TRANQUILLITÉ CLINIQUE
Les jours qui arrivent
Seront immobiles
Paralytiques
En petite voiture
Avec des mains en cire
Des yeux en plastique
Et le cœur battant
À coups de toniques.
QUAND ELLE EST VENUE
Quand elle est venue dans mon sommeil
J'avais mon oreiller trempé
Et la moitié de mon visage
En décomposition sous la vive
Lumière de la lampe.
Son corps m'a couvert tout entier
Et s'est glissée ainsi dans mon cerveau
Nuit noire une plaie qui transperce
Vomissant des sauterelles.
TENDRESSE EFFRÉNÉE
Ces journées
De tendresse effrénée
Vont immobiliser
Ta vie ;
Tu t'arrêteras pendant
Longtemps de voir
Les nuages et les aveugles
Qui chantent dans la rue ;
Puis
Tu repartiras
Vers les neiges.
ANNÉE DIFFICILE
Antigone est pleine d'eczéma ;
Je lui mets sans arrêt des compresses
Et elle ruisselle de fièvre.
Le terrain au village le magasin
les étages à venir on a tout vendu à vil prix.
Thòdoros en prison et Xanthippe
Divorcée partie pour Benghazi.
Toi je commence à t'oublier. Ta façon
De marcher de fermer les mains
De les rouvrir.
Difficile, cette année.
Antigone est pleine d'eczéma.
Et les créanciers ont cassé les téléphones.
SA POITRINE
Sa poitrine
S'est brisée
Dès qu'une pierre
L'a touché
À peine.
Et le temps qu'il comprenne
Elle a coulé
Comme du
Mercure
Et disparu.
(Club des amis de la mer)
Il ne pensait qu'à l'amour.
Il se blessa exprès et se pendit à
l'Arbre du Monde. Pendant trente ans
il fut assis sans pouvoir
se lever. On soutient qu'il avait
trois têtes. L'une regardait, l'autre
jugeait et la troisième engloutissait
les oiseaux, les femmes, les esclaves
les feux et les ténèbres.
Il aimait la Lumière.
*
Il était
l'inventeur de tous les arts, le protecteur
des routes et des voyageurs. Il mit au monde en déféquant
Apokràtis, qui se scinda ensuite
en Gaspard, Balthazar et Thor. Ses cris
ses pleurs emplissaient les montagnes et les
mers quand il souffrait pour nous.
*
Lui
c'était le visage dans notre corps
et le visage dans notre regard
dans les rivières, les montagnes, les rêves.
Dans les feux et les mots.
Dans les ténèbres, les graines, les semences.
Les temples, les baisers, le début et la fin.
Dans l'écho, la vapeur et le sang.
Dans les peuples, dans les races, et dans chacun.
(Les hommes vivent dans le désir de Lui.)
(Mythographie)
TE SOUVIENS-TU REGINA ?
La nuit je me couchais tôt mon cher Tristan
Et je rêvais de toi. Les rues blessaient
Mes pas et je pensais à toi.
Il neigeait dans la chambre, le corps tombait
Comme une fièvre.
Je sais que je vais me réveiller si j'ouvre
Cette porte-là. Je m'enveloppe de couleurs
J'entends les fantômes
Je vois le rocher qui flotte
Sur ma tête
Qui peine à le contenir.
La mer qui me tourmente.
Et le poète ?
Il a éclaté en voiture —
S'est ouvert, plein de fumée. Les poèmes se gonflant
De lui se sont vengés.
La poésie est rancunière.
Tu te souviens que je te le disais, Regina ?
LE RÊVE
J'ai vu
Au point du jour ces deux-là qui luttaient
Mais j'étais sûr qu'ils étaient morts.
Leurs corps en sueur à force
Car ils ne savaient pas Comment gagner.
Le soleil glissait lâchant des glaires.
La foule hurlait.
Victoire à Stèfanos !
Victoire à Stèfanos !
Victoire au Blond !
Moi je volais et les voyais d'en haut.
Leurs doigts tordus les chairs
Suantes. Ils sentaient le mâle.
Souples masses qui se tendaient
Dans le vent et bouches humides.
Un front au-dessus de l'autre — parfois collés.
Une poussière blanche s'est élevée
J'ai vu leurs gencives, leurs dents claquant
Victoire à l'homme au grain de beauté !
Stèfanos cloué au sol haletait ;
Puis s'est éclairé.
Ventre rentré a craché la lumière.
