-noir le crabe
rentre dans sa cachette
les grains de sable
préparent son lit
le petit galet blanc
souillé par le goudron
attend sagement
de revenir sur le dos
eau-forte et aquatinte
il a gaspillé
toute une belle journée
à la regarder
que faire d'autre ?
l'ombre monte
jusqu'au plafond
les poutres la découpent
le réveil-matin baigne le lit
la peur m'a saisi
thé
petits beignets
feuilles sur la vitre
manches
qui me tiennent chaud
les chèvres chassées par le vent
par lui et maintenant les arbres
derrière de hautes roues
et des nuages folâtres
le cri de l'oie
bec fin
queue rose
effrayé par la brume
le vernis
tient bas son parapluie
et voilà ce qui arrive
le canard sauvage
agite les ailes avec fureur
dans la roue de l'eau
papyrus et ficus touffus
sont trempés
crayons de couleur
elle crisse
sous la jupe
sa jambe fine
en traversant la rivière blême
la fleur pourpre
est un peu gênée
l'arbre
se met à rire
la lune se trouve là
où il pleut
technique mixte
grand arbre
une cheminée dans la bouche
branches torses
regarde ses feuilles
ne sait plus quel arbre il est
fusain
l'éclat pointu de la lampe
tombe sur les feuilles coupées ;
le bourdon chauffe-t-il ses antennes
ou les refroidit-il ?
le papillon dès que j'entre
se cogne contre les murs
mais j'aimerais avoir sa grâce
printemps insupportable
morts tranquilles
choses nécessaires dans une maison
passe le temps
les cheveux en banane
il mange son sandwich debout
dessin au crayon
les objets que vous voyez là
n'ont aucune valeur
ils montrent simplement comment vivaient les hommes
comment traînait les pieds
un enfant exprès
en ce moment même
ses doigts
poussent dans la terre
huile sur toile
grotte naturelle avec pierres taillées
cailloux en bande
couleur cendre
la forme de la voûte
semble indiquer la présence
d'un autel ou d'un feu central
a-t-on vénéré quelqu'un ici ?
y avait-il quelqu'un ?
ou le temps est-il passé en laissant sa beauté ?
pointe sèche
devant le vase
une patience
et l'homme à la chemise grise ;
un oiseau va vers la fleur
les bords de l'étoffe se défont
l'ombrelle japonaise penche
un petit enfant
une table rectangulaire ;
le menton dans la main
il observe les formes des corps
avant que le maïs ne cuise dans son œil
et ne tombent ses grains d'or
ébauche en argile
petites taches noires
l'eau blanche sur les rives
les paysans ronchonnent
le chien a mordu un canard
un petit chien
après quoi les poules d'eau
sont venues après les canards
le bison
déboule
dans la plaine
son chemin grouille de démons
au blanc visage
souvent la nuit est brève
l'heure est tardive
jusqu'à minuit la porte reste ouverte
la nuit passe avec son grillon
les amis bavardent
le jour se relève
une petite femme de chambre
ramasse les tasses
le bébé dans son panier
éclate de rire
autour de lui carrés et triangles
émail à froid
il dégaine son épée ;
tourmenté par le pêcher
ses fleurs blanches sur le vêtement déteint
dessin au crayon ou à l'encre
le bruit de la roue
sur les dalles
automne orangé
étables
pluie fine le temps
le cuir verni
creuse
la terre profondément
il fourre son nez
la racine de la nature plus lointaine
à chaque tournant s'éparpille le parfum
de la rose
prise dans la roue
à la fenêtre rouge dehors la nuit
touffe après touffe
les buissons épineux
les feuilles blanches
elle regarde la place
les pieds nus des enfants
elle noue leurs lacets
et leurs rires
la vague voit la douche sur le sable
et recule et revient
hilare
les femmes lavent les habits rapiécés
les enfants pataugent
la rivière brune coule
racines et cris mêlés
des crabes gris s'enfoncent dans la boue de la rive
huile sur toile
la chaleur de la crainte familière
l'allumette dans la nuit
le rire dans des sacs
et des caisses
le feu de la proue sautille sur les planches
le bateau rue frappe le canal
comme une jument
pastel à l'huile
algues rouges
dans les eaux sombres
les morts prennent la même route
que l'enfant au berceau
sanguine
le jour éblouissant
son ombre, le soleil,
et en moi je n'ai rien
elle est bizarre la vie
dans la chaleur des marécages
et le temps qui montre une chose
en fait une autre
le sommeil et sa roue
la mort et son vernis
sans aucun mal
fleurissent les amandes
garde l'enfant
il vivra, sinon
mur de pierres sèches ouverture sur la mer ;
pense aux choses que nous ne ferons jamais
encre de chine et calame
que tout s'en aille
que tu t'en ailles aussi
comme si tu n'avais jamais rien été
ni corps nu au soleil
ni flamme folle
le vent souffle
et j'ouvre la fenêtre à peine ;
la nuit ne me sera pas offerte
tel un écureuil je tiens
le jour dans ma bouche
et je saute
là où la pluie s'arrête
Marìa Laïna, née en 1947, fait partie de la fameuse «génération de 70» où l'on regroupe les poètes nés dans les années 40 ou 50, qui commencèrent à publier vers 1970. Ils n'avaient, à vrai dire, pas grand-chose d'autre en commun. Lorsqu'un ami poète et éditeur, Yves Bergeret, proposa en 1984 au débutant que j'étais de traduire de la poésie contemporaine pour ses Cahiers du Confluent, j'eus le temps de publier chez lui quatre d'entre eux : Christòphoros Liondàkis, Manòlis Pratikàkis, Jenny Mastoràki et Marìa Laïna. Un peu plus tard, dans le dossier consacré à la même génération par la revue Poésie 88, Laïna était encore présente, mais par la suite je ne l'ai pas incluse en 2000 dans l'anthologie de Poésie / Gallimard, et n'ai jamais repris nulle part ses poèmes traduits au Confluent, contrairement à ceux des autres poètes.
Pourquoi l'avoir oubliée ainsi ?
J'ai eu tort. Il y a dans ces poèmes brefs et denses une exigence, une concentration, un dépouillement extrêmes. C'est une voix rudement originale qu'on entend là, loin des sentiers battus. Tendue, sèchement vibrante, la poésie laïnienne rappelle à certains commentateurs grecs l'univers de Samuel Beckett, et ma foi ils n'ont pas tort, mais il s'agit d'une parenté lointaine, pas d'une imitation.
Marìa Laïna a neuf recueils à son actif : Âge adulte (1968), Par delà (1970), Changement de paysage (1972), Signes de ponctuation (1979), D'elle (1985), La peur en rose (1992), Ici (2003), Le jardin. Pas moi (2005), Technique mixte (2013).
Elle a également publié une dizaine de pièces et ses nombreuses traductions suscitent une admiration unanime.
Je reprends ici l'essentiel de la présentation aux poèmes antérieurs à 2000, mis en ligne dans MADE IN GREECE : l'œuvre plus récente prolonge ce qui précède. La poétesse m'a demandé de ne traduire que son dernier recueil, qui se prête plus facilement au découpage. Technique mixte, suite de brefs tableaux, hommage aux arts plastiques, donne une image kaléidoscopique de son monde intérieur et du monde qui l'entoure.
Marìa Laïna. |