Leurs noms :
Chrìstos Anghelàkos | Χρήστος Αγγελάκος |
Dimìtris Angelis | Δημήτρης Αγγελής |
Marigo Alexopoùlou | Μαριγώ Αλεξοπούλου |
Vassìlis Amanatìdis | Βασίλης Αμανατίδης |
Yànnis Antiòkhou | Γιάννης Αντιόχου |
Nikòlas Evandinos | Νικόλας Ευαντινός |
Katerìna Iliopoùlou | Κατερίνα Ηλιοπούλου |
Dimìtris Perodaskalàkis | Δημήτρης Περοδασκαλάκης |
Vassìlis Roùvalis | Βασίλης Ρούβαλης |
Nìkos Stavròpoulos | Νίκος Σταυρόπουλος |
Yànnis Stìggas | Γιάννης Στίγκας |
Hàris Psarras | Χάρης Ψαρρας |
...s'ils connaissaient leur bonheur ! Ils se croient ignorés, méprisés, alors qu'ailleurs c'est encore pire. La poésie en Grèce reste relativement florissante. Elle a toujours été une sorte de langue maternelle, parlée par un nombre étonnant d'Hellènes de tous âges, sexes et conditions. On publie encore des poètes à tour de bras, les sites de poésie se multiplient, et quant à la diversité, à la qualité, il ne semble pas qu'elles soient en baisse.
Les premiers poètes que j'ai traduits, dans les années 80, étaient tout juste quadragénaires, à peine plus âgés que moi. Quinze ans plus tard, en 2000, les plus jeunes poètes présents dans l'anthologie Poésie/Gallimard avaient eux aussi quarante ans. Dans les deux cas je m'étais sagement conformé à la règle commune : on ne cueille pas les fruits verts — même si, en poésie surtout, certains fruits mûrissent bien avant la quarantaine.
Cette fois, soyons moins rigoriste : sur les douze «jeunes poètes» que voici, qui représentent la nouvelle génération, sept ont quarante ans ou plus, mais trois autres sont trentenaires et les deux benjamins n'ont que vingt-huit ans. Le doyen, né en 1962, doit sa présence au fait qu'il a publié très tardivement son premier recueil de poèmes.
Comment les douze ont-ils été choisis ?
Incapable de lire ne serait-ce que le centième de la production poétique du pays — et même, je le crains, de juger lucidement le peu que j'en lis —, j'ai recouru à des indicateurs dignes de confiance, Grecs et poètes eux-mêmes ou grand lecteurs. Leurs listes se sont retrouvées sur à peu près les mêmes noms, et je n'ai plus eu qu'à me mettre au travail. De septembre 2009 à août 2010, Chrìstos Anghelàkos, Dimìtris Angelis, Marigo Alexopoùlou, Vassìlis Amanatìdis, Yànnis Antiòkhou, Nikòlas Evandinos, Katerìna Iliopoùlou, Dimìtris Perodaskalàkis, Vassìlis Roùvalis, Nìkos Stavròpoulos, Yànnis Stìggas et Hàris Psarras sont apparus ici même, en suivant l'ordre alphabétique grec, à raison d'un par mois, avant de se retrouver tous ensemble en septembre 2010 sur publie.net. Le présent site en garde quelques uns — la moitié environ.
L'échantillon est-il représentatif ? Faut-il à tout prix trouver des points communs entre ces voix diverses, leur faire endosser de force un maillot d'équipe nationale ? Les Grecs eux-mêmes ne se risquant pas encore à tirer le portrait collectif de cette nouvelle génération, je me bornerai à quelques remarques prudentes.
Tous ces poètes ont beaucoup lu, semble-t-il. Remarquablement œcuméniques dans le choix de leurs ancêtres, ils revendiquent des influences étonnamment diverses, grecques mais aussi étrangères : le village planétaire s'installe peu à peu. Du côté grec, Sakhtoùris est le plus souvent nommé, mais l'antiquité reste une source d'inspiration pour certains. L'influence de la poésie française est en baisse, on s'en doutait, au profit de l'anglo-saxonne. L'engagement politique, vivace au milieu du siècle dernier, avait déjà quitté l'ordre du jour avec la génération précédente. Les problèmes actuels de la cité n'apparaissent plus directement. La parole poétique se fait dense et obscure, mêlant rêve et réel, s'organisant souvent en corps-à-corps entre ombre et lumière. La religion n'est pas morte pour tous. On voit poindre chez certains, chose remarquable, un humour plus ou moins diffus, plus ou moins noir.
Parmi les douze, on compte neuf athéniens, deux Crétois, un Thessalonicien.
Choisir douze poètes grecs, m'a dit quelqu'un là-bas, c'est se faire douze amis et douze mille ennemis. Étant maso avec modération, je déclare ici solennellement que la liste n'est pas close, chers poètes, et que je serai heureux de poursuivre l'exploration — de façon moins systématique et intensive sans doute — avec de nouvelles têtes. La Grèce le mérite bien.
