Alèxandros 'Issaris



TRANQUILLITÉ CLINIQUE


Les jours qui arrivent

Seront immobiles

Paralytiques

En petite voiture

Avec des mains en cire

Des yeux en plastique


Et le cœur battant

À coups de toniques.




QUAND ELLE EST VENUE


Quand elle est venue dans mon sommeil

J'avais mon oreiller trempé

Et la moitié de mon visage

En décomposition sous la vive

Lumière de la lampe.

Son corps m'a couvert tout entier

Et s'est glissée ainsi dans mon cerveau

Nuit noire une plaie qui transperce

Vomissant des sauterelles.




TENDRESSE EFFRÉNÉE


Ces journées

De tendresse effrénée

Vont immobiliser

Ta vie ;

Tu t'arrêteras pendant

Longtemps de voir

Les nuages et les aveugles

Qui chantent dans la rue ;


Puis

Tu repartiras

Vers les neiges.




ANNÉE DIFFICILE


Antigone est pleine d'eczéma ;

Je lui mets sans arrêt des compresses

Et elle ruisselle de fièvre.

Le terrain au village le magasin

les étages à venir on a tout vendu à vil prix.

Thòdoros en prison et Xanthippe

Divorcée partie pour Benghazi.

Toi je commence à t'oublier. Ta façon

De marcher de fermer les mains

De les rouvrir.


Difficile, cette année.

Antigone est pleine d'eczéma.

Et les créanciers ont cassé les téléphones.




SA POITRINE


Sa poitrine

S'est brisée

Dès qu'une pierre

L'a touché

À peine.


Et le temps qu'il comprenne

Elle a coulé

Comme du

Mercure

Et disparu.


(Club des amis de la mer)






Il ne pensait qu'à l'amour.

Il se blessa exprès et se pendit à

l'Arbre du Monde. Pendant trente ans

il fut assis      sans pouvoir

se lever.      On soutient qu'il avait

trois têtes. L'une regardait, l'autre

jugeait et la troisième engloutissait

les oiseaux, les femmes, les esclaves

les feux et les ténèbres.

Il aimait la Lumière.


*


Il était

l'inventeur de tous les arts, le protecteur

des routes et des voyageurs.     Il mit au monde en déféquant

Apokràtis, qui se scinda ensuite

en Gaspard, Balthazar et Thor. Ses cris

ses pleurs emplissaient les montagnes et les

mers quand il souffrait pour nous.


*


Lui

c'était le visage dans notre corps

et le visage dans notre regard

dans les rivières, les montagnes, les rêves.

Dans les feux et les mots.

Dans les ténèbres, les graines, les semences.

Les temples, les baisers, le début et la fin.

Dans l'écho, la vapeur et le sang.

Dans les peuples, dans les races, et dans chacun.


(Les hommes vivent dans le désir de Lui.)


(Mythographie)






TE SOUVIENS-TU REGINA ?


La nuit je me couchais tôt mon cher Tristan

Et je rêvais de toi. Les rues blessaient

Mes pas et je pensais à toi.

Il neigeait dans la chambre, le corps tombait

Comme une fièvre.


Je sais que je vais me réveiller si j'ouvre

Cette porte-là. Je m'enveloppe de couleurs

J'entends les fantômes

Je vois le rocher qui flotte

Sur ma tête

Qui peine à le contenir.

La mer qui me tourmente.


Et le poète ?

Il a éclaté en voiture —

S'est ouvert, plein de fumée. Les poèmes se gonflant

De lui se sont vengés.


La poésie est rancunière.

Tu te souviens que je te le disais, Regina ?




LE RÊVE


J'ai vu

Au point du jour ces deux-là qui luttaient

Mais j'étais sûr qu'ils étaient morts.

Leurs corps en sueur à force

Car ils ne savaient pas Comment gagner.

Le soleil glissait lâchant des glaires.

La foule hurlait.

Victoire à Stèfanos !

Victoire à Stèfanos !

Victoire au Blond !

Moi je volais et les voyais d'en haut.

Leurs doigts tordus les chairs

Suantes.      Ils sentaient le mâle.

Souples masses qui se tendaient

Dans le vent et bouches humides.

Un front au-dessus de l'autre — parfois collés.

Une poussière blanche s'est élevée

J'ai vu leurs gencives, leurs dents claquant

Victoire à l'homme au grain de beauté !

Stèfanos cloué au sol haletait ;

Puis s'est éclairé.