L'autre s'allongeant dans ses bras.
Yeux pénétrants, électriques
Raisins noirs, harpistes
et chanteurs de verre.
Ah Stèfanos !
Ah Stèfanos !
Une main sous l'aisselle
L'autre comme une aile
Ou comme un oiseau ;
L'a embrassé sur la bouche.
Les deux statues sont restées seules
Sur la place
Personne.
JOURNAL
Je veux écrire un poème sur les Tristans, le peuple des affligés, disséminé après la première grande guerre aux quatre coins du globe. Leur pays coupé en deux fut habité par des tribus barbares, mais on les rencontre à peu près partout. On les reconnaît à leurs traits nordiques, la chevelure flottante, mais surtout à un mouvement de l'épaule quand ils s'impatientent, et au dialecte tristanien qu'ils n'ont jamais renié. Nombre d'entre eux ont pratiqué les arts, ou se sont imposés comme personnages de romans, de théâtre ou d'œuvres poétiques. Je citerai Werther, Georg Trakl, Antonin Artaud, Gabriel Fauré, Sylvia Plath, Samuel Beckett, Malte Laurids Brigge, Marguerite Gautier, Anton Tchekhov, Georges Vizyinos, Emily Brontë, Andreï Tarkovski, Heinrich von Kleist, Paul Celan et le prince Mychkine.
8 décembre 1980
(Les Tristans)
AINSI VIENT LE POÈME
Sans respirations profondes
Le regard dirigé
Vers les lucarnes
Les corps se tordaient dans la brume
Des petits enfants jouaient
Et le noir des oiseaux caressait les eaux.
Dans des miroirs
Pour la plupart brisés
Je voyais leur vie en vert-de-gris
Traîner dans la rue inutile.
Les souvenirs brûlaient à feu doux
Comme des icônes dans le lac du cerveau.
Les artères, les globes oculaires
Les ossements, tout dans un sac.
Ainsi vient le poème.
Visite à la maison du mort
Le thé sur la terrasse
Une boucle, les rêves du plongeur
Qui glissent dans l'écume
La truite et le créateur
Faisant la planche au milieu du Strymon.
Aux heures d'attente
Tu frottes les os avec
La salive de la jeunesse
Tu soulèves des dalles
Et une fois plein de cendres
Qui te prennent la lumière
Tu écris le début :
Sans respirations profondes.
Le reste arrive comme la pluie.
JE SUIS NÉ EN ÉGYPTE EN 200 av. J.C.
Je suis né en Égypte en 200 av. J.C.
Avec le soleil en Capricorne
Et la lune-Saturne en Bélier.
Mon père macédonien
Et ma mère de la Mer Noire.
Devenu maçon j'ai eu beaucoup d'enfants.
Plus tard j'ai joué du théorbe auprès de Locke.
Puis j'ai été copiste en 1701 à Madrid
Et amant d'une duchesse
Qui brûla dans un incendie.
On ma tué dans une orgie du côté du Pérou
Mais j'ai réapparu
À Charleville sous le nom de Rimbaud.
Je suis mort à trente-sept ans et quand j'ai ressuscité
J'étais une femme pleine de vie
Qui s'est rendue célèbre
Dans des rôles comiques
Avant que je rencontre à Rome un certain Sandro Lippi.
Me retrouvant prostituée je suis morte du choléra
Mais maintenant je fabrique des pianos à Leipzig.
J'ai changé de forme, de cœur, de tête
Et parlé un tas de langues.
Aveugle de naissance j'ai trois enfants
Une femme à Samos.
J'ai appris mon art chez mes parents
Je vis ma vie dans la musique.
Mon nom est Julius, j'ai soixante-douze ans
Et je veux mourir en Grèce.
(Je reviendrai lumineux)
LA RIVIÈRE
Quand je suis né
ce bâtiment était solide, resplendissant
et la rivière étincelait
coulant hors des chambres claires.
Elle coulait frétillait comme une de ces musiques
de dauphins perpétuelles qui perçaient mes tympans.
Quand le clapotis s'accroissait, des armées entières
entraient dans le crâne, qu'elles assiégeaient.
Le corps se taisait impatient
sous les galops d'hommes d'autres croyances.
Ma mère ouvrait les fenêtres, les refermait avec fracas
étendait l'avenir sur la corde à linge
et jetait des pierres aux mauvais esprits.
