BABEL
Quels murs de vanité se dressent ?
Le matériau travaillé du cerveau.
Fils de l'homme
que peux-tu dire et accomplir
en tenant le fruit ridé du feu ?
Où sera-t-elle entendue, la parole ?
Où resplendiront-ils, les espoirs
en miettes ?
Quelle vague viendra dire à la côte
«tout ira bien» ?
LE MIEL ENSEVELI
Rêveurs les yeux,
dans la langueur d'une soirée qui enivre,
les étoiles descendent
sous des rameaux de chair.
En vous passe une chaleur amoureuse
mêlée à des choses éternelles
qui s'en vont gaspillées.
Et j'entends le murmure de mon sang
immobile dans le changement.
D'une pendule voici les chenilles parlantes.
Grandes ombres retour d'exil.
Le dieu onaniste de la cité.
La mort s'appuie sur les volets.
La société verbale et la tache
des mots défunts.
Le sexe de velours d'une vierge
qui s'onanise.
Le cadavre nu de la connaissance
telle une immense certitude.
AMERTUME
Ah, tout ce que j'avais encore à faire entendre...
Lorsque j'errais la nuit dans les rues, désœuvré,
brisant les portes, j'avançais, tel Alexandre,
alors que la cité me les claquait au nez.
J'avais à dire, au bout de cette belle terre
où je me retrouvais une fois pour toujours :
J'ai en moi tous les coups de marteau du tonnerre
et des cerbères les hurlements alentour.
Les hommes désormais n'ont plus rien à se dire
et les rues bien-aimées ont sombré dans le noir.
Les lieux sont, semble-t-il, chargés de me conduire
vers les Enfers, et l'on dirait mon dernier soir.
Ainsi donc tout va bien, ma vie est magnifique.
Un seul ennui : mes vers s'éloignent fièrement,
tels les oiseaux suivant les grands transatlantiques
et vont m'éparpillant dans la pluie et le vent.
(Mosaïque)
À mon heure la plus silencieuse
j'entends le râle de la terre.
J'adresse à Dieu ma gratitude
pour ce don de la douleur,
cette blessure aux yeux inguérissable.
Je m'éloigne.
La forêt est pleine de hurlements
et le printemps s'affole.
Les rêves ne viennent
que pour me conduire au-delà de l'ennui
de la journée.
Je suis assis dans la pénombre de ma chambre.
Je fume, je médite, je lis Hölderlin.
En moi s'apaisent
les douleurs indicibles tandis
que j'embrasse les vêtements éclatants
de la poésie.
Imminente est la rencontre des esprits.
Le monde est une étoile qu'on ne délaisse pas
et le printemps n'oublie
aucun arbre.
C'est l'aube. L'eau de la pluie
ouvre le rideau du jour.
Tu vois ces antennes de télévision
sur les terrasses d'immeubles ?
En fait ce sont des croix
qui renferment des morts vivants.
Instant responsable qui plane
entre l'acte et le châtiment
dans l'avenue de la faute
et du repentir.
Le monde est un bavardage.
Dans les égouts l'orgie étincelle
et au ciel apparaît
la ville de l'amour.
Au centre de mon âme
il y a Dieu
telle une plantation d'ouragan.
La nuit arrive au son des cloches
et du tonnerre, tel un voile d'ombre
au-dessus de la ville et de mon lit.
Aveugle je pose le front
sur l'eau tranquille
plongeant des doigts légers et tourmentés
dans la vie usée, rude feuillage.
L'âme demeure mêlée
au creux transparent de l'automne.
Ce qui hier était fête, caresse, lumière
est devenu silence minéral, histoire
blême, que répète un caillou sans cesse.
Une suite de masques
et ma discussion ouverte avec l'infini
restent pour témoigner d'un nom
épuisé par les ans.
Car je suis poussière, ver et dieu mortel.
J'ai une fleur
insondable, pleine de lueurs
et de fissures ombreuses.
Tout chez moi en mesure et en ordre,
tombeau et gouttes d'or.
Mortel remède
et ses racines dans la terre amère.
Le regard étoilé
d'une mignonne
éclairant le monde un instant.
Je n'ai pu concevoir les ténèbres
et le pollen rassemblé
de toutes choses.
Mais seulement laisser toute mon âme
et de la cendre sur mes traces.
Comme un tigre je hume
du paradis la brise profonde.
Une tête de mort inconsciente engloutit
les six mondes inconcevables.
Ma langue mortelle profère
mon ultime salut à l'univers.
Je prie l'Être de me soutenir
et je renie la forme
qui donne aux forces démoniaques suprêmes
chair et sang.
Dans le vide entrent étincelantes
les vérités de diamant.
Un peu en dehors du mystère.
Rêve donc.
(Syllabes pour le vent)
Avouons ici notre ignorance.
Que savons-nous, en vérité, si le savoir
ne brise pas la coquille
et sort de nous ?
Paroles du vieux Platon.
De la prison de mon cerveau je m'évade.
Je me suis penché en moi pour voir
et j'ai dit : «Quelque chose là-dessous
est comme une musique issue
d'une matrice qui se mord la queue».
Découvre l'œil de l'oubli.
Du silence pacifique apprends la douceur,
éclaire les choses communes et rares,
que la montagne intemporelle soit couverte.
La perpétuité réside en l'éphémère.
J'ai refusé de m'introduire dans l'estomac
compact de l'autodestruction.
La vie est un point d'exclamation
au bord du néant.
Les arbres s'enrichissent du néant
et s'associent pour créer
un foyer qui éclaire.
La sagesse jamais ne fut conquise,
la sensation s'est déclarée prostituée
et l'on n'emprisonne pas la tempête
dans un verre.
