Mihàlis Ganas



Peu avant le sommeil le soir

s'ouvre une porte dans le noir

j'ai des chatons dans ma poitrine

au fond des cours criant famine


avant de boire à la mamelle

du sommeil pitance cruelle

de téter les goudrons du jour

leur mère invisible toujours.


Avec eux peu à peu je sombre

dans l'aveugle justice d'ombre

et j'arrive à un cauchemar :


ils sont changés en noirs jaguars

du désert et je me débine

dans des vapeurs de nicotine.


*


C'était mardi à l'aube

jour de Constantin et d'Hélène égaux des apôtres

nuit navigable matin vent de travers —

et je me suis mis à compter mes cinquante-deux ans


Un demi-siècle et de nouveau tu me prends les trèfles

le deux gagnant et la levée.

Que puis-je faire face à toi sans as dans la manche

moi joueur médiocre

qui n'apprend même pas de ses erreurs

qui se souvient sans cesse de ce qu'il faut vivre

et oublie de vivre sans cesse

jouant jouant toujours et à quoi bon

puisque peu à peu je perdrai mes biens

pour gagner les primes inexistantes.


Tous dans la ronde

moi toi et lui

et au milieu Personne

qui depuis des années a quelque chose à me dire

illettré incohérent balbutiant —

à la quatrième personne.


À l'heure pile

du bleu jaillit à l'horizon.



Ma petite fleur bleue

je t'embrasse et soupire.



Tu es aimée entre toutes les femmes

tu es ma femme belle comme le jour

je veux boire l'eau dans ta main

la salive dans le baiser

lécher les larmes ô ma larme

et apparaître sel sur la vague

sur une vaste mer

que battent les montagnes

aux douze fleuves.


Eau douce eau saumâtre

eau du silence de l'oubli

mais la soif est la soif.


Je boirai ta langue jusqu'aux racines

tes paroles et tes gémissements

tes mots grands ou petits lamentations

impératifs et prières

léger profond étouffé mon souffle

plein de cris de soupirs

mon corps bien élevé

deviens sel dans l'œil de la neige

aveugle-le ma femme belle comme le jour

dont le regard sur moi doucement souffle et je pars.



Je pars et je me perds.




Ton regard souffle doucement

ma petite chryseis

et couvre de pollen mes cheveux et mes cils

ma barbe et mes années.


Je quitte avec mon masque d'or

ses bains assassins

soulevant trois coups de hache dans le dos

dansant titubant

au centre de mon grand tombeau voûté.


— Que quelqu'un prenne les enfants !


Que quelqu'un prenne les enfants

et mon chien boiteux

dans la corne d'un bœuf

qu'il aille les cacher

qu'ils ne trouvent pas tout ce qu'a écrit sur eux

le noir destin.


...les pauvres comment trouver ?



Ma petite fille bleue



je te dirai tout doucement des contes

pour oublier notre patrie sans foi

et toi tu me demanderas l'anneau

qu'on t'a promis en Aulide autrefois.


Je peignerai tes longs cheveux défaits

pour t'en aller altière au sacrifice

et toi tu me demanderas ton père

pour qu'il t'emmène en mariée à l'église.


À Mycènes viens demain

et rappelle-moi ta voix

tes larmes lavant mes mains


et dors pour nous oublier.

Sois jupon pendu au mât

sois dans Sparte un citronnier.


*


Entre les citronniers marchant sur le chemin

elle m'est apparue œil noir et blanche main.


File mince fuseau file ses longs cheveux

les larmes du mari le destin malheureux.


Dans l'arche du milieu un oiseau ce jour d'hui

pleurait sa belle bouche et son œil noir qui luit.


Petit pont qui tiendra

sa taille entre ses bras

qui trouvera la voie

pour que le passant voie ?


*


Première fumée après vingt mois.

Première bouffée d'air enrichi.


Un opulent mélange de substances nocives

fond dans le haut-fourneau du bout brûlant.

Tabac blond papier blanc

corpuscules de poussière : tout est cendre.


On inspire. Vierge en majesté.

Voyons s'il sortira de la bouche

de la fumée ou des langues de feu ?

On expire. Fumée.

Fumée blanche de cheminée.

Je m'abandonne au vertige des débuts.

Nous y voilà.


Première fumée après vingt mois.

Premier poème après des années.

Eh bien, où en étions-nous ?



Le poème vient de loin

dansant titubant on ne sait.

On dirait une douce convalescence

avec absences légitimes

par une journée de printemps

où tous ont quitté la maison

et les bruits faiblement résonnent

au dedans du corps et dehors.


Le soleil a mon âge il sèche l'école

et fume de la poussière

et souffle du pollen dans la chambre.


Peu à peu le poème grandit ;

avec douleurs joies et chagrins

et joies encore

avant de voir les premiers mots blancs.

Qui l'aveuglent.


Usant de quatre sens ou six il va

sondant les veines du ciel

pour trébucher enfin sur l'avant-dernier vers.


Ce vers-là c'est le portefaix

qui porte sur son dos le poème

tremplin solide pour le vers ultime

qui s'élance pour se jeter dans le vide.


Le vers ultime

n'est pas toujours final.

Il peut devenir

le premier vers du poème

écrit par un lecteur.


(Le sommeil du fumeur)






INVOCATION

À Pòpi, autrement...


Ô chemise qui frissonne vêtement innocent

dont le vent fait frémir les plis

descends là deviens mon drapeau

jupon rouge aérostat.


J'invoque la vigueur de son corps

ses petits seins l'éclat de sa fourrure

le phoque de ses fesses

les termites de ses cuisses.


Cela n'est pas de l'amour

c'est une bête qui cherche l'amour

il ne le trouvera pas ne le reconnaîtra pas

laissera dans le piège une patte

et se perdra au fond de la forêt.




POST-SCRIPTUM À UNE LECTURE II

à la manière de K.D.


La pépie vient en buvant qu'est-ce que tu crois ?

En buvant l'amertume le plus souvent cul sec

en buvant la douceur à la petite cuiller

car la peur de se noyer

veille sur les joies depuis toujours.

En buvant l'eau de l'oubli.

(Quelle source l'apporte ?)

En buvant pour finir le vin-sans-paroles.


Écoute rien n'est plus sans paroles

que le déjà parlé.

Rien de plus muet bête et défait

car il a tout dit soi-disant

a tout tiré du fond de lui-même

alors qu'il a peut-être simplement rêvé.


(Absinthe)




CHASSEUR


L'enfant et sa fronde

plus tard sa carabine

l'homme et son fusil de chasse

plus tard ses collets

le vieillard et ses yeux




COLOMBES


De la Paix

de la place

de lieu en lieu

blanches gris cendré innocentes sales

fatales

des rats qui ont des ailes




Où sont les oiseaux ?

Dans les forêts de l'Amazone

dans le Chêne Noir

dans les Montagnes Blanches

dans le peuplier du Poète




Où sont les oiseaux ?

En ce bas-monde

dans l'autre monde

dans les sept ciels




Où sont les oiseaux ?

Sur l'arbre vert

sur l'arbre sec

sur les fils électriques

Écoutant les messages

de Dieu


(Tuit tuit tuitons)




Comment te cacher du soleil

l'ex ami qui te fait la guerre

c'est toujours et partout pareil

comment éviter la lumière ?


Où peux-tu allonger ton corps

sur quel rivage solitaire

et changer de peau sans effort

ainsi qu'un serpent légendaire ?


Du soleil comment te cacher

qui va te brûler te dissoudre

ou bien tanneur fou t'écorcher

puis dans la nuit velue te coudre ?


— Calme-toi tiens ma main longtemps

et ne me parle pas autant.

J'ai dans mon rêve une cigale

qui a des dettes colossales

et qui oublie tout en chantant.


(Inédit)



*


Ceux qui ont lu, sur publie.net, l'essentiel de son œuvre poétique parue avant 2000, retrouveront ici Mihàlis Ganas tel qu'en lui-même : Le sommeil du fumeur (2003) et Absinthe (2012) poursuivent le chemin tracé. Chaque recueil, de plus en plus, au lieu de rassembler des poèmes épars, forme un tout, fruit d'un montage patient ; il raconte une histoire, toujours plus ou moins la même : une descente aux enfers, situés selon lui dans son Épire natale, rude et sombre, avec ses montagnes et sa nature encore sauvage, où l'on retrouve les souvenirs d'enfance, les morts bien-aimés, les morts plus anciens et même ceux des temps antiques — ici, Agamemnon et sa famille.

La poésie de Ganas est avant tout dialogue où des voix pas toujours identifiées s'appellent et s'entrecroisent, une polyphonie où alternent vers libres, prose et vers réguliers, où à la parole du poète se mêlent des échos de ses poèmes antérieurs, de chants populaires anciens, de la Bible. (On reconnaîtra ici, notamment, l'Apocalypse et la légende du pont d'Arta où une jeune fille se trouve emmurée.)

Les poèmes de Ganas, bien souvent, plongent dans la nuit — la nuit du mystère, au bord du fantastique, et aussi la nuit de la douleur. Si lumière il y a, c'est l'amour et l'amitié, tous deux intensément présents, qui l'apportent.

De ces deux recueils, où tant de fils épars sont tissés ensemble, on ne pourra donner ici que des bribes.



Mihàlis Ganas
Mihàlis Ganas.

*  *  *