Le corps grandissait, se dilatait, murmurait
les bruits de la rivière
qui tombaient ou me prenaient dans leurs bras.
Chaque fois que je poussais dans les champs
l'eau me caressait, montait jusqu'à mon ventre
grimpait jusqu'à mon cou
et se taisait au creux d'une main.
Puis s'abattait sur le corps nu
créant des monstres lubriques
ou dans les prairies du lit
nous criblait comme un cerisier
de rouges pierreries.
La rivière me recouvrait comme un manteau.
Creusait la peau, colorait les cheveux
déteints par le soleil.
La maison tremblait de volupté hurlant
entre salive et sperme
ou versant des larmes le soir venant
quand le jour indolent s'inclinait vers la mer.
Les montagnes autour frissonnaient
en regardant l'Orient.
Des maladies entraient de partout
leurs ongles déchiraient le temps
tandis que me mordant les lèvres j'attendais
l'accalmie pour me lever.
Ma mère près du lit posait les mains
sur mes épaules et me regardait.
Des reflets coulaient de ses yeux
un mouchoir frais dans le regard.
La maison se resserrait lourde dans les rues
faisant tressaillir le cœur
mais quand je m'échappais, j'allais vers les pins
les ports inquiets, les forêts obscures.
Je dessinais des carnages apprenant à chanter
à emmurer en vers les voix des autres.
Les tendresses m'emmenaient aux nuages
quand l'horizon ouvrait ses ailes
et les baisers aux aisselles, aux seins
aux cils, au cou
fleurissaient comme les lilas.
Je sombrais dans de très douces grottes
j'avalais les statues
sans demander vers où voguait l'Amour.
Je descendais les marches de l'eau
entre des poissons noirs, des nymphes
et des rochers tranchants.
C'est là que nichent les rêves
quand ils quittent les humains.
Là que se rassemblent les morts
qui coupaient du bois sur ma tête en chantant.
Des milliers de morts, de toutes races
disparus dans des puits sans fond
qui traversent grottes et labyrinthes
menant à la Nuit.
Chargé des cours de Résistance
j'ai vieilli vite
tournant difficilement les yeux vers les lieux
où la rivière continuera de couler.
Là je suis fatigué de la voir.
Je n'en peux plus de me traîner, implorant.
La maison fissurée tombe — Silence.
Les histoires ont vieilli.
La lumière du jour les mâche, les vomit aussitôt.
Le mur est monté, les oiseaux crient
des murmures fourmis ont envahi l'espace.
(Moi, étranger)
Alèxandros 'Issaris, né à Sèrres en 1941, a plus d'une corde à sa lyre : après des études d'architecture, il a refusé de choisir entre la photographie, la peinture et l'écriture, publiant des essais, des nouvelles, un grand nombre de traductions (Musil, Handke, Bernhardt, Tarkovski...) et quelques recueils de poèmes échelonnés sur trente-cinq ans.
Les poèmes d''Issaris sont relativement peu nombreux, et lui-même nous explique pourquoi en avouant : «La poésie m'épuise, la peinture me libère». On dirait que pour lui, écrire un poème, c'est bien plus qu'écrire : le poème entre ses mains apparaît comme une aventure difficile, douloureuse. Un cheminement, un apprentissage. On y parle souvent de métamorphose, comme si les mots racontaient une mise au monde. Ce qui vient au monde, semble-t-il, c'est le poète lui-même, qui serait donc à la fois l'enfant et la sage-femme. Rien d'ouvertement autobiographique, d'anecdotique, dans cette poésie, mais une traversée de la souffrance et la solitude, sous le signe de la mémoire et du rêve, dans une forêt de symboles vers on ne sait quelle lumière. Une descente aux enfers et aussi une remontée — car si les visions au bord du chemin sont souvent cruelles et parfois horribles (le poème est «une hémorragie, un bouton qui crève, un cri»), il y a en même temps, chez 'Issaris, une douceur cachée, une légèreté mêlée à l'amertume, un espoir.
On trouvera ici des extraits de chacun de ses recueils : Club des amis de la mer (1976), Mythographie (1978), Les Tristans (1992), Je reviendrai lumineux (2000), Moi, étranger (2012). Certaines traductions sont tirées de l'anthologie Poètes de Thessalonique et de la Grèce du Nord (Tram, 1990). D'autres seront reprises dans le volume 2 de l'anthologie Poètes grecs du 21e siècle, à paraître en 2014.
Alèxandros 'Issaris. |