ENTRE LES OMBRES
I
Tout ce que nous avions souffert d'avance
Nous l'avons souffert après l'hypnose
Dans la douleur des limites continues
En ces lieux sans griffures aux murs
Ces lieux sans règles
Nous les avons toutes vaincues
Et ce que nous avons perdu dans l'attente
Voilà que nous l'entendons dans une langue inarticulée
Nous caressons déjà l'herbe qui va pousser
Sur nous et sur nos villes
Nos remords ont dévié
Ils ont pris notre parti
Nous savons où se cache l'ombre de la mer
Et nous avons dit
Devenons de l'eau
De l'eau sans mémoire
Entre les ombres
Jeux interdits
Comme l'obscurité lors des saisons lumineuses
Nos esprits aériens nous les avons gâchés
Nos plus belles après-midi nous les avons offertes
Avec les demi masques du jour de notre rencontre
Il n'y a rien de plus loin qu'ici
C'est la faute à la souillure du sable
À la difficulté des vagues
Nous attendons le passage à la matière
Avec d'étranges parfums
Feu accompagne-nous
Nous sommes en quête du jour
En nommant le probable
En répondant à l'improbable
La passion de la pensée négative
Est dans l'avidité de l'envol
Ordre et vibrations
Dans leur hiérarchie changeante
Dans la vallée du vide
Nous vivons la mémoire à l'intérieur du temps
Nous nous sommes vus dans le délire organisé du monde
Avec tous ceux qui sont dans ce monde
Mais pas de ce monde
Nous avons persuadé le soleil de nous suivre
La mer de voyager à nos côtés
Nous cherchons encore le dieu
Qui trébuche dans nos jambes
Nous apportons les vœux de la passion
Dans une odeur de belles-de-nuit les soirs de septembre
Nous errons comme les étrangers de la mémoire
Ces personnages qui habitent en nous
Que nous n'avons jamais connus
La chaleur nous a invités dans la fraîcheur
Et nous l'avons ignorée
Feu accompagne-nous
Entre les ombres
II
L'oubli est de couleur jaune
Nous oublions les exilés
Il n'y a pas eu de nécessités
Pas eu besoin de lois
Il y avait plus d'une route
Nous devions en choisir une
Vers cet autre qui s'il n'existe pas encore
Peut plus tard exister
Là où le pouvoir n'aura plus rien sous son pouvoir
Notre chair a répliqué
Notre cerveau jamais
Mais tout empire avec le temps
Nous poursuivons notre chute
En restant les obligés de la mort
Nous sommes à la frontière
Il y a des hirondelles ici
Il fallait un sacrifice nous avons sacrifié
Marchons donc
Même si nul n'est jamais arrivé
Il nous reste notre miel ivre
III
Sentiment d'abandon et folie sacrée
Nous vivons encore entre nos yeux
Et les images qui nous changent
Toutes les langues parlées par nous
Sont mortes
Nous sommes pendus en bas
Du côté de Dieu
Nous avons habité la fureur
Nous avons joué
Brûlé
Attaqué
Déchiqueté
Et tout est resté intact
Et tout nous a suivi
Tout ce qui s'est éteint dans notre voix
Horrible doute
Rythmes insurgés
Fière frayeur
Prévoyants nous avons crié
Lorsque l'éternité semblait nous avoir conquis
Des anges sauvages
Qui savent que
Si Dieu existe
C'est par nous
Mais nous avons oublié qu'un oiseau qui entre
Apporte une âme
Ou emporte une âme
Nous avons existé en idées
Nous existons en cris
Et nous existerons en ombres
Dans la beauté dans le danger
La vérité s'écrit avec du sang
Si nous n'en versons pas un peu
Nous ne pourrons la trouver
Et puisqu'il faut vivre
Nous vivrons bruyamment
Concevant la tristesse
Mais sans la ressentir
Nous ne serons jamais en larmes
Nous représentons le rituel urbain
Conduits par une philosophie féroce
et ma petite,
ici tu sais,
nous souffrons.
