Peu avant le sommeil le soir
s'ouvre une porte dans le noir
j'ai des chatons dans ma poitrine
au fond des cours criant famine
avant de boire à la mamelle
du sommeil pitance cruelle
de téter les goudrons du jour
leur mère invisible toujours.
Avec eux peu à peu je sombre
dans l'aveugle justice d'ombre
et j'arrive à un cauchemar :
ils sont changés en noirs jaguars
du désert et je me débine
dans des vapeurs de nicotine.
*
C'était mardi à l'aube
jour de Constantin et d'Hélène égaux des apôtres
nuit navigable matin vent de travers —
et je me suis mis à compter mes cinquante-deux ans
Un demi-siècle et de nouveau tu me prends les trèfles
le deux gagnant et la levée.
Que puis-je faire face à toi sans as dans la manche
moi joueur médiocre
qui n'apprend même pas de ses erreurs
qui se souvient sans cesse de ce qu'il faut vivre
et oublie de vivre sans cesse
jouant jouant toujours et à quoi bon
puisque peu à peu je perdrai mes biens
pour gagner les primes inexistantes.
Tous dans la ronde
moi toi et lui
et au milieu Personne
qui depuis des années a quelque chose à me dire
illettré incohérent balbutiant —
à la quatrième personne.
À l'heure pile
du bleu jaillit à l'horizon.
Ma petite fleur bleue
je t'embrasse et soupire.
Tu es aimée entre toutes les femmes
tu es ma femme belle comme le jour
je veux boire l'eau dans ta main
la salive dans le baiser
lécher les larmes ô ma larme
et apparaître sel sur la vague
sur une vaste mer
que battent les montagnes
aux douze fleuves.
Eau douce eau saumâtre
eau du silence de l'oubli
mais la soif est la soif.
Je boirai ta langue jusqu'aux racines
tes paroles et tes gémissements
tes mots grands ou petits lamentations
impératifs et prières
léger profond étouffé mon souffle
plein de cris de soupirs
mon corps bien élevé
deviens sel dans l'œil de la neige
aveugle-le ma femme belle comme le jour
dont le regard sur moi doucement souffle et je pars.
Je pars et je me perds.
Ton regard souffle doucement
ma petite chryseis
et couvre de pollen mes cheveux et mes cils
ma barbe et mes années.
Je quitte avec mon masque d'or
ses bains assassins
soulevant trois coups de hache dans le dos
dansant titubant
au centre de mon grand tombeau voûté.
— Que quelqu'un prenne les enfants !
Que quelqu'un prenne les enfants
et mon chien boiteux
dans la corne d'un bœuf
qu'il aille les cacher
qu'ils ne trouvent pas tout ce qu'a écrit sur eux
le noir destin.
...les pauvres comment trouver ?
Ma petite fille bleue
je te dirai tout doucement des contes
pour oublier notre patrie sans foi
et toi tu me demanderas l'anneau
qu'on t'a promis en Aulide autrefois.
Je peignerai tes longs cheveux défaits
pour t'en aller altière au sacrifice
et toi tu me demanderas ton père
pour qu'il t'emmène en mariée à l'église.
À Mycènes viens demain
et rappelle-moi ta voix
tes larmes lavant mes mains
et dors pour nous oublier.
Sois jupon pendu au mât
sois dans Sparte un citronnier.
*
Entre les citronniers marchant sur le chemin
elle m'est apparue œil noir et blanche main.
File mince fuseau file ses longs cheveux
les larmes du mari le destin malheureux.
Dans l'arche du milieu un oiseau ce jour d'hui
pleurait sa belle bouche et son œil noir qui luit.
Petit pont qui tiendra
sa taille entre ses bras
qui trouvera la voie
pour que le passant voie ?
*
Première fumée après vingt mois.
Première bouffée d'air enrichi.
Un opulent mélange de substances nocives
fond dans le haut-fourneau du bout brûlant.
Tabac blond papier blanc
corpuscules de poussière : tout est cendre.
On inspire. Vierge en majesté.
Voyons s'il sortira de la bouche
de la fumée ou des langues de feu ?
On expire. Fumée.
Fumée blanche de cheminée.
Je m'abandonne au vertige des débuts.
Nous y voilà.
Première fumée après vingt mois.
Premier poème après des années.
Eh bien, où en étions-nous ?
Le poème vient de loin
dansant titubant on ne sait.
On dirait une douce convalescence
avec absences légitimes
par une journée de printemps
où tous ont quitté la maison
et les bruits faiblement résonnent
au dedans du corps et dehors.
Le soleil a mon âge il sèche l'école
et fume de la poussière
et souffle du pollen dans la chambre.