Ventre rentré a craché la lumière.

L'autre s'allongeant dans ses bras.

Yeux pénétrants, électriques

Raisins noirs, harpistes

et chanteurs de verre.

Ah Stèfanos !

Ah Stèfanos !

Une main sous l'aisselle

L'autre comme une aile

Ou comme un oiseau ;

L'a embrassé sur la bouche.

Les deux statues sont restées seules


Sur la place

Personne.




JOURNAL


Je veux écrire un poème sur les Tristans, le peuple des affligés, disséminé après la première grande guerre aux quatre coins du globe. Leur pays coupé en deux fut habité par des tribus barbares, mais on les rencontre à peu près partout. On les reconnaît à leurs traits nordiques, la chevelure flottante, mais surtout à un mouvement de l'épaule quand ils s'impatientent, et au dialecte tristanien qu'ils n'ont jamais renié. Nombre d'entre eux ont pratiqué les arts, ou se sont imposés comme personnages de romans, de théâtre ou d'œuvres poétiques. Je citerai Werther, Georg Trakl, Antonin Artaud, Gabriel Fauré, Sylvia Plath, Samuel Beckett, Malte Laurids Brigge, Marguerite Gautier, Anton Tchekhov, Georges Vizyinos, Emily Brontë, Andreï Tarkovski, Heinrich von Kleist, Paul Celan et le prince Mychkine.

8 décembre 1980


(Les Tristans)






AINSI VIENT LE POÈME


Sans respirations profondes

Le regard dirigé

Vers les lucarnes

Les corps se tordaient dans la brume

Des petits enfants jouaient

Et le noir des oiseaux caressait les eaux.

Dans des miroirs

Pour la plupart brisés

Je voyais leur vie en vert-de-gris

Traîner dans la rue inutile.

Les souvenirs brûlaient à feu doux

Comme des icônes dans le lac du cerveau.

Les artères, les globes oculaires

Les ossements, tout dans un sac.


Ainsi vient le poème.

Visite à la maison du mort

Le thé sur la terrasse

Une boucle, les rêves du plongeur

Qui glissent dans l'écume

La truite et le créateur

Faisant la planche au milieu du Strymon.


Aux heures d'attente

Tu frottes les os avec

La salive de la jeunesse

Tu soulèves des dalles

Et une fois plein de cendres

Qui te prennent la lumière

Tu écris le début :

Sans respirations profondes.

Le reste arrive comme la pluie.




JE SUIS NÉ EN ÉGYPTE EN 200 av. J.C.


Je suis né en Égypte en 200 av. J.C.

Avec le soleil en Capricorne

Et la lune-Saturne en Bélier.

Mon père macédonien

Et ma mère de la Mer Noire.

Devenu maçon j'ai eu beaucoup d'enfants.

Plus tard j'ai joué du théorbe auprès de Locke.

Puis j'ai été copiste en 1701 à Madrid

Et amant d'une duchesse

Qui brûla dans un incendie.

On ma tué dans une orgie du côté du Pérou

Mais j'ai réapparu

À Charleville sous le nom de Rimbaud.

Je suis mort à trente-sept ans et quand j'ai ressuscité

J'étais une femme pleine de vie

Qui s'est rendue célèbre

Dans des rôles comiques

Avant que je rencontre à Rome un certain Sandro Lippi.

Me retrouvant prostituée je suis morte du choléra

Mais maintenant je fabrique des pianos à Leipzig.


J'ai changé de forme, de cœur, de tête

Et parlé un tas de langues.

Aveugle de naissance j'ai trois enfants

Une femme à Samos.

J'ai appris mon art chez mes parents

Je vis ma vie dans la musique.

Mon nom est Julius, j'ai soixante-douze ans

Et je veux mourir en Grèce.


(Je reviendrai lumineux)






LA RIVIÈRE


Quand je suis né

ce bâtiment était solide, resplendissant

et la rivière étincelait

coulant hors des chambres claires.

Elle coulait frétillait comme une de ces musiques

de dauphins perpétuelles qui perçaient mes tympans.

Quand le clapotis s'accroissait, des armées entières

entraient dans le crâne, qu'elles assiégeaient.

Le corps se taisait impatient

sous les galops d'hommes d'autres croyances.

Ma mère ouvrait les fenêtres, les refermait avec fracas

étendait l'avenir sur la corde à linge

et jetait des pierres aux mauvais esprits.