Insomniaque,
lourd de visions cancéreuses,
la bouche acide
autour de moi l'épaisse fumée
de ma cigarette
à l'aube je marche dans Athènes.
Quelque chose ne va pas, je le sens...
J'empeste la solitude et l'utopie.
Et le jour éclate comme un bouton
sur la joue de l'horizon.
Je me hâte
vers une étoile
que n'obsède pas la manie
de la chute.
Où le sang des roses
annonce la venue d'un être humain
à l'image du mystère.
Où des chansons puissantes répandent
des rayons de béatitude.
La mort ne domine pas et
les larmes sont sous clé
dans une pyramide.
Un vent divin
me ramènera dans l'univers.
(Le théorème)
ROUGE EXTASE
À chaque instant une catastrophe
sur des visages telles des étoiles
que le sourire des anges
anéantit.
La morsure du loup
a soumis la pitié
et de la noblesse les eaux lapidées.
Loups, panthères, mes semblables,
ensemble nous déployons dans l'immensité
de l'avidité les flammes insatiables
et la bannière
d'un triomphe mystérieux.
Ce qui m'épuise
c'est le battement monotone des feuilles
qu'on entend dans le vent.
Le feu de Dieu lui-même
nous tire en avant.
PENSÉE VERTICALE
Mon moi obscur
et des batraciens métempsychotiques
coassent frénétiquement dans le marécage
de la pensée.
Le monde s'appuie sur le temps,
et le poète sur l'éternité tandis
qu'il approche l'infini.
PRÉLUDE
1
Toutes les étoiles
murmurent dans la nuit nue
et fondent dans le rêve.
Des pensées pointues percent mon cerveau.
L'inexistence et l'oubli
accueillent la vie qui s'efface
tout en coulant éternellement.
2
La machine de la lumière
pleine de prières obscures.
Une tempête la langue en spirale
a léché mes mains douces
dans l'obscurité affamée
attendant la venue d'une lumière diffuse
qui nous conduise
à travers les circonstances
mauvaises et impossibles.
3
J'ai oublié l'expérience
du lavage de cerveau
lorsque j'étais guidé par les colombes.
Mortalité répugnante
et la beauté si rare.
Beauté, plus mystérieuse que la mort.
4
Des maisons enferment les morts
d'un regard qui pétrifie.
Le destin nous a poussés là
où s'entassent les déchets
et pissent les chiens affamés.
Restons du moins vivant
dans une lumière blême immuable.
5
Parfois, la difforme
réalité modifie
sa voix et l'on entend
un lointain croassement
comme si l'on frappait la lumière.
Alors je peux trahir la terre
avec une folle aversion
perdu dans l'avenir
pleurant la beauté profanée.
6
Les chevaux les étoiles
courent dans la géométrie d'une feuille.
Ils me construisent une prison
dans le gouffre blanc du temps
à partir de sang et d'effort.
Pourchassé par les hommes
je reste dans la lumière et bourgeonne
comme une petite branche
rejetée, tandis que mes mains bénissent.
LA TERRE ARDENTE
Mots qui brûlent
dans l'immuable stabilité
de la terre.
Comme : sang, or, larmes.
Ici une crise de lumière et d'angoisse
qui vise des fleurs et des visages,
qui prennent chaque matin
la place de la nuit.
Je ne peux te renier,
Dieu des créatures,
Dieu du silence.
Le soleil étend sur le mur
son identité
et des humains sont réparés
chaque jour
dans les ateliers de la misère.
(Le recueil caché)
La poésie, nous dit Leftèris Poùlios, est pour lui «une aventure intérieure». Elle lui sert de journal de bord, de viatique. Elle transcrit et nourrit son rêve : passer au-delà d'un réel menteur, décevant, cruel, entrer dans la chambre d'à-côté, atteindre une lumière cachée. «Je suis passé par un état d'ivresse et de paroxysme et j'ai vu au-delà de ce monde — sans pouvoir expliquer ce qu'est cet au-delà.»
Une chose est sûre : on ne peut l'atteindre, cet ailleurs, qu'au prix de tourments et de dangers extrêmes. L'homme Poùlios a failli en sortir brisé. Il a payé très cher ces terrifiantes merveilles. Les allusions à la folie, dans ses poèmes, sont tout sauf de la pose littéraire. Pourtant, le rescapé déclare aujourd'hui : «Je m'estime heureux, car j'ai vu».
Rarement la poésie aura été aussi intensément vécue. Au début, dans les années 70, il y avait un jeune homme en colère, cousin grec des forcenés superbes de la beat generation américaine, vomissant l'enfer qu'était, que sera toujours (pour lui) le monde moderne, cherchant le salut au plus profond de soi, d'où s'échappe vers nous, en coulées torrentielles, sa parole visionnaire, hirsute, électrique. Les recueils L'orateur nu et L'école allégorique marquent le sommet de la quête, le moment de violence et d'espérance maximales. Plus tard vient un certain repli sur soi. Une expression plus laconique, par brèves décharges. La lave bouillonne moins. Pourtant Poùlios n'a pas fondamentalement changé. Moins prophète sans doute, mais toujours croyant. Élu et martyr ad vitam æternam. Sa poésie reste un mélange de triomphe et de catastrophe, d'extase et d'agonie alternées, parfois mêlées. Les ailes brûlées, toujours brûlantes.
Voilà ce que j'écrivais en 2003 pour présenter un choix de poèmes antérieurs (cf. MADE IN GREECE). Les recueils des dix dernières années n'ont pas changé la donne.
Leftèris Poùlios. |