(À suivre)
La tristesse dis-tu
dans le corps se repose
la tristesse docile
— n'allume pas la lumière
ne change pas de côté
n'étends pas la main
n'ouvre pas l'humide épingle double
que la tristesse ne s'écoule pas du corps
*
En douceur la main va passer
immergée dans le bain du tirage
en douceur lisser les plis
effacer le cadre
les fleurs
la lumière
dans sa chambre aveugle
La mémoire Déplace Les meubles
*
à Alèxis
Va et viens
jusque là où s'arrêtent les pas
dans des pièces pleines d'amis de plâtre
de chauves-souris en grappes
de corps où sont gravés des noms
vieillis
dans les wagons que tu as détachés
dans le silence que tu as acheté
et les mots taillés par toi
dans la haie du sommeil
va et viens et vieillis
et le soir
ici tu dois dormir
t'enfoncer ici
*
Ta nostalgie moi je m'en vais la briser
Nìkos Engonòpoulos
Dans la salle d'opérations
de ta poitrine je rame
je jette mes hameçons
au fond de tes yeux
je sors mon aiguille rouillée
du feu et je couds
je couds les paupières des réverbères
la bouche des passants
de tous ceux qui ont osé dire
que je suis encore vivant
que je me promène encore dans tes rêves
*
*
J'ai rêvé ma mort
non comme un remords de midi
non sous la forme d'un enfant
qui joue à ouvrir les paupières
qui ne s'ouvrent pas
ni comme un voyageur
qui a perdu son visage
et vient vidant
de ses billes de verre
la poche du grand manteau
Je souriais dans mon sommeil comme si
je rencontrais celle qui dans mon rêve
allait me mettre au monde
je souriais
aux lumières d'en face
aux cartes de l'attente
à la certitude rouillée de la mémoire
que la mort allait venir
La mort allait venir et te ressemblerait
*
[Franz Kafka quartet]
Engourdie la moitié de ma vie s'est rendue
rêvant encore
que je suis l'enfant d'un enfant
qui dans son sommeil a perdu ses dents
alors ne me réveille pas ;
supprime seulement le fleuve de la ville
et serre-moi d'une étreinte
raide et lointaine
comme celle que dessinent
les morts
qui cachent en elle
les lacs de la lune vide
le corps tombé
du pont la nuit
et cet orchestre de la fête
coupé en plein milieu
par l'orage
*
[Patrouille]
Seul l'amour peut me sauver
et l'amour m'a détruite
Sarah Kane
I
Cela aussi finira, cela finit toujours
par les petits cris et les gestes tendres
comme un nuage qu'on abat dans le ciel
à la fin que nul ne change
ni la flamme qui respire dans les tiroirs
ni la brume dont ta gorge est brûlée
et cela finira
tu seras là pour le voir
sous une fine lumière de cendre
se frottant aux fils du jour
faisant blanchir les images dans la tête
— linceul cousu dans un vieux drap —
et les parcours
les parcours se raréfier encore
et être oubliés
ceux qui ne le sont pas encore
II
Nul n'est jamais revenu
des mines du cerveau
nul n'a parlé
des explosions dans les galeries
les couloirs
aux membres et aux âmes
bleus
— mon dieu, quelle obscurité —
la totale et terrible obscurité
a pris la lumière
que se décolore la résistance
à l'r de la perte
au niveau d'eau du temps
que corps et biens
les paroles sombrent
et disparaissent
peu
à peu disparaissant
épingles qui s'immergent
dans la gorge
les je t'aime
dans le puits
de l'envoûtement
III
À Tzèni M.
Toi devinant plus que sachant
combien il faut de meurtres
pour que le ciel s'enfonce
meurtres brutaux nocturnes
et un de plus
dans un vêtement
innocent, monastique
grattant à la vitre
du sommeil, pour te réveiller
et plongeant le couteau dans l'eau
Et toi devinant toi seul
pourquoi personne
d'autre personne ne sait
où tu t'es caché
dans quelle abysse adolescente
pour te cacher, n'être pas vu
du sang qui déteint dans l'écume
et de la bonté qui te mordait la main
(Les lumières d'en face)
Le parcours de Chrìstos Anghelàkos est singulier. Né en 1962, il fait des études de lettres, travaille longtemps comme journaliste avant de virer vers la publicité, jusqu'ici rien d'anormal, mais pourquoi donc attend-il si longtemps avant d'écrire, ou du moins de publier ? Il commence par la traduction d'un essai de Starobinski, publie son premier livre, un roman, à l'âge de trente-six ans, et attend dix ans de plus avant de nous livrer son opus 2, un recueil poétique : Les lumières d'en face, aux éditions Ikaros.
C'était l'an dernier. Récidivera-t-il ? Nous devons nous contenter pour l'instant de cette quarantaine de poèmes, répartis en trois parties : «Noir et blanc», «Couleur», «Portraits» — la photographie étant ici une sorte de bain, de révélateur. Quarante poèmes courts, aux vers courts, mais d'une extrême densité. Obscurs, mais d'une obscurité lumineuse. Dotés d'un grain particulier, d'une présence intense.
Dans la revue électronique poema, irremplaçable observatoire de la poésie grecque, animée par le poète Vassìlis Roùvalis (www.poema.gr), je trouve ce texte d'Anghelàkos :
Je ne sais pas ce que sont mes poèmes. Je sais qu'ils étaient de moi tant que je les écrivais. Ensuite j'ai été tenté de les renier. Mais ils m'ont devancé, fermant la porte derrière eux.
Souvent je pense à l'aphorisme d'Emily Dickinson. Selon elle, le travail de l'écrivain se termine avec l'achèvement de son livre. Dont le sort ne doit pas le préoccuper.
Ce qui me ramène au temps où ces poèmes s'écrivaient. Ils s'écrivaient, dis-je, car cela se faisait sans moi. Dès que j'entrais en scène, le poème était fichu.
Je mentionne là spontanément deux disparitions : celle du poète à l'instant où il écrit le poème, mais aussi après. Lorsque les poèmes, désormais imprimés, marchent sur des chemins qu'on n'avait pas imaginés. Ces deux disparitions sont naturellement différentes, mais les poètes que j'aime ont vécu les deux avec succès.
Les poètes et les photographes. Je ne sais pourquoi, si je me trouve dans une chambre noire, mes yeux tombent sur la photo en cours de développement. Jamais sur le photographe. Il est avalé par l'obscurité.
Obscurité consolante — on la découvre remplie de voix. Matsie Hadzilazàrou, quand on lui demandait pourquoi elle avait cessé d'écrire des poèmes, répondait qu'elle ne les entendait plus tinter en elle.
J'ai vu les poèmes comme une poignée de pièces dans l'obscurité d'une poche.
Mon obscurité à moi est remplie par le bruit d'une machine à coudre. Pendant toute sa vie ma mère a eu la certitude de s'en tirer tant qu'elle aurait sa machine à coudre. En terminant mon livre j'ai compris que le rôle joué par la machine à coudre pour elle était tenu pour moi par les mots. Mais moi je n'ai pas de certitude.
Ce que j'ai ?
Une conviction plutôt optimiste : pour écrire un poème on a besoin de pas grand-chose :
Un crayon. Un bout de papier. Et la vie qui va de travers.
