Natalie Katsou



MUE D'INSECTE

(fragments)


c'est une raison de me réveiller


ce rituel

de l'eau

et une lame

tout pendant douze minutes

paraît probable, c'est comme un début

soleil de savon,

eau chaude, sans douleur

et les mains accomplissent

(de la tempe aux lèvres,

détour sous le nez,

large mouvement sous le menton, un, deux

sans alternative)

sous cette peau

il y a moi


quelle membrane me relie aux choses ?


d'une main

je touche à tâtons mon corps

l'autre enroule autour de moi le serpent de métal

il crache l'eau sur mon ventre

(la spirale rouille

une fois le cordon tranché)


je traverse le mur, cherche l'eau

un fleuve, un fleuve pour de vrai


cinq minutes sont passées ?


j'ai peur

quand je sècherai

je serai le même.


j'avais dit,
ce soir, fini
je deviendrai moi

nul n'imagine

pourquoi d'ailleurs ?


*


je descends des marches

et des marches

je sens mon talon

au bord du marbre

ma main se fraie un chemin dans les ombres


derrière les portes

des regards

l'eau à la bouche


des velours verts

et des pièces de tissu brillant

me caressent

je sens mes jambes portant mon corps

je sens ma bouche rouge

je me sens belle


les regards flairent,

moi, nectarine et vin

ils tirent la langue, attendent


moi, l'enchanteur homme-femme, j'avance


je m'enfonce

dans mon heure cachée


qui viendra faire

de moi une victime

débaucher ma timidité

(quand on me rabaisse

je trouve des forces)


*


sentir son corps

le peut-on ?

pas moyen

de l'eau, partout
gouttes
pointes

j'écoute, des nuages broyés

grondent

et transpercent

miroir
sans image

je n'ai ni corps

ni ombre

(ne suis ni homme,
ni femme)

je le sens seulement étranger

lacets bleus pleins de sang

bleu

oui, la peau se défait
rien ne rappelle rien

— ces épines sur le menton

peut-être ont un sens —

rien que l'eau
tout au fond de moi
les pensées sont trempées

Comment puis-je trouver étranger

un corps que je ne sens pas ?


(fissure)


le temps tout entier glisse

sur la ligne

de la coupure, ici, près des lèvres

jusqu'à la lame

(une goutte de sang éclatée
par terre
se prolonge)

j'ai eu mal

j'ai mal

ce qui présuppose un corps

et
je ne trouve pas de moi à mes mesures

(Enchanteur)







accouplement


cette nuit-là il n'y avait rienla nuit tout le temps
d'un bout du ciel à l'autrele chemin s'arrête
pas une marqueen moi bat des ailes
le chemin s'est arrêtésoudain
l'angoisseson odeur
pose son airaindans mes narines
elle m'a traîné
dans la colline en fourrure
de l'endormijusqu'à lui
agenouilléeà quatre pattes
je me suis traînéeje me blottis
entre ses brassur cette noirceur d'ours
(il devait venir
d'un nord plus lointain)
mon dos s'est collé
à sa poitrine
mes talons sur ses vieux doigts
je ne sens que l'air entre nouset je m'endors
 
j'ai respiréavant l'aube je cherche
je tremble à l'idée de voirson visage — la glace
 de ses yeux vitreux
 reflétant un instant
 des points d'interrogation
pourquoi croyais-je qu'il m'entend ?
 où s'est promenée sa voix ?
je ne sais qui c'était avantil était depuis longtemps parti
il m'a sauvé de la foliej'ai dû tarder
tout un printempsà m'en apercevoir
 mon besoin se déchaîne
je l'appelle tantôt amant tantôt pèrela peau chaude et sa fourrure
tels des mensongesm'enveloppe comme un talisman
je jouaiscela me ressemble
dans les bras de la mortje le baptise Regain
 pour un soir encore et encore un
jusqu'à m'accoutumer
aux cris des chauves-souris
 l'angoisse de ce qui vient
 me paralyse
 dans les bras sans âme
mieux vaut ici
que démembrée
nulle part

(Ursus maritimus)






[...]

la chose la plus vivante

ici c'est l'

odeur métallique des poissons

qui ont sauté

sur le pont

intruses victimes des vagues


l'argent s'efface les écailles s'éparpillent sur les planches

leurs yeux roulent sur la passerelle phosphorescents peu avant

que les piétinent des rires barbares

appât de choix leur chair honneurs des mouettes


je vois tout cela dans l'obscurité


quand se taisent l'odeur de poisson et les coupeurs de temps

palpite encore mise à nu

l'épine dorsale

blanchie par la nuit


un à un les piquants se tendent comme des doigts

comme des sanglots

sciant notre peplos profond

(trouvaille n°1 : scie)


*


[...]

