Stamàtis Polenàkis



SOUVENIR D'HENRIETTE


Si tu repasses un jour par ici, en route vers un autre monde, une autre vie, rappelle-toi l'auberge Stimming, toujours là au bord du lac, rappelle-toi les vagues légères et les barques obscures qui s'en allaient, rappelle-toi tous ceux qui se sont perdus avec nous à jamais dans ce crépuscule des mondes, rappelle-toi : le temps, c'est du sable entre nos doigts.




MANUSCRIT TROUVÉ DANS LA POCHE D'UN MORT


Moi, Rodion Romanovitch Raskolnikov, étudiant sans ressources à Saint-Petersbourg, j'ai rêvé d'un escalier très sombre qui descendait dans les entrailles de la terre, j'ai rêvé à des milliers d'araignées tissant leur toile dans des entrepôts déserts, j'ai rêvé de moi debout devant un miroir déformé, la hache suspendue en l'air un instant, qui se plante avec violence dans le vieux tronc d'un arbre et les yeux de la vieille brillant rouges dans les ténèbres. Ce monde ne peut être fait à l'image de Dieu ; il n'y aura plus jamais de miséricorde et l'humanité entière n'est qu'une danse macabre de démons.




LE CRÉPUSCULE DE GUSTAV ASCHENBACH


Moi, Gustav Aschenbach, dernier habitant d'une ville qui s'enfonce, réveillé une nuit par une douce musique jouée par un orchestre de morts, j'ai rêvé que je marchais dans un désert immense aveuglé par le soleil de la beauté et de la mort. Le dernier bateau siffle en levant l'ancre, nous sommes restés tous les deux, Tadzio, seuls dans un monde peuplé d'aveugles, toi et moi et les ruines de Venise sous la pluie.




PHOTOGRAPHIE D'ESTIVANTS DANS LA CAMPAGNE RUSSE


Mais où se trouvent-elles, ces filles mélancoliques et leur brève jeunesse ?

Olga, Irina, Macha, arbres frêles de l'automne, rappelez-vous les noms de tous ceux qui se reposèrent un jour dans votre ombre, ne regrettez plus les années qui fuient, moi-même n'ai pas d'autre moyen,

moi aussi j'ai étreint ces arbres et mes bras tremblaient,

moi aussi j'ai aimé l'éternité impossible.

Je n'ai plus d'autre temps que ce passé qui s'éloigne sans cesse, nous n'avons pas d'autre moyen, Olga, Irina, Macha, je n'ai jamais compris la mort.

Et moi aussi je frappe avec rage, impuissant comme l'aveugle, la terre de mon bâton.




MERCADER EST LE DESTIN


Mon destin, c'est Mercader, les trains qui traversent en sifflant les steppes enneigées


Le Mexique me rappelle toujours plus la Russie : nous sommes tous recouverts d'une pluie fine, à côté de moi des pauvres creusent la terre dure avec les ongles, se nourrissent de racines et de pierres mais les années ont fait fondre en moi peu à peu les glaces éternelles ; à présent je ne suis plus qu'un vieillard en exil poursuivi la nuit par des visions ; des lapins et des poules, bêtes douces, me consolent et mangent dans ma main. Comment un Russe pourrait-il vivre autrement à Coyoacan ?


Rien ne peut plus me tromper, pas même le calme de cet instant, aujourd'hui ou demain au plus tard, la nuit viendra nous recouvrir à jamais, ô Natacha !


Le petit jour me trouve comme toujours à mon poste, j'ouvre toutes les portes des clapiers, m'attendant à ce que reviennent les beaux lapins blancs, un jour viendra où nous serons oubliés de tous. Nous qui avons vécu en des temps si tourmentés.




PRIÈRE POUR MARINA TSVETAÏEVA


Tu nous a tout refusé, Seigneur, au moins laisse-nous une ultime consolation, accorde-nous une autre vie, un ultime refuge où nous pourrons supporter encore la fureur des choses, les tempêtes et la poussière du désert, les ténèbres du soleil et la lumière des étoiles, le destin aveugle et la poésie elle-même collée à nous. Comme sur la chair d'Héraklès le vêtement du Centaure.