Chrìstos Anghelàkos |
SANS TON FEU
Rude hiver dans le cœur, vu l'absence de ton feu
et le loup sur la pointe des pattes passant sur la neige légère du corps
peu avant de partir a laissé aux cèdres
des traces terribles d'une invasion et d'un amour indestructible
qu'on ne rencontre plus qu'en ces lieux rares :
dans les fleurs des bois mortes de l'aube et les manteaux vides
qui traversent parfois la brume de ta pensée, obscurs
tenant dans leur main cachée une épée
vengeance après tes trahisons successives.
Quand ta figure dans les eaux se reflète
les remords t'encerclent, bouches sanglantes, après tout ce que tu n'as pas fait
et pleurant telles des femmes en noir les corps sans sépulture sur la rive
lapident la mer, troublant ton front serein. Et n'essaie surtout pas
d'expliquer.
Sans le feu que tu m'avais promis je gis à présent sur le sable, auprès
du cadavre de mon cheval, regardant les étoiles
impatient de revoir brillants tes yeux incendiaires même en cette nuit
ornant tels des phares jumeaux
mon deuil qui jamais ne dort.
SORTI DES TÉNÈBRES
Des mots furieux pleuvaient sur l'herbe de ma poitrine et la petite arche tanguait
dehors tournaient dans l'air éparses les phrases douloureuses les «dangers» la «foudre» menaces imminentes, et dedans
Noé protégeait ma mémoire et au jardin les arbres grandissaient soudain
buissons odorants sur la terre et dans le cœur le platane de mon frère Absalon
arrosé par cinq fleuves siamois descendus bourbeux des montagnes, parmi eux leur chef l'Èvros le bien connu
dimanche après-midi dans ses branches pourries et les crocodiles observant voraces
les mots «promesse» et «réconciliation» tournoyer sans fin dans les eaux puis se perdre dans les fourrés. Au plus profond,
jusqu'aux ténèbres où tu dis te cacher.
J'ai apporté mon feu
en cette frontière extrême de la vie, espérant —
(Interruption : Sentiment d'une perte prochaine. Sur le rivage
désert un chien qui court. Toujours le même. Faillite.)
PERSÉPOLIS
État et Violence
«partout tristesse
et rumeurs diverses»
Jeudi 1er septembre 1922
Voué à des ténèbres plus profondes je vous attendais, pour être conduit sous vos cravaches et vos épées damasquinées au pays de ma nouvelle résidence. Remparts cyclopéens. Drapeaux déchirés. Et ossements ancestraux énormes éparpillés autour de la couche où dort le soir mon Ennemi. Mère Asie, tes yeux écarquillés —
S'ouvre une porte en bronze datant des sultans : voici les dents noires des rochers et d'immenses vagues inhabitées. Le bout du monde, cité construite en pierre et en puissance, sur les fondations de milliers de sanglots de petits enfants. J'entre donc, avec les honneurs : Mon seigneur et législateur, je te rends grâces de m'avoir ôté l'espoir de vivre. Puissent tous tes actes être des effusions de sang, à jamais !
Arrogance de la voix. Gog et Magog, ne me déchirez pas... Ma vie est une farce, incompréhensible destin. Voué à des ténèbres plus aveugles, je vous attendais : j'ai bu paisible le lait de ma nuit, j'ai posé sur la chaise avec soin la couronne d'épines et me suis allongé, le cierge allumé, sur mon gâteau des morts déjà prêt. Assuré de la fatalité qui d'un instant à l'autre vous rejoint.
Mon seigneur et père, nom imprononçable, je t'en prie : maintenant que j'en suis arrivé-là,
fauche-moi.
(Eaux mythiques)
PHOTOGRAPHIES
Ce sont là les yeux de mon insomnie, depuis
que dans mes bras religieusement j'ai porté l'enfant, sachant
pourquoi j'existe ; automnal, déclinant sans doute, mais vivant
dans cette maison escarpée flottante
entre les dunes et les tamaris de ton absence, ma fille.
Ce sont là les rives de mon insomnie qui après des vallées sans fin, après des naufrages de royaumes et de villes
momifiées par ton égoïsme pour n'avoir pas porté
la couronne d'épines quand tu le demandais, l'exigeais,
comme il convient à l'âge de cinq mois.
Et ce sont là les épines de ton insomnie, que j'ai ramassées une à une tandis que tu grandissais entre rires et larmes
que j'ai gardées dans le verre de cristal pour les boire quand nous nous reverrons
oubliant tes parjures commis dans des bras inconnus, les pommes du Jardin par toi offertes à des étrangers perfides
car tu étais enfant et nourrissais ton cœur avec la croûte
de notre pain tombé par terre.
Mets en déroute le temps, attends mon bateau encore un peu, avant que tes mains ne changent de feuilles.
Notre maison retrouvera la paix, et seront reconstruites les fières cités qu'a ruinées
ton regard de neige — si pour finir un jour je reviens et si pendant ce temps
tu ne m'as pas oublié.
GUERNICA 2006
I
Vieilles capitales de la douleur je me souviens de vous
dans la bouche écumante des chevaux ; dans les vains meurtres de la rancune d'enfance — à présent
mes prières sont mangées par une nuit épaisse. Et je n'ai
ni chandelle de ma mère, ni clef jetée dans le puits, ni chien
pour m'attendre. La maison refuge de fantômes. Terrée
dans son silence et le sable. Et n'existent même plus
les arbres aux larges feuilles ombreuses d'autrefois
pour couvrir ta nudité.
II
La maison, un mausolée. Des prétendants l'occupent, au cœur dur. Ils invoquent des bûchers funéraires, des meurtres d'enfants
et les capitales de la douleur qu'ils ont bâties.
Les gens terrifiés attendent
déclarations et nouvelles ; les autres bombes que tu laisseras
tel un insecte noir ses œufs sur leur corps. Entre-temps,
les femmes se déchirent les joues, pleurent près des fleuves leurs enfants
défont les étoffes du destin qui leur offrent
un peu de temps dans le chagrin. Le soir
les mères épuisées s'affalent dans les fauteuils
et aussitôt s'endorment. Leur fait signe d'en haut
une lune ensanglantée. Mais pour celles qui vivent par terre
elle paraît étrangère.