QUAND CELA S'OUVRE
Les vagues ne suffisent pas
Les lumières ne suffisent pas
Les coquelicots ne suffisent pas
Les taureaux sont peu nombreux
Les regards ne font que rappeler
Les grottes font peur
Et la couleur ne nous contient plus
Nous serons cachés par les masques
Les bouteilles désormais vides
Les lampes grillées
Les sacrifices insignifiants
Les talents grands
Les vies infimes
Les amours à nouveau survivants
Les dés tournent
Ce qui brûle encore
Brûlera toujours
Les roues abîmées
Les enveloppes ne collent pas
Il manque aux mots des lettres
Le rouge nous trompe
J'ai bandé tant de fois
Qu'il a renoncé
Les rayures doivent devenir pois
Et les pois monochromes
J'aime toutes les couleurs
Sauf les primaires
Ce sont elles qui me blessent
Les boîtes sont petites
Et les interrupteurs ne correspondent pas
À des lumières
Les manteaux ne me réchauffent pas
Et les vestons me trahissent
Si le chien aboie encore
C'est seulement
Que je continue
De faire quelque chose
Mal
Compte les dalles de mon carrelage
Le tapis les vaincra
Les tabourets sont usés
Les chaises ne nous soutiennent plus
Nous sommes devenus nombreux
Et si nous ne gagnons pas
Les marques de morsures
Apparaîtront
Ce qui s'est ouvert est fini
LA SAUVAGERIE DES CHOSES
tout est dans l'air
poussière d'or, poussière d'or
tout tombe, rien ne monte
c'est une vitrine, un massacre
la sauvagerie des choses
viens t'installer dans notre silence
nous avons une tendance à voler
une maladresse fatale
jeunes à jamais
donnant naissance à un style précis
nous nous sommes consumés dans le vide
il n'y a pas d'excuses
quelque chose ne va pas
dans la liberté de l'échec
l'excès de lassitude signifie un excès de volonté
et la déesse blanche contribue
la notion de suite est une faiblesse de l'instinct
je veux intervenir
mais je ne me presse pas
bien que tu sois un gouffre
tantôt je hurle, tantôt je geins
c'est ma façon de conquérir les conquérants
je mélange la forme du chaos
on s'initie sans s'initier
je suis une joie ingrate
équilibre ou rien
la vérité semble un pardon du réel
quand le temps pur constituera
la routine de nos secondes
j'oserai la non-violence
et je suis sûr de vous effrayer davantage
JE CONNAIS DES VENTS QUI T'ONT SENTI
je connais des vents qui t'ont senti
ils ont tracé des lignes de destin dans nos mains
et il est si tôt encore
mais je danse d'un de tes grains de beauté à l'autre
nous sommes à l'affût de bruits près des volcans
jetés dans la mer
comme si nous étions amoureux
ces étendues de terre nous séparent
mais c'est ton regard qui m'accoutume aux voyages
et ce fragment de mer qui nous sauve toujours
j'avance en eaux profondes mais c'est seulement pour prendre souffle
n'aie pas peur
il ne peut y avoir de tempête
quand nous dansons montés aux yeux
d'ailleurs la seule façon pour nous d'être vaincus
c'est cet ennui de la mort
et je ne fais que des erreurs mais c'est de m'être attaqué au soleil
pourquoi m'as-tu dit que tu l'aimes plus que moi
combien de choses ont été perdues pour nous
je pleure l'anémone qui a vaincu l'hiver
tu es la fille qui a volé mes poèmes
nous parlons peu
nous nous regardons beaucoup
c'est notre tristesse commune
dans les ruines du plaisir
les bougainvillées nous ont trahis
c'est sur toi toute chose qui cherche sa parole
tes cheveux qui sentent notre siècle
les respirations elles-mêmes sont comptées
chacune de nos caresses est un risque
mais là où nous sommes la mort n'y est pas
il aura beau chercher le réel ne nous trouvera pas
je te serrerai contre moi jusqu'à te briser
et ramasserai amoureusement les morceaux
pour les distribuer de temps à autre aux gens.
Nìkos Erinàkis, né en 1988, est pour l'instant le benjamin de l'anthologie. Il a étudié l'économie et la philosophie à Athènes puis en Angleterre et publié un recueil de poèmes, Bientôt tout brûlera en éclairant tes yeux, en 2009, dont on trouvera des extraits ici même dans POÉSIE AMNESTY. Les poèmes que voici, ultérieurs, parus en revue ou sur Internet, confirment les dons éclatants du jeune homme, la fraîcheur et la force de son imagination. Cette poésie brûlante — le thème du feu y réapparaît obstinément — se déverse en poèmes de plus en plus longs, qui errent entre une noire détresse, écho probable des malheurs du pays, et les lueurs d'un espoir inlassable. Erinàkis a également publié des traductions de Georg Trakl en 2011.
Nìkos Erinàkis |