(Notre Dame)




COMMENTAIRE SUR UN TABLEAU DE DAVID


Aujourd'hui, tandis que je courais les rues, mendiant un morceau de pain, j'ai vu passer ma vieille connaissance, Charlotte Corday, qui cachait dans la poche de son manteau le couteau du crime. Elle m'a reconnu aussitôt, nous aimons tous deux la révolution à la folie, nous avons tous deux le don de prophétie, nous connaissons les événements à l'avance et aucun de nous n'est capable de les éviter. Demain quand tout sera fini je t'attendrai de nouveau, Charlotte. Demain peut-être nous marcherons ensemble comme naguère sur les boulevards pluvieux, main dans la main tendrement. Mais aujourd'hui chacun de nous est prisonnier de sa destinée comme l'est Marat dans sa baignoire. L'Histoire a des allures de rêve et la foule en furie nous suit en crachant sur nous.




POST SCRIPTUM


J'ai fait mon devoir autant que j'ai pu : j'ai sauvé ma vie à grand peine, jusqu'au bout je l'ai sauvée avec l'acharnement de qui pousse un clou rouillé dans le mur trop dur. Moi l'éméché le malade l'aveugle je continue encore de pousser un clou rouillé dans le mur trop dur ; j'ai vu à travers le miroir trouble de Dieu, le dernier feu d'artifice d'un monde qui s'éteint : j'ai vu la neige soudaine du passé du présent et du futur : moi qui ai fait mon devoir autant que j'ai pu, j'ouvre en hésitant la porte qui mène aux ténèbres. Je vais de naissance en naissance. Je pousse déjà dans le mur le clou rouillé de ma mort future.




EXTRAIT D'UNE LETTRE D'AMOUR QUI NE FUT JAMAIS ENVOYÉE


La soif ! La soif dans ces wagons aveugles sans fenêtres.

Nos vêtements, nos chaussures, ils nous les ont pris pendant le voyage.

Nous avancions sur du verre brisé, cachant notre visage.

Nous sommes descendus dans les profondeurs de la terre ; j'ai à peine eu le temps de voir la foule muette, debout derrière les sombres barbelés.

J'ai fermé les yeux et j'ai vu pour la dernière fois le miroir

devant quoi je suis né. Le mont des oliviers sous la neige.

La grande arche mythique voyageant vide sur les vagues.




MAÏAKOVSKI A QUATRE-VINGT-DIX ANS


L'été fut bref et les derniers estivants

sont déjà repartis

Nous autres avons dormi des années dans les cabines emmitouflés

dans les vieilles couvertures de marin des morts ;

demain nous embarquons vers l'inconnu, demain nous réveillera doucement

l'orchestre qui joue pour la dernière fois comme dans un grand

navire illuminé qui sombre.

Adieu jeunesse, adieu bonheur, adieu vie ; une obscurité blanche

tombe sur Sakhaline, sur la colonie des lépreux, sur l'archipel glacé.

Dans les parcs enneigés les poètes malades se couvraient le visage

avec les pages de la Pravda.




VIOLA D'AMORE


Olga, si je meurs aujourd'hui, j'espère que demain tu m'oublieras.

Mais rappelle-toi le bateau entre Odessa et Trieste

un soir d'été dans une vie lointaine,

l'orchestre oublié même par Dieu, qui jouait sur le pont

des chansons russes populaires, l'étudiant Trofimov

qui voyageait avec nous et plus tard a disparu en Sibérie.

Surtout rappelle-toi les mouettes, elles étaient toutes blanches

et nous ont suivi tout du long, volant plus vite

que les vagues.

Ich sterbe, Olga. Je meurs aujourd'hui à jamais.