III
Pourtant, vieilles capitales de la douleur je me souviens de vous
tandis que vous sombrez inhabitées dans l'oubli. Une clameur éveille
l'aspic sortant des fondations
qui prophétise une gloire nouvelle aux prétendants : ils reviendront portant des masques de terreur,
toujours membres de la même bande.
Ainsi l'ordonne le sombre monarque de Perse
apportant d'un signe la panique à notre misérable vie.
Et fumeront sans fin les champs de ruines.
Et s'affaleront les mères sombres, pour mourir.
Où LE VALEUREUX HIDALGO DE LA MANCHE
FAIT LE BILAN DE SA VIE
Ce n'est pas que j'aie perdu beaucoup de l'audace de la jeunesse
tandis qu'aboient contre moi les chiens
ni que l'asile à mon âge m'ait imposé
un infirmier clownesque à la logique en béton
qui me surveille.
C'est que les moulins de ma vie sont devenus géants
tandis que soudain s'allongent toutes les distances.
C'est que ce monde vain soudain s'est empli de livres fantômes
de leviers de moteurs qui ne s'éteignent
abreuvant de vin la bouche et un peu aussi peut-être
tes vêtements. Traversant toujours les mêmes avenues,
vêtue toujours des mêmes guenilles,
ta solitude.
Voilà pourquoi vous me voyez souvent sur les quais du métro
avançant vers la mort.
NOCTURNE
Et moi, ô nuit, interminable nuit, mon tendre amour
que pouvais-je opposer d'autre à tes louveteaux ? Un
cheval galeux, des armes dérisoires, un corps décharné
que faisaient souffrir le clair de lune et tes lauriers-roses.
J'ai vécu de ce presque rien. Magasinier et portefaix par nécessité, écrivant des vers pour les tombes
sans le lait concentré pour l'enfant et les murs
pleurant de chagrin moisissure et scorpions.
Et moi, ô nuit, implacable nuit, sévère amante
avec tes chants du peuple, tes épilepsies, tes hôpitaux psychiatriques bon marché
je m'épuise et deviens dangereux pour la vie que je n'ai pas vécue — à présent
je m'allonge dans les caniveaux des avenues avec les chiens qu'on tue et j'attends
la confession de Dieu. Et dans ma léthargie sans cesse, je vois, ressuscitée
écrire la main coupée de Cervantès.
(Anniversaire)
Difficile de séparer les poèmes de Dimìtris Angelis (prononcer [gu]). Ils se répondent et forment une longue méditation, où mythe, histoire et présent dialoguent, où se répondent anciens et modernes — Homère et Tarkovski, Cervantès et le Picasso de Guernica — pour dire, notamment, avec une belle force dramatique, l'angoisse du temps qui passe et de la mort au sein d'un monde qui semble déserté, ayant perdu la foi en Dieu et en l'homme.
Voilà ce que disent les critiques. Le poète, quant à lui, se présente à nous de façon un peu moins sombre :
Durant la période rock effrénée de l'adolescence, où l'on court aux extrêmes, où l'on risque sa vie sans raison dans de bruyants rituels motocyclistes, j'appris la poésie dans l'anthologie du surréalisme de chez Govòsti et les poèmes de Sefèris d'abord, auxquels s'ajoutèrent ceux d'Elỳtis, Papadìtsas, Livadìtis, Aslànoglou et des autres. Discussions infinies dans les nuages de la fumée des cigarettes et les vagues du vertige alcoolique, incursions photographiques dans des régions encore non cartographiées pour nous, acceptation de tout appel à la fuite (on embarquait, par exemple, dans le premier bus venu, sans connaître sa destination, pour la seule raison que ses portes s'ouvraient devant nous), rencontres de conspirateurs après minuit pour des entreprises éditoriales collectives aussi grandioses qu'irréalisables, distributions de rôles improvisés sur la grande scène des rues athéniennes, tout cela sous la dictature d'une musique assourdissante qui jamais ne s'arrêtait, donnant à cette collection d'instants non encore classés le rythme d'un vidéo-clip dramatique.
Quelques années et des centaines de poèmes reniés plus tard, j'ai rejoint la grande école de la revue Evthìni et publié mon premier livre, Philomìla, poème d'amour, où la sauvage innocence de l'époque a laissé des traces évidentes. Ont suivi Une mort de plus, livre plus sombre qui expérimente quatre genres différents d'écriture, l'ouverture sur les Eaux mythiques avec pour guide l'Iliade, et enfin, suite naturelle, Anniversaire.
Le retour insistant du thème de la mort dans ces poèmes n'est pas délibéré, il ne veut pas dire que je sois pessimiste par nature ; c'est une simple question de biographie. Je feuillette des albums de photos anciennes et tombe sans arrêt sur des personnes disparues. Et pourtant on dirait qu'elles sont parties la veille, comme tous ces instants de passage que ce texte s'efforce en vain de conserver. Dans la succession des anniversaires mélancoliques de mon calendrier personnel, les poèmes ne sont pas des remèdes par l'oubli comme chez Kavàfis, mais une angoisse et un espoir : '' qu'en se réduisant viendra plus tôt le temps / des retrouvailles ''. Avec les amis perdus et cette version de moi-même en ce temps-là...
Dimìtris Angelis |
LE TRAITEMENT DE LA TRISTESSE
La clinique d'Antiphon
était de garde.
Les patients souffraient de mélancolie.
Le couloir blanc de l'hôpital
sentait la tristesse.
Le médicament prescrit par les médecins
était le dialogue :
l'âme devait se désengorger
se vider de sa tristesse.
Le temps de la joie : thème
de la conférence d'aujourd'hui.
Cependant ce temps n'arrivait pas.
la fille mélancolique
le visage collé à la vitre
se demandait
pourquoi la nuit tombe,
pourquoi ceci et pas cela,
cette ridicule conformité aux lois.
Elle n'était pas la seule.
D'autres affligés soupiraient.
Ils attendaient Antiphon.
Antiphon sortit de son bureau.
Il sourit, sachant qu'il allait rester dans l'histoire,
et dit :
«Ne combattez pas la nature.
La nature sait et vous montrera.»