Le corps grandissait, se dilatait, murmurait

les bruits de la rivière

qui tombaient ou me prenaient dans leurs bras.

Chaque fois que je poussais dans les champs

l'eau me caressait, montait jusqu'à mon ventre

grimpait jusqu'à mon cou

et se taisait au creux d'une main.

Puis s'abattait sur le corps nu

créant des monstres lubriques

ou dans les prairies du lit

nous criblait comme un cerisier

de rouges pierreries.


La rivière me recouvrait comme un manteau.

Creusait la peau, colorait les cheveux

déteints par le soleil.

La maison tremblait de volupté hurlant

entre salive et sperme

ou versant des larmes le soir venant

quand le jour indolent s'inclinait vers la mer.

Les montagnes autour frissonnaient

en regardant l'Orient.

Des maladies entraient de partout

leurs ongles déchiraient le temps

tandis que me mordant les lèvres j'attendais

l'accalmie pour me lever.

Ma mère près du lit posait les mains

sur mes épaules et me regardait.

Des reflets coulaient de ses yeux

un mouchoir frais dans le regard.


La maison se resserrait lourde dans les rues

faisant tressaillir le cœur

mais quand je m'échappais, j'allais vers les pins

les ports inquiets, les forêts obscures.

Je dessinais des carnages apprenant à chanter

à emmurer en vers les voix des autres.

Les tendresses m'emmenaient aux nuages

quand l'horizon ouvrait ses ailes

et les baisers aux aisselles, aux seins

aux cils, au cou

fleurissaient comme les lilas.

Je sombrais dans de très douces grottes

j'avalais les statues

sans demander vers où voguait l'Amour.


Je descendais les marches de l'eau

entre des poissons noirs, des nymphes

et des rochers tranchants.

C'est là que nichent les rêves

quand ils quittent les humains.

Là que se rassemblent les morts

qui coupaient du bois sur ma tête en chantant.

Des milliers de morts, de toutes races

disparus dans des puits sans fond

qui traversent grottes et labyrinthes

menant à la Nuit.


Chargé des cours de Résistance

j'ai vieilli vite

tournant difficilement les yeux vers les lieux

où la rivière continuera de couler.

Là je suis fatigué de la voir.

Je n'en peux plus de me traîner, implorant.

La maison fissurée tombe — Silence.

Les histoires ont vieilli.

La lumière du jour les mâche, les vomit aussitôt.

Le mur est monté, les oiseaux crient

des murmures fourmis ont envahi l'espace.


(Moi, étranger)



*


Alèxandros 'Issaris, né à Sèrres en 1941, a plus d'une corde à sa lyre : après des études d'architecture, il a refusé de choisir entre la photographie, la peinture et l'écriture, publiant des essais, des nouvelles, un grand nombre de traductions (Musil, Handke, Bernhardt, Tarkovski...) et quelques recueils de poèmes échelonnés sur trente-cinq ans.

Les poèmes d''Issaris sont relativement peu nombreux, et lui-même nous explique pourquoi en avouant : «La poésie m'épuise, la peinture me libère». On dirait que pour lui, écrire un poème, c'est bien plus qu'écrire : le poème entre ses mains apparaît comme une aventure difficile, douloureuse. Un cheminement, un apprentissage. On y parle souvent de métamorphose, comme si les mots racontaient une mise au monde. Ce qui vient au monde, semble-t-il, c'est le poète lui-même, qui serait donc à la fois l'enfant et la sage-femme. Rien d'ouvertement autobiographique, d'anecdotique, dans cette poésie, mais une traversée de la souffrance et la solitude, sous le signe de la mémoire et du rêve, dans une forêt de symboles vers on ne sait quelle lumière. Une descente aux enfers et aussi une remontée — car si les visions au bord du chemin sont souvent cruelles et parfois horribles (le poème est «une hémorragie, un bouton qui crève, un cri»), il y a en même temps, chez 'Issaris, une douceur cachée, une légèreté mêlée à l'amertume, un espoir.

On trouvera ici des extraits de chacun de ses recueils : Club des amis de la mer (1976), Mythographie (1978), Les Tristans (1992), Je reviendrai lumineux (2000), Moi, étranger (2012). Certaines traductions sont tirées de l'anthologie Poètes de Thessalonique et de la Grèce du Nord (Tram, 1990). D'autres seront reprises dans le volume 2 de l'anthologie Poètes grecs du 21e siècle, à paraître en 2014.



Alèxandros 'Issaris
Alèxandros 'Issaris.

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