Leftèris Poùlios




BABEL


Quels murs de vanité se dressent ?

Le matériau travaillé du cerveau.

Fils de l'homme

que peux-tu dire et accomplir

en tenant le fruit ridé du feu ?


Où sera-t-elle entendue, la parole ?

Où resplendiront-ils, les espoirs

en miettes ?

Quelle vague viendra dire à la côte

«tout ira bien» ?




LE MIEL ENSEVELI


Rêveurs les yeux,

dans la langueur d'une soirée qui enivre,

les étoiles descendent

sous des rameaux de chair.

En vous passe une chaleur amoureuse

mêlée à des choses éternelles

qui s'en vont gaspillées.

Et j'entends le murmure de mon sang

immobile dans le changement.




D'une pendule voici les chenilles parlantes.

Grandes ombres retour d'exil.

Le dieu onaniste de la cité.

La mort s'appuie sur les volets.

La société verbale et la tache

des mots défunts.

Le sexe de velours d'une vierge

qui s'onanise.

Le cadavre nu de la connaissance

telle une immense certitude.




AMERTUME


Ah, tout ce que j'avais encore à faire entendre...

Lorsque j'errais la nuit dans les rues, désœuvré,

brisant les portes, j'avançais, tel Alexandre,

alors que la cité me les claquait au nez.


J'avais à dire, au bout de cette belle terre

où je me retrouvais une fois pour toujours :

J'ai en moi tous les coups de marteau du tonnerre

et des cerbères les hurlements alentour.


Les hommes désormais n'ont plus rien à se dire

et les rues bien-aimées ont sombré dans le noir.

Les lieux sont, semble-t-il, chargés de me conduire

vers les Enfers, et l'on dirait mon dernier soir.


Ainsi donc tout va bien, ma vie est magnifique.

Un seul ennui : mes vers s'éloignent fièrement,

tels les oiseaux suivant les grands transatlantiques

et vont m'éparpillant dans la pluie et le vent.


(Mosaïque)




À mon heure la plus silencieuse

j'entends le râle de la terre.

J'adresse à Dieu ma gratitude

pour ce don de la douleur,

cette blessure aux yeux inguérissable.


Je m'éloigne.

La forêt est pleine de hurlements

et le printemps s'affole.

Les rêves ne viennent

que pour me conduire au-delà de l'ennui

de la journée.




Je suis assis dans la pénombre de ma chambre.

Je fume, je médite, je lis Hölderlin.

En moi s'apaisent

les douleurs indicibles tandis

que j'embrasse les vêtements éclatants

de la poésie.


Imminente est la rencontre des esprits.

Le monde est une étoile qu'on ne délaisse pas

et le printemps n'oublie

aucun arbre.




C'est l'aube. L'eau de la pluie

ouvre le rideau du jour.

Tu vois ces antennes de télévision

sur les terrasses d'immeubles ?

En fait ce sont des croix

qui renferment des morts vivants.




Instant responsable qui plane

entre l'acte et le châtiment

dans l'avenue de la faute

et du repentir.

Le monde est un bavardage.

Dans les égouts l'orgie étincelle

et au ciel apparaît

la ville de l'amour.

Au centre de mon âme

il y a Dieu

telle une plantation d'ouragan.




La nuit arrive au son des cloches

et du tonnerre, tel un voile d'ombre

au-dessus de la ville et de mon lit.

Aveugle je pose le front

sur l'eau tranquille

plongeant des doigts légers et tourmentés

dans la vie usée, rude feuillage.

L'âme demeure mêlée

au creux transparent de l'automne.

Ce qui hier était fête, caresse, lumière

est devenu silence minéral, histoire

blême, que répète un caillou sans cesse.

Une suite de masques

et ma discussion ouverte avec l'infini

restent pour témoigner d'un nom

épuisé par les ans.

Car je suis poussière, ver et dieu mortel.




J'ai une fleur

insondable, pleine de lueurs

et de fissures ombreuses.

Tout chez moi en mesure et en ordre,

tombeau et gouttes d'or.

Mortel remède

et ses racines dans la terre amère.

Le regard étoilé

d'une mignonne

éclairant le monde un instant.

Je n'ai pu concevoir les ténèbres

et le pollen rassemblé

de toutes choses.

Mais seulement laisser toute mon âme

et de la cendre sur mes traces.




Comme un tigre je hume

du paradis la brise profonde.

Une tête de mort inconsciente engloutit

les six mondes inconcevables.

Ma langue mortelle profère

mon ultime salut à l'univers.

Je prie l'Être de me soutenir

et je renie la forme

qui donne aux forces démoniaques suprêmes

chair et sang.

Dans le vide entrent étincelantes

les vérités de diamant.

Un peu en dehors du mystère.

Rêve donc.


(Syllabes pour le vent)




Avouons ici notre ignorance.

Que savons-nous, en vérité, si le savoir

ne brise pas la coquille

et sort de nous ?

Paroles du vieux Platon.


De la prison de mon cerveau je m'évade.


Je me suis penché en moi pour voir

et j'ai dit : «Quelque chose là-dessous

est comme une musique issue

d'une matrice qui se mord la queue».


Découvre l'œil de l'oubli.

Du silence pacifique apprends la douceur,

éclaire les choses communes et rares,

que la montagne intemporelle soit couverte.


La perpétuité réside en l'éphémère.




J'ai refusé de m'introduire dans l'estomac

compact de l'autodestruction.

La vie est un point d'exclamation

au bord du néant.

Les arbres s'enrichissent du néant

et s'associent pour créer

un foyer qui éclaire.

La sagesse jamais ne fut conquise,

la sensation s'est déclarée prostituée

et l'on n'emprisonne pas la tempête

dans un verre.