MONSIEUR TRISTE
Il n'a pas de vacances, il vit sans fêtes.
Il a une grande tristesse.
Monsieur Triste marche dans des chaussures étroites.
Endossant sa tristesse il sort le samedi.
Il est triste à midi à cause du soleil.
Triste le soir car la nuit tombe.
Sa chambre se hérisse.
Son sommeil lui-même subit sa tristesse.
Il vide ses yeux de ce qui est bon.
Il monte sur la moto de la tristesse
et arrive au pays
de l'»oubli nuit sans fin».
(Plus vite que la lumière)
LE THÈME DE LA RECONNAISSANCE
Tu m'as laissé tes lunettes,
pour observer tant de jours
et penser
à tes yeux.
Vouloir caresser tes cheveux
et ne pas pouvoir.
Toute la maison
t'attendait.
Et maintenant
que tu es revenu
je ne trouve aucun des
signes de reconnaissance.
Je n'ai pas trouvé ce verger aux pommiers
où tu me cueillais des fleurs
me promettant
les fruits de la connaissance.
J'ai enterré tes lunettes
derrière la maison.
J'ai mis la table
et t'ai attendu.
Nous avons repris la conversation
où nous l'avions laissée.
Rien n'avait changé
dans les mots,
dans les cheveux.
Mais dans tes yeux habitait désormais
un étranger.
UNE LETTRE DE PALESTINE
[Intervention divine]
Jérusalem, cité à la dérive
Depuis longtemps
je voulais t'écrire.
Mais ce n'était jamais le bon moment
pour que tu m'entendes.
Maintenant je pense que ma lettre
te trouvera
sur ce muret de ciment, assis
près de l'ombre de l'olivier,
écoutant midi qui approche.
Crois-moi, je ne savais pas
que les lignes jaunes,
les feux rouges
et les signaux
pouvaient annoncer
les séparations les époques
sans la voiture de la communication.
Ce qui me manque
c'est le T-shirt blanc
et le pyjama portant les mêmes dessins.
Un matin je crois tu m'avais dit :
«Toi tu dormiras sur mon épaule
et moi je voyagerai pour toi».
Nous allions conquérir ensemble le monde,
revêtir la lumière de l'orient
et nous cacher dans la fumée
dans les cigarettes
non pour s'autodétruire, mais
par simple besoin de comprendre.
Désormais il est trop tard :
j'ai éteint la lumière dans la cuisine
et le chien satisfait soupire,
il a pour compagnie ce soir nos souffles,
bien que nous sépare toujours
une Jérusalem,
alors que nul ne peut comprendre
comment tant de soldats peuvent nous tomber dessus.
(Je t'aime, bien que ce soit une folie.)
(Quel jour manque)
PERSONNE N'EST SEUL ET TRISTE
À Dimìtris Nòllas, en échange
N : | D : |
Tu ne dois rien | à personne. |
Il te faut | être prudent, |
ne pas transgresser | les bornes |
de l'amour, | de la mélancolie |
d'un souvenir | imprévu, |
ne crains rien, | la mémoire intérieure |
te revient toujours | comme dans la musique. |
(Le jalousimètre)
NEW ORLEANS BLUES
Les pensées sont confuses,
en réalité
tu ne veux pas l'avouer,
te reposer sur son épaule.
Nuits tranquilles du blues
dans une rue de la Nouvelle-Orléans
près du fleuve.
Les désirs ont seulement débordé
un soir de mai obscur,
emportant le décor,
le son d'une musique paisible
a fait renaître les désirs.
Améliorer les conditions de vie,
c'est interdit, le bleu tendre
de la nuit ne recouvre
que l'envie de vivre.
LA FILLE DU RÉBÈTE
Elle le reçoit :
hiver comme été
dans le silence
elle enveloppe midi
croise les jambes
et compte
les mots
(l'avant et l'après).
Ingrate
au fond de sa générosité
elle chante
en musique byzantine
l'abondance des jours.
LES MANUSCRITS DE L'AUTOMNE
Devant Kalamàta étendue, je te montre
le plus brillant sentier.
Pendant ce temps le père m'attend
calme et pensif
pour me réconforter.
«Le visiteur n'est pas venu, dit-il,
mais rappelle-toi toujours
l'escalier de bois où je te hissais enfant
et la lumière mouchetée de l'automne.»
Je rassemble mes affaires en hâte.
Ce lieu me pèse.
Les murs ont une mémoire.
Le silence, électrique.
Au moment de partir
je veux t'embrasser.
Cesse de pleurer.
On ne peut pas chaque fois que tu rêves
te voler le parterre de fleurs,
te priver de la joie du retour.
D'accord, te dis-tu,
au fond je ne dois rien à personne.
S'il me faut plaider ma cause
c'est seulement à la mémoire
et à madame Polydoùri
feuilletant jadis les manuscrits de l'automne.
LA BASE GÉOMÉTRIQUE DE L'ADN
Rosalind *,
tu n'as pas peur de toi.
Rosalind,
tu n'écoutes personne.
Rosalind,
en toi des voix
et même pas d'expérience pour voir
comment supporter le système.
Petites persistances :
le monde au complet,
la vérité brille,
petite perle,
rossignol qui épelle.
Certains t'ont volé tes idées :
la justice de l'anonymat.
(Les étoiles passent une à une)
LE DÉPOTOIR DE LA VILLE
La nuit,
rythmes tranquilles
et de nouveau gens en colère
et bouillonnement.
Nous ne sommes pas le dépotoir de la ville
nous sommes une classe en excursion
au début du printemps.
Nous ne sommes pas le dépotoir de l'école
nous sommes les âmes qui planent
au cours des fêtes.
Harlem, Exàrkhia
quartiers de l'amour,
Athènes, Berlin,
villes de lumière
voyages,
voyageurs intacts
et poids mort.
Les élèves qui se sont tus,
les arbres devenus béton.
Les villes changées en dévoreuses d'ordures.
Dehors la nuit la lune descend à la dérive.
À LA PLACE DU POURSUIVI
Sans défense,
des graines petites et grandes
sont plantées aux murs,
aux banderoles,
aux salles vides.