Peu à peu le poème grandit ;
avec douleurs joies et chagrins
et joies encore
avant de voir les premiers mots blancs.
Qui l'aveuglent.
Usant de quatre sens ou six il va
sondant les veines du ciel
pour trébucher enfin sur l'avant-dernier vers.
Ce vers-là c'est le portefaix
qui porte sur son dos le poème
tremplin solide pour le vers ultime
qui s'élance pour se jeter dans le vide.
Le vers ultime
n'est pas toujours final.
Il peut devenir
le premier vers du poème
écrit par un lecteur.
(Le sommeil du fumeur)
INVOCATION
À Pòpi, autrement...
Ô chemise qui frissonne vêtement innocent
dont le vent fait frémir les plis
descends là deviens mon drapeau
jupon rouge aérostat.
J'invoque la vigueur de son corps
ses petits seins l'éclat de sa fourrure
le phoque de ses fesses
les termites de ses cuisses.
Cela n'est pas de l'amour
c'est une bête qui cherche l'amour
il ne le trouvera pas ne le reconnaîtra pas
laissera dans le piège une patte
et se perdra au fond de la forêt.
POST-SCRIPTUM À UNE LECTURE II
à la manière de K.D.
La pépie vient en buvant qu'est-ce que tu crois ?
En buvant l'amertume le plus souvent cul sec
en buvant la douceur à la petite cuiller
car la peur de se noyer
veille sur les joies depuis toujours.
En buvant l'eau de l'oubli.
(Quelle source l'apporte ?)
En buvant pour finir le vin-sans-paroles.
Écoute rien n'est plus sans paroles
que le déjà parlé.
Rien de plus muet bête et défait
car il a tout dit soi-disant
a tout tiré du fond de lui-même
alors qu'il a peut-être simplement rêvé.
(Absinthe)
CHASSEUR
L'enfant et sa fronde
plus tard sa carabine
l'homme et son fusil de chasse
plus tard ses collets
le vieillard et ses yeux
COLOMBES
De la Paix
de la place
de lieu en lieu
blanches gris cendré innocentes sales
fatales
des rats qui ont des ailes
Où sont les oiseaux ?
Dans les forêts de l'Amazone
dans le Chêne Noir
dans les Montagnes Blanches
dans le peuplier du Poète
Où sont les oiseaux ?
En ce bas-monde
dans l'autre monde
dans les sept ciels
Où sont les oiseaux ?
Sur l'arbre vert
sur l'arbre sec
sur les fils électriques
Écoutant les messages
de Dieu
(Tuit tuit tuitons)
Comment te cacher du soleil
l'ex ami qui te fait la guerre
c'est toujours et partout pareil
comment éviter la lumière ?
Où peux-tu allonger ton corps
sur quel rivage solitaire
et changer de peau sans effort
ainsi qu'un serpent légendaire ?
Du soleil comment te cacher
qui va te brûler te dissoudre
ou bien tanneur fou t'écorcher
puis dans la nuit velue te coudre ?
— Calme-toi tiens ma main longtemps
et ne me parle pas autant.
J'ai dans mon rêve une cigale
qui a des dettes colossales
et qui oublie tout en chantant.
(Inédit)
Ceux qui ont lu, sur publie.net, l'essentiel de son œuvre poétique parue avant 2000, retrouveront ici Mihàlis Ganas tel qu'en lui-même : Le sommeil du fumeur (2003) et Absinthe (2012) poursuivent le chemin tracé. Chaque recueil, de plus en plus, au lieu de rassembler des poèmes épars, forme un tout, fruit d'un montage patient ; il raconte une histoire, toujours plus ou moins la même : une descente aux enfers, situés selon lui dans son Épire natale, rude et sombre, avec ses montagnes et sa nature encore sauvage, où l'on retrouve les souvenirs d'enfance, les morts bien-aimés, les morts plus anciens et même ceux des temps antiques — ici, Agamemnon et sa famille.
La poésie de Ganas est avant tout dialogue où des voix pas toujours identifiées s'appellent et s'entrecroisent, une polyphonie où alternent vers libres, prose et vers réguliers, où à la parole du poète se mêlent des échos de ses poèmes antérieurs, de chants populaires anciens, de la Bible. (On reconnaîtra ici, notamment, l'Apocalypse et la légende du pont d'Arta où une jeune fille se trouve emmurée.)
Les poèmes de Ganas, bien souvent, plongent dans la nuit — la nuit du mystère, au bord du fantastique, et aussi la nuit de la douleur. Si lumière il y a, c'est l'amour et l'amitié, tous deux intensément présents, qui l'apportent.
De ces deux recueils, où tant de fils épars sont tissés ensemble, on ne pourra donner ici que des bribes.
Mihàlis Ganas. |