Insomniaque,

lourd de visions cancéreuses,

la bouche acide

autour de moi l'épaisse fumée

de ma cigarette

à l'aube je marche dans Athènes.

Quelque chose ne va pas, je le sens...

J'empeste la solitude et l'utopie.

Et le jour éclate comme un bouton

sur la joue de l'horizon.




Je me hâte

vers une étoile

que n'obsède pas la manie

de la chute.

Où le sang des roses

annonce la venue d'un être humain

à l'image du mystère.

Où des chansons puissantes répandent

des rayons de béatitude.

La mort ne domine pas et

les larmes sont sous clé

dans une pyramide.


Un vent divin

me ramènera dans l'univers.


(Le théorème)




ROUGE EXTASE


À chaque instant une catastrophe

sur des visages telles des étoiles

que le sourire des anges

anéantit.

La morsure du loup

a soumis la pitié

et de la noblesse les eaux lapidées.

Loups, panthères, mes semblables,

ensemble nous déployons dans l'immensité

de l'avidité les flammes insatiables

et la bannière

d'un triomphe mystérieux.

Ce qui m'épuise

c'est le battement monotone des feuilles

qu'on entend dans le vent.

Le feu de Dieu lui-même

nous tire en avant.




PENSÉE VERTICALE


Mon moi obscur

et des batraciens métempsychotiques

coassent frénétiquement dans le marécage

de la pensée.

Le monde s'appuie sur le temps,

et le poète sur l'éternité tandis

qu'il approche l'infini.




PRÉLUDE


1


Toutes les étoiles

murmurent dans la nuit nue

et fondent dans le rêve.

Des pensées pointues percent mon cerveau.

L'inexistence et l'oubli

accueillent la vie qui s'efface

tout en coulant éternellement.




2


La machine de la lumière

pleine de prières obscures.

Une tempête la langue en spirale

a léché mes mains douces

dans l'obscurité affamée

attendant la venue d'une lumière diffuse

qui nous conduise

à travers les circonstances

mauvaises et impossibles.




3


J'ai oublié l'expérience

du lavage de cerveau

lorsque j'étais guidé par les colombes.

Mortalité répugnante

et la beauté si rare.

Beauté, plus mystérieuse que la mort.




4


Des maisons enferment les morts

d'un regard qui pétrifie.

Le destin nous a poussés là

où s'entassent les déchets

et pissent les chiens affamés.

Restons du moins vivant

dans une lumière blême immuable.




5


Parfois, la difforme

réalité modifie

sa voix et l'on entend

un lointain croassement

comme si l'on frappait la lumière.

Alors je peux trahir la terre

avec une folle aversion

perdu dans l'avenir

pleurant la beauté profanée.




6


Les chevaux les étoiles

courent dans la géométrie d'une feuille.

Ils me construisent une prison

dans le gouffre blanc du temps

à partir de sang et d'effort.

Pourchassé par les hommes

je reste dans la lumière et bourgeonne

comme une petite branche

rejetée, tandis que mes mains bénissent.




LA TERRE ARDENTE


Mots qui brûlent

dans l'immuable stabilité

de la terre.

Comme : sang, or, larmes.

Ici une crise de lumière et d'angoisse

qui vise des fleurs et des visages,

qui prennent chaque matin

la place de la nuit.

Je ne peux te renier,

Dieu des créatures,

Dieu du silence.

Le soleil étend sur le mur

son identité

et des humains sont réparés

chaque jour

dans les ateliers de la misère.


(Le recueil caché)




*


La poésie, nous dit Leftèris Poùlios, est pour lui «une aventure intérieure». Elle lui sert de journal de bord, de viatique. Elle transcrit et nourrit son rêve : passer au-delà d'un réel menteur, décevant, cruel, entrer dans la chambre d'à-côté, atteindre une lumière cachée. «Je suis passé par un état d'ivresse et de paroxysme et j'ai vu au-delà de ce monde — sans pouvoir expliquer ce qu'est cet au-delà.»

Une chose est sûre : on ne peut l'atteindre, cet ailleurs, qu'au prix de tourments et de dangers extrêmes. L'homme Poùlios a failli en sortir brisé. Il a payé très cher ces terrifiantes merveilles. Les allusions à la folie, dans ses poèmes, sont tout sauf de la pose littéraire. Pourtant, le rescapé déclare aujourd'hui : «Je m'estime heureux, car j'ai vu».

Rarement la poésie aura été aussi intensément vécue. Au début, dans les années 70, il y avait un jeune homme en colère, cousin grec des forcenés superbes de la beat generation américaine, vomissant l'enfer qu'était, que sera toujours (pour lui) le monde moderne, cherchant le salut au plus profond de soi, d'où s'échappe vers nous, en coulées torrentielles, sa parole visionnaire, hirsute, électrique. Les recueils L'orateur nu et L'école allégorique marquent le sommet de la quête, le moment de violence et d'espérance maximales. Plus tard vient un certain repli sur soi. Une expression plus laconique, par brèves décharges. La lave bouillonne moins. Pourtant Poùlios n'a pas fondamentalement changé. Moins prophète sans doute, mais toujours croyant. Élu et martyr ad vitam æternam. Sa poésie reste un mélange de triomphe et de catastrophe, d'extase et d'agonie alternées, parfois mêlées. Les ailes brûlées, toujours brûlantes.


Voilà ce que j'écrivais en 2003 pour présenter un choix de poèmes antérieurs (cf. MADE IN GREECE). Les recueils des dix dernières années n'ont pas changé la donne.



Leftèris Poùlios
Leftèris Poùlios.

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