Le paysage ne se dénude pas,
c'est le roi qui est nu
cette cible ne va pas
nous échapper,
devenue cible pour nous.
Quiconque regarde dans les yeux
la lumière,
quiconque a dans sa poitrine
de l'amour,
quiconque fléchit
et ne paraît pas fort.
LORSQUE LORCA PARTIT DE CHEZ LUI
Les arbres avaient en eux
un silence affligé
comme le bruissement des feuilles,
des milliers de personnes alignées :
enfants imberbes,
parents ;
des slogans retentirent,
des déflagrations lumineuses
pièces de monnaie dans le ciel.
Tout reviendra,
seules les vies qui s'en vont
n'attendent pas que cela change.
(Poèmes inédits)
* Antiphon. Sophiste du temps de Périclès, il fonda une sorte de clinique à Corinthe où il soignait par le «dialogue» les gens qui souffraient de mélancolie.
* Intervention divine. Allusion au film d'Elia Suleiman.
* «Le bateau qui voyage s'appelle ANGOISSE 937»
Vers du poème de Yòrgos Sefèris «À la manière de Y.S.»,
dans le recueil Cahier d'exercices (1928-1937).
* Rébète. Chanteur de rebètika, vivant en marge de la société.
* Marìa Polydoùri. Poétesse grecque du début du XXe siècle.
* Rosalind Franklin (1920-1958) a étudié la structure de l'ADN.
* Exàrkhia. Quartier d'Athènes.
Née en 1976, toute jeune encore, Marigo Alexopoùlou a déjà publié quatre recueils : Plus vite que la lumière, Quel jour manque, Le jalousimètre et Les étoiles passent une à une. Elle a sa voix bien à elle, trouvée dès le début. Les images de la vie quotidienne se mêlent à celle du rêve, le présent s'imbrique au passé, l'émotion est contenue, l'ironie émue, la parole sobre et concise comme chez le grand Sefèris, qu'Alexopoùlou vénère, ainsi que Sakhtoùris et Livadìtis. Voilà une poésie discrète, mais dense et forte.
Mais laissons-la se présenter à nous.
J'ai grandi dans une maison pleine de séductions, et à quinze ans je courais les rues d'Athènes avec mon frère pour repérer les sonnettes de mes écrivains favoris. Diplômée de la Faculté des Lettres d'Athènes, poursuivant mes études sur la tragédie grecque antique à l'université de Glasgow, j'ai découvert très tôt dans l'écriture la forme de résistance la plus simple face à tout ce qui pesait sur moi. Avec un crayon et du papier je pouvais créer un monde. Entre deux villes, Athènes et Glasgow, je me suis spontanément tournée vers la poésie, moyen de préserver l'instant. C'est ainsi que sont apparus mes deux premiers recueils poétiques : Plus vite que la lumière et Quel jour manque.
Ayant achevé ma thèse portant sur le retour au pays dans la tragédie grecque antique, je suis rentrée en Grèce pour vivre mon retour à moi et le transcrire dans Le jalousimètre, version théâtrale d'une émission radiophonique. Le personnage de Vladimir revient dans chacun de mes recueils. C'est un bon voleur qui ne craint pas de rester à court de rêves. Ensuite, malgré moi, de nouvelles figures sont venues me poursuivre, Tatiana qui a déménagé à Moscou, la fille du rébète et Icare avant son vol. Les poèmes ont été écrits à diverses périodes sans que j'aie aucun sujet précis en tête. Je me suis rendu compte en route que j'avais commencé à recréer la ville où je vis, avec un sentiment d'appartenance, mais en même temps une distanciation due à la coupure entre réel et imaginaire, entre l'ancien et le nouveau. Si pour finir la poésie est recherche de la vérité, mon livre Les étoiles passent une à une a pris corps dès que j'y ai représenté ma tentative personnelle pour gagner cet infime fragment de ciel qui dans la vie se traduit en acte d'amour. Les rêves sont bientôt devenus étoiles. Le titre a été trouvé. Le saint lecteur a été trouvé et à partir de là de nouveau la recherche angoissée de ce qui peut devenir «l'éternité dans l'instant».
Marigo Alexopoùlou |
ELLES INAUGURENT LES RUCHES
On ne peut que l'avoir remarqué
les abeilles deviennent quand elles brûlent
comme du velours tendre et rouge
fragiles comme la pupille nue d'un œil bleu —
puis meurent.
Cela sûrement précédé d'un feu
qui fait fondre les rayons
et de la montée au ciel des derniers rêves
de la ruche.
Un instant cela provoque même
une légère bousculade aérienne —
puis tout va se dissiper.
Et comme les rêves des abeilles, on s'en doute
ont un parfum de fleurs,
au bout d'un certain temps
la ruche suivante cherchera encore
en vain là-haut
un jardin.
LA PARABOLE DU S MANQUANT
Il acheta une pierre dans une boîte. Dessus il y avait écrit Pierre Qui Change De Couleur Dès Que Tu La Regardes. Il courut chez lui la regarder tout entière. Là, il regarda la pierre, la fièvre dans les yeux. Pendant des heures, mais elle ne changeait pas.
Il se dit Je suis aveugle ; ce que j'ai vu jusqu'ici je ne l'ai pas vu. La preuve, cette pierre qui change de couleur dès que tu la regardes. Il dit ces mots, bien humilié, laissa la pierre dans sa boîte et se recroquevilla pour dormir.
(Il se recroquevilla car cela n'a aucun sens d'être éveillé quand on n'influence rien. Même pas l'une de ces pierres ordinaires qui changent de couleur dès qu'on les regarde.)
Et toute la soirée la pierre dans sa boîte.
Et pourtant.
Pendant qu'il dormait, quelque chose remua sous sa peau. Il en sortit une écume vert sombre, puis des milliers de couleurs. Qui poussaient sur lui en douce et fondaient des colonies. Au point qu'il fut couvert d'une épilepsie de couleurs. Mais tout s'effaça sans laisser de traces. D'un seul coup dès le matin.
(Car sur la boîte on avait oublié d'écrire un s : Pierre Qui Changes De Couleur Dès Que Tu La Regardes.)