HÔPITAL


Ce monde immortel que j'ai créé, lui aussi

un jour viendra où je le quitterai à jamais.

Un jour viendra où nous prendrons l'ultime chemin

qui nous reste. Nous passerons pour la dernière fois

sous les arches en piétinant les roses éparpillées

des morts. Ma naissance fut un terrible accident

que je n'ai pu éviter. Demain je vais mourir et mon art

n'aura servi à rien. Il n'y a pas de médecins ici, dans l'hôpital

nous sommes tous des patients. Nous sommes tous des malades voyageurs

fatigués par tant de siècles de vaine errance.

Nous devons tous un coq à Asclépios. Rien ne nous console

plus ; même pas cette petite chandelle métaphysique, la poésie.




ASSISE


Rien n'y fait, pauvre François

ni la compassion ni l'amour ne suffisent

à nous tous qui vivons encore sur les rives

des fleuves, qui serons nourris à jamais

par le pain pollué d'Union Carbide.

Ton monde est plus lointain encore que les étoiles

pauvre de Dieu. Nous ici nous sombrons lentement

avec nos enfants et nos vaches pourries

dans les eaux noires du Gange.




L'AUTRE CLYTEMNESTRE


Devant tes yeux le tapis rouge vif se déroule

où tu dois marcher pour toucher l'autre bord ; tu pourrais

prendre un autre chemin, tu pourrais peut-être échapper

au destin si les vieilles clefs entraient encore

dans les serrures, si les Dieux montraient un peu de pitié.

Le monde que j'ai connu vole en éclats, des trains partent vers l'inconnu, toutes les prophéties ne sont que des cris incohérents, le chœur

ne se compose que de vieux gâteux ou de morts

Ailleurs — loin d'ici — dans un autre palais, pareil

à celui de Mycènes, une autre Clytemnestre étend sans bruit

le filet obscur.




TIRÉ DU JOURNAL PERDU DE VSEVOLOD MEYERHOLD


Si l'unique vérité de ma vie a été le mensonge du théâtre alors je suis en effet coupable. Mais je ne suis pas fou, camarades.

Je connais bien déjà les pas des gardiens dans la cour de la prison

et ce projecteur sur mon visage et le bruit sourd des corps qui tombent dans la nuit et le bruit sec des haches

dans la forêt d'en face. Je sais très bien tout ce que cela veut dire. Tout cela est vieux

comme le monde. Maintenant condamnez-moi puisque je ne vois rien devant moi que des murs noirs. Cela fait longtemps que je ne peux plus distinguer le réel du rêve mais je ne suis pas fou camarades. La belle femme en blanc qui tombe chaque soir sur la voie ferrée s'appelle, je crois, Anna Karénine.


(Les escaliers d'Odessa)



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Né en 1970, Stamàtis Polenàkis fait partie de l'espèce des Grecs voyageurs : il a longtemps vécu en Espagne et en Irlande. Il fait défiler dans ses poèmes des personnages venus de partout. (Dans les quelques poèmes ici présents : Kleist, Dostoïevski, Mann, Tchekhov, Trotsky, Tsvetaïeva, Marat, Maïakovski, François d'Assise, Clytemnestre, Owen et Meyerhold). Polenàkis voyage aussi entre théâtre et poésie : il a déjà publié trois pièces en plus de ses quatre recueils poétiques : La main du temps (2002), Les chevaux bleus de Franz Marc (2006), Notre Dame (2008), Les marches d'Odessa (2012).

Ses poèmes, brefs, allusifs, énigmatiques, comme ceux de Cavàfis, font revivre — et mourir aussitôt — divers personnages du passé ; comme eux ils dégagent une intense mélancolie. La mort est toujours présente, on ne peut rien saisir, rien achever, la seule consolation étant quelques éclairs de beauté. Les poèmes épars s'unissent peu à peu pour former une danse macabre lente, en sourdine ; petits poèmes, vision immense.



Stamàtis Polenàkis
Stamàtis Polenàkis

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