Nìkos ERINÀKIS



ENTRE LES OMBRES


I


Tout ce que nous avions souffert d'avance

Nous l'avons souffert après l'hypnose


Dans la douleur des limites continues


En ces lieux sans griffures aux murs

Ces lieux sans règles


Nous les avons toutes vaincues


Et ce que nous avons perdu dans l'attente

Voilà que nous l'entendons dans une langue inarticulée


Nous caressons déjà l'herbe qui va pousser

Sur nous et sur nos villes


Nos remords ont dévié

Ils ont pris notre parti


Nous savons où se cache l'ombre de la mer


Et nous avons dit

Devenons de l'eau

De l'eau sans mémoire


Entre les ombres


Jeux interdits

Comme l'obscurité lors des saisons lumineuses


Nos esprits aériens nous les avons gâchés

Nos plus belles après-midi nous les avons offertes


Avec les demi masques du jour de notre rencontre


Il n'y a rien de plus loin qu'ici


C'est la faute à la souillure du sable

À la difficulté des vagues


Nous attendons le passage à la matière


Avec d'étranges parfums


Feu accompagne-nous


Nous sommes en quête du jour

En nommant le probable

En répondant à l'improbable


La passion de la pensée négative

Est dans l'avidité de l'envol


Ordre et vibrations

Dans leur hiérarchie changeante


Dans la vallée du vide

Nous vivons la mémoire à l'intérieur du temps


Nous nous sommes vus dans le délire organisé du monde

Avec tous ceux qui sont dans ce monde

Mais pas de ce monde


Nous avons persuadé le soleil de nous suivre

La mer de voyager à nos côtés


Nous cherchons encore le dieu

Qui trébuche dans nos jambes


Nous apportons les vœux de la passion

Dans une odeur de belles-de-nuit les soirs de septembre


Nous errons comme les étrangers de la mémoire

Ces personnages qui habitent en nous

Que nous n'avons jamais connus


La chaleur nous a invités dans la fraîcheur

Et nous l'avons ignorée

Feu accompagne-nous

Entre les ombres



II


L'oubli est de couleur jaune


Nous oublions les exilés

Il n'y a pas eu de nécessités

Pas eu besoin de lois


Il y avait plus d'une route

Nous devions en choisir une


Vers cet autre qui s'il n'existe pas encore

Peut plus tard exister

Là où le pouvoir n'aura plus rien sous son pouvoir


Notre chair a répliqué

Notre cerveau jamais


Mais tout empire avec le temps


Nous poursuivons notre chute

En restant les obligés de la mort


Nous sommes à la frontière


Il y a des hirondelles ici


Il fallait un sacrifice nous avons sacrifié


Marchons donc

Même si nul n'est jamais arrivé


Il nous reste notre miel ivre



III


Sentiment d'abandon et folie sacrée

Nous vivons encore entre nos yeux

Et les images qui nous changent


Toutes les langues parlées par nous

Sont mortes


Nous sommes pendus en bas

Du côté de Dieu


Nous avons habité la fureur


Nous avons joué

Brûlé

Attaqué

Déchiqueté

Et tout est resté intact

Et tout nous a suivi


Tout ce qui s'est éteint dans notre voix

Horrible doute

Rythmes insurgés

Fière frayeur


Prévoyants nous avons crié

Lorsque l'éternité semblait nous avoir conquis


Des anges sauvages

Qui savent que

Si Dieu existe

C'est par nous


Mais nous avons oublié qu'un oiseau qui entre

Apporte une âme

Ou emporte une âme


Nous avons existé en idées

Nous existons en cris

Et nous existerons en ombres


Dans la beauté dans le danger


La vérité s'écrit avec du sang

Si nous n'en versons pas un peu

Nous ne pourrons la trouver


Et puisqu'il faut vivre

Nous vivrons bruyamment


Concevant la tristesse

Mais sans la ressentir


Nous ne serons jamais en larmes


Nous représentons le rituel urbain

Conduits par une philosophie féroce


et ma petite,

ici tu sais,

nous souffrons.




QUAND CELA S'OUVRE


Les vagues ne suffisent pas

Les lumières ne suffisent pas

Les coquelicots ne suffisent pas

Les taureaux sont peu nombreux

Les regards ne font que rappeler

Les grottes font peur

Et la couleur ne nous contient plus

Nous serons cachés par les masques

Les bouteilles désormais vides

Les lampes grillées

Les sacrifices insignifiants

Les talents grands

Les vies infimes

Les amours à nouveau survivants

Les dés tournent

Ce qui brûle encore

Brûlera toujours

Les roues abîmées

Les enveloppes ne collent pas

Il manque aux mots des lettres

Le rouge nous trompe

J'ai bandé tant de fois

Qu'il a renoncé

Les rayures doivent devenir pois

Et les pois monochromes

J'aime toutes les couleurs

Sauf les primaires

Ce sont elles qui me blessent

Les boîtes sont petites

Et les interrupteurs ne correspondent pas

À des lumières

Les manteaux ne me réchauffent pas

Et les vestons me trahissent

Si le chien aboie encore

C'est seulement

Que je continue

De faire quelque chose

Mal

Compte les dalles de mon carrelage

Le tapis les vaincra

Les tabourets sont usés

Les chaises ne nous soutiennent plus

Nous sommes devenus nombreux

Et si nous ne gagnons pas

Les marques de morsures

Apparaîtront


Ce qui s'est ouvert est fini




LA SAUVAGERIE DES CHOSES


tout est dans l'air

poussière d'or, poussière d'or

tout tombe, rien ne monte

c'est une vitrine, un massacre


la sauvagerie des choses


viens t'installer dans notre silence

nous avons une tendance à voler

une maladresse fatale

jeunes à jamais

donnant naissance à un style précis


nous nous sommes consumés dans le vide

il n'y a pas d'excuses

quelque chose ne va pas

dans la liberté de l'échec


l'excès de lassitude signifie un excès de volonté

et la déesse blanche contribue

la notion de suite est une faiblesse de l'instinct


je veux intervenir


mais je ne me presse pas

bien que tu sois un gouffre

tantôt je hurle, tantôt je geins

c'est ma façon de conquérir les conquérants

je mélange la forme du chaos

on s'initie sans s'initier

je suis une joie ingrate


équilibre ou rien


la vérité semble un pardon du réel


quand le temps pur constituera

la routine de nos secondes

j'oserai la non-violence

et je suis sûr de vous effrayer davantage




JE CONNAIS DES VENTS QUI T'ONT SENTI


je connais des vents qui t'ont senti

ils ont tracé des lignes de destin dans nos mains

et il est si tôt encore

mais je danse d'un de tes grains de beauté à l'autre


nous sommes à l'affût de bruits près des volcans

jetés dans la mer

comme si nous étions amoureux


ces étendues de terre nous séparent

mais c'est ton regard qui m'accoutume aux voyages

et ce fragment de mer qui nous sauve toujours


j'avance en eaux profondes mais c'est seulement pour prendre souffle

n'aie pas peur

il ne peut y avoir de tempête

quand nous dansons montés aux yeux


d'ailleurs la seule façon pour nous d'être vaincus

c'est cet ennui de la mort


et je ne fais que des erreurs mais c'est de m'être attaqué au soleil

pourquoi m'as-tu dit que tu l'aimes plus que moi


combien de choses ont été perdues pour nous

je pleure l'anémone qui a vaincu l'hiver

tu es la fille qui a volé mes poèmes


nous parlons peu

nous nous regardons beaucoup

c'est notre tristesse commune

dans les ruines du plaisir

les bougainvillées nous ont trahis


c'est sur toi toute chose qui cherche sa parole

tes cheveux qui sentent notre siècle

les respirations elles-mêmes sont comptées

chacune de nos caresses est un risque

mais là où nous sommes la mort n'y est pas


il aura beau chercher le réel ne nous trouvera pas


je te serrerai contre moi jusqu'à te briser

et ramasserai amoureusement les morceaux

pour les distribuer de temps à autre aux gens.




*


Nìkos Erinàkis, né en 1988, est pour l'instant le benjamin de l'anthologie. Il a étudié l'économie et la philosophie à Athènes puis en Angleterre et publié un recueil de poèmes, Bientôt tout brûlera en éclairant tes yeux, en 2009, dont on trouvera des extraits ici même dans POÉSIE AMNESTY. Les poèmes que voici, ultérieurs, parus en revue ou sur Internet, confirment les dons éclatants du jeune homme, la fraîcheur et la force de son imagination. Cette poésie brûlante — le thème du feu y réapparaît obstinément — se déverse en poèmes de plus en plus longs, qui errent entre une noire détresse, écho probable des malheurs du pays, et les lueurs d'un espoir inlassable. Erinàkis a également publié des traductions de Georg Trakl en 2011.



Nìkos Erinàkis
Nìkos Erinàkis

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