Pierre se réveilla donc dans sa couleur naturelle. Il prit la pierre, la regarda, la fièvre dans les yeux. Pendant des heures.
Elle ne changeait pas.
(Dortoir — Neuf paraboles nocturnes)
LE LIÈVRE ET LA CAMPAGNE
Un lièvre gris debout
immobile
les pattes arrière accrochés à
la terre,
les pattes avant pendantes, lourdes,
ses deux oreilles —
tendues au vent tels des élastiques
«Je n'aime pas la campagne»,
se dit le lièvre.
La nuit il ne bouge pas.
Et le vent est bleu.
«Ah, je n'aime plus la campagne.»
Le jour il ne bouge pas.
Le vent est blanc.
Quelqu'un l'a envoûté, pense-t-il.
Une telle fixité !
Rester planté ainsi, muet,
écoutant perpétuellement la vallée...
Il ne voit pas d'arbres
mais ils doivent exister quelque part, non loin.
Mais lui n'aime plus les arbres
«Non, je n'aime plus la campagne —
elle est finie l'époque où
je l'aimais...»
se dit le lièvre avec des billes
dans le trou des yeux,
et sous ses pieds — décorative — la terre.
(Est-il empaillé ?)
Cette terre ne le couvre pas. Il marche dessus.
(Trente-trois)
POÈME BRISÉ POUR MIROIR
Dans la salle de bains, j'ouvre l'eau,
Regarde le miroir, et dis :
«Oui. Je suis là.»
(Il y a beaucoup...)
Toi tu ouvres la bonde,
«Il faut que j'aille, dis-tu,
nous ne sommes pas ensemble, mais seuls.»
(...de poèmes sur les miroirs...)
Tu refermes la bonde,
Et dis : «Pour aller où ?
Tant de meurtres partout...»
(...Pourquoi en écrire...)
Je referme l'eau.
Je brise le miroir, et dis :
«Oui. Je ne suis pas là...»
(...un de plus ?)
Pourquoi en Briser
Un de Plus ?
(Été à la maison + six preuves de capacités)
CHRISTMAS SONG
ou
TRADUCTION LIBRE DU FOND DU TEMPS
Noël neuf ans Jingle bells, jingle bells Sous le Christmas tree Jingle all the way Je lis Les folles inventions du professeur Branstorm et Oh what fun it is to ride et Bugs Bunny à la télévision Jingle bells, jingle bells Dans la pièce d'à côté les bruits discrets de maman (41 ans) de papa (51) de mon frère (14) et moi Oh what fun it is to ride qui emmagasine de la chaleur In a one-horse open sleigh puisque dehors à la fenêtre la nuit alors tranquille, et la neige tombait toujours
même si elle ne tombait pas *
* TRADUCTION DE LA CHANSON CI-DESSUS DANS UNE LANGUE OUBLIÉE : Trente quatre ans, Noël, sous le Christmas tree, Jingle bells, jingle bells, «Maman, ces derniers temps tu t'essouffles vite en montant l'escalier...», «Non, dit-elle, je n'ai rien», «D'accord, je n'ai pas dit ça, seulement tu vois, la mère d'une amie, Èvi, s'essoufflait vite en montant l'escalier l'an dernier, son mari l'a traînée chez le médecin — elle aussi refusait absolument d'y aller — et il lui a dit que sa valvule était fichue, Jingle bells, vous devrez vous faire opérer au printemps, mais d'ici là je vous prie de ne vous inquiéter de rien, ce serait dangereux de vous inquiéter, vous avez bien fait de venir, jingle all the way, vous seriez partie sans l'avoir prévu, le cœur qui s'arrête d'un seul coup. Tu comprends, maman ? Il faudrait qu'on aille chez le médecin nous aussi, si ça se trouve la tienne est fichue et il faut la changer, ça ne t'inquiète pas j'espère.» «À soixante-six ans, répond-elle, quelle importance ? Tu me permets de ne pas accepter ta proposition ? Mon chéri, l'imprévu ne me gêne pas, tout est toujours prévu et ça me fatigue ; toi, ne t'inquiète pas, voilà ce qui compte pour moi, mais viens, jingle bells, viens à la fenêtre, regarde comme c'est beau dehors — que la neige tombe ou pas, regarde cette silent night, son extrême tranquillité,
regarde la nuit comme elle est tranquille.
L'AVEUGLE ET L'ANALPHABÈTE
(chanson commune brisée)
«Pourquoi me montres-tu des photos de toi ? m'as-tu dit,
les aveugles sont analphabètes en lumière. Mais je veux
savoir comment tu étais enfant. Pour chanter ensemble.
Trouve un truc. Offre-moi ce savoir.»
Je suis allé chez mes parents.
Leur ai demandé moi-même enfant, en ai fait
un paquet
pour te l'offrir.
J'apporte le paquet,
tu prends une allumette,
et tu as mis le feu
à mon cadeau.
Puis tu as posé
le bout des doigts dans les cendres.
Tu les as lues
en braille.
«Très bien. Je te connais maintenant, as-tu dit, mais toi
tu me connais aussi : je t'ai brûlé enfant,
que tu ne sois plus analphabète en obscurité :
qu'ensemble nous chantions toujours la même chanson...»
«Oui, mais on dirait que j'oublie, ai-je dit, comment
je m'appelle ?
Qu'est-ce que je fais là ?
Qui es-tu ?» ai-je dit
parfaitement seul
en chantant.
(Poèmes en quatre dimensions)
HELL_ _ SERVICE
Autoroute vers Lamìa
4h48 avant le jour
Heure de la moyenne des suicides
dans notre monde psychique
Nous sommes un car dans la nuit
dix clients dix pékins
tous immobilisés
dans une vitesse hellénique empruntée
Lorsqu'au milieu d'on ne sait quel nulle part
nous passons en trombe devant
un préfabriqué gondolé
portant ce mot SERVICE
en lettres de néon bleu minable
et par dessus toujours en néon HELL
étincelant tandis que A puis S au bout du mot
étaient macabrement éteints
sans même clignoter pas même un peu
Et alors : tous les Dix
Clients Pékins Prométhées
délivrés ensemble
par un rire hystérique.
Puis le préfabriqué s'éloigne peu à peu s'éloigne
et peu à peu en toute sûreté nous avançons
chacun se rapprochant — hélas ! —
de son but.
Un nouveau suicide de masse évité.
(Inédit)
Longtemps, les poètes de Thessalonique ont eu comme un air de famille, une lumière bien à eux. On y retrouvait souvent les ors et les ombres des églises byzantines. On y parlait à voix basse. Fini, tout ça. Vassìlis Amanatìdis, thessalonicien, né en 1970, auteur de cinq recueils de poèmes, deux recueils de nouvelles et une pièce de théâtre, n'a aucun lien visible avec ses prédécesseurs. Ni même avec la tradition poétique de son pays en général. Ni même avec quoi que ce soit. On le sent ennemi des catégories, des distinctions tranchées. Poésie ou prose, rire ou larmes, rêve ou réel, il refuse de choisir. S'il pratique l'autobiographie, c'est avec une forte dose d'autodérision. Ses textes sont parcourus par l'esprit du jeu, l'esprit d'enfance, mais leur fantaisie apparente cache une grande rigueur, une concision extrême, une intense présence physique. Il s'en explique :
J'ai vis-à-vis de la Poésie une attitude violemment ambivalente. Probablement : je la désire et lui demande secours, mais en même temps lui résiste et la ressens comme un corset étroit. C'est pourquoi j'entreprends à chaque fois, par mes propres moyens, de la redécouvrir et de l'élargir. Je suis sûr que le responsable de mon hubris à son égard n'est pas elle, mais moi-même.
Je considère tous mes textes avant tout comme une écriture performative — pour emprunter le terme anglais. Je me considère comme un performer, même si je prends rarement part à des performances poétiques. J'entreprends à chaque fois, par divers moyens (techniques, typographiques, etc.), d'incorporer dans tous mes livres cette dimension performative, les transformant en approches et interprétations de mon être physique et des fissures du moi. Ainsi, la logique performative (concept, mouvement, voix) s'inscrit dans le texte final, tandis que les mots, les ruptures, l'alternance des poèmes cachent un continuel mouvement du sens, du sentiment, de la voix et du corps. Mon but : m'exposer mais avec mesure, me dénuder sous les regards pour dénuder les regards. Je pourrais donc parler d'un matériau en évolution, virtuellement représentable, mais pas au sens théâtral, comme on le comprend d'habitude. Je parle avant tout d'une écriture qui est parole, donc bouche, voix, corps. C'est pourquoi je serais assez heureux si les lecteurs lisaient mes livres à voix haute, les mettant à l'épreuve de leur propre voix. La plus grande concession qui soit aujourd'hui, selon moi, la plus ironiquement désespérée, c'est que mes livres soient les preuves corporelles de ce que j'existe et désire me réincarner sans cesse (même sans y parvenir) à travers les autres humains. Il me faut donc croire que la littérature ne progresse qu'en empruntant des matériaux extérieurs et des alliances de genres et d'arts, ayant pour but une vision diagonale d'une Écriture globale, laquelle s'exerce à refuser tout emprisonnement dans des catégories. Je recherche donc l'hybride (d'arts, de genres, de styles, de matériaux, de manières), dont l'ambition secrète est cependant de former un nouvel Ensemble, même si c'est à partir de fragments. Un univers blanc aux possibilités infinies : macrophysique et mécanique quantique.
Vassìlis Amanatìdis |
LUI
Et j'ai appris : Que nous dormions
Ou que nous étions morts depuis longtemps
Et Lui ne s'arrêtait nulle part
Pas rasé puant
Et s'efforçant de s'infiltrer
Sous nos paupières bien closes.
Tracé par les dessins de la nicotine
Il se reposait un peu sur le plafond
Ou tendait les bras
Ou alors d'un geste nous menaçait
Sombre et sévère
Entre nous s'immisçaient les médecins
Leurs blouses blanches et leurs
Cravates brûlées
Les uns tenant des seringues à benzodiazépines
D'autres tendant des câbles élastiques
Tel un enfant sa fronde
D'autres tenant des plateaux de cuivre
Qui rappelaient les cymbales de la fanfare municipale
Et d'autres portaient à quatre sur leurs épaules
Les cercueils de nos amis perdus
Et tu as dit : «Ferme bien tes yeux
Et ne les rouvre jamais jamais jamais»
Tu as dit «C'est pour ton bien
Car Lui ne s'arrête nulle part»
...Et il se mit à pleuvoir des couleurs
D'abord le bleu, puis le rouge
Et enfin le jaune qui nous faisait mal
À tous les deux
Je me suis dit que le jour venait
Que le soleil s'était levé
Que nous allions nous réveiller
Car je t'avais dit : «Il y a toujours un corps
Qui sort du lit pieds nus le matin
Laissant sa marque sur le sang inondant
Un si grand amour.
Car c'est ainsi seulement que les hommes se souviennent
C'est pour un si grand amour qu'ils pardonnent»
Et j'ai voulu me lever
Je ne supportais plus tant de nuit
Et ce jaune qu'il fût
ou non le soleil
Traversait du moins l'obscurité
Et tu as dit : «Si tu me laisses, mon amour, je mourrai.
Reste qu'on meure ensemble.
Chhh... C'est Lui
Il ne s'arrête nulle part.
Et j'ai dit : «Je n'ai pas le courage»
Et tu es morte
Mais Lui
— comme tu avais raison —
ne s'arrête nulle part
Maintenant je le redis
Mais autrement :
«Asséchons le vers
Qui débordant de sang nous a noyés
Irriguant les vaisseaux sanguins
Du rouge d'un regard
Dans les sacs de nos yeux
Ta mort n'était pas jaune
mais rouge».
CHAMBRE À COUCHER POUR GENS DEBOUT
Je deviendrai je le sais un cou pour attendre
Tes deux dents
M'allongeant sur cette couleur noire
Que tu dilues dans ton propre noir
Pour en faire de la nuit
Cette nuit-là justement
Nous étions sans témoins
Je n'ai pas fermé l'œil
Je me suis habitué t'ai-je dit
À migrer puis revenir
Là où tes dents
Défont l'obscurité sur