elle m'a envoyé enveloppée dans un linge une grappe de raisin

l'esclave tremblant près de mon oreiller l'a déposée


linge imprégné d'huiles et d'effleurements

que me désaltère l'or du raisin


je n'ose pas encore errer dans la lumière


la nuit seulement à quatre pattes

je parcours les couloirs et les chambres

j'embrasse les marbres


matière dure et noble

fraîcheur cachant l'éternité

contenant des humains que je dois extraire

d'un livre de marbre


ce lieu a des couleurs et des vents

les statues ici sont inutiles

je dois même si elles marchent

préparer quelque chose de plus divin


*


des milliers de doigts impriment les spasmes tandis

que le monstre de bois se brise comme une coquille

engendrant la beauté


son épiderme rayonne sur la verdure

des étoiles de sa chevelure s'égouttent

son front marqué par le désir

les yeux éteints elle m'accueille

luxure, la grenade juteuse dans sa bouche ? soit

elle me mord et se mord la race implore par ses dents

et toute la lumière tout ce temps sans lumière se déverse en moi

chaque fibre du corps se tend je sens que je vais me rompre

mon moi plane à un bout du monde

je me dissous dans une blancheur inconnue


cet instant fut une explosion

sans union


*


[...]

ce corps est un rien

qui ne peut vaincre

mêlant tous les sens

dans la sphère de pourpre

se lamentant pour lancer une lueur

solaire — car les étoiles ne suffisent pas


seule incomplète éternellement

hurle la brèche en moi

cherchant la répétition

d'un vague achèvement


de qui cette parole en moi ?

suis-je devenue sage ou folle ?


j'ai honte d'être incapable

de croire

déesse malédiction comme j'étais différente jadis

quelque chose de neuf et terrible
remue en moi
mi-bête mi-démon

par son art il fit
que Pasiphaé s'unissant
au taureau enfanta
le célèbre Minotaure

[Diodore, IV, 77, 3]


*


témoignage IX


esclave de tout j'avance

de couloir en couloir

perdu dans les passages

je ne retiens pas les parcours

mais je reviens


je suis le seul dont j'aie entendu

la voix

charbon broyé dans ses propres

cendres

un souffle et il brille et aussitôt se perd

dans les calculs


j'ai appris à suivre le temps

le fils du taureau ne fait rien qu'être immobile

ce qu'il sent : une droite entre œsophage et estomac

je me suis trouvé être la main de son père

qui trace d'autres droites pour l'encercler


l'histoire s'enroule autour de lui tel un serpent

et lui est sans vision — veau sacré

captif de l'éternité


*


témoignage XII


négligeant les instructions de son père
enthousiaste il montait sans cesse plus haut

le dos brisé

les ailes en morceaux

je contemple le royaume perdu

sur la pointe d'un rocher


ce n'était pas le vent

la voix du sage artisan

tourbillonne pour me sauver

je ne savais pas qu'il se souciait des mortels


(qu'est-ce que cette chose noire qui vient

nul ne le dit

tout ce que j'ai traversé se voit à peine

avant l'effacement final)


plus lointain que jamais le soleil

m'a déchiré en deux parties d'une pierre

je suis gisant sur le rivage


je ne regrette pas

de brûler


(Dédale)







certaines saisons ne ressuscitent guère


elles bêlent ensanglantées sur les pierres

fixant leur œil unique

sur la veine gonflée du cou


[suppliant — ce n'est pas le mot juste]


le pouls siffle

pour attacher serré les morceaux brisés


dans une minute invariable


j'appelle une imagechienne

qui lèche tout le troupeau

au lieu de le déchirer


j'appelle une chienne bête sacrée

et qui m'entend tandis que j'aboie

dans la rupture des chants


*


et tu as dit l'heure de la moisson est venue

je pourrai peut-être saisir

le réel par les cornes


et tu as dit la couleur progresse

elle est devenue boue

aux joues


et tu as dit bien des choses

et rien encore

et la voix s'est amaigrie


et la moisson est venue

trouver la chair ouverte

mouette vengée des poissons


et les mots ont volé

plumés

sans sépulture


et tu as dit je dormirai sans peur

jusqu'à être las des rêves


et tu n'as plus parlé


(Phémonoé)



*


Natalie Katsou, née en 1982, a étudié le droit et le théâtre avant de s'installer à Londres où elle travaille comme metteur en scène. Elle a déjà écrit plusieurs pièces de théâtre et publié deux recueils de poésie : Acteur homme-femme (2008) et Dédale (2012), ce dernier traduit en anglais.

Son premier recueil, à partir d'une scène quotidienne banale : un homme qui se rase, explore en profondeur, à travers le thème obsessionnel de la métamorphose, la relation de l'être humain avec son corps et son identité. Le titre original : Magodos, désigne un type d'acteur du théâtre byzantin, homme travesti en femme ou inversement.

Titre du second recueil : Kochlìas, c'est-à-dire en même temps escargot, spirale et oreille interne. Le titre français, tout en saluant l'un des personnages centraux du livre, évoque son image centrale : le labyrinthe. Dédale est une savante et subtile construction, entrecroisant de multiples thèmes, qui manifeste une maturité étonnante. L'horizon s'élargit : le présent dialogue avec la mythologie antique, le moi se confronte à l'autre, cependant les thèmes antérieurs sont repris et approfondis. La poésie apparaît ici comme une mise au monde de soi-même. «Quelque chose de neuf et terrible remue en moi», écrit la jeune poétesse. À qui, à quoi va-t-elle donner naissance ?



Natalie Katsou
Natalie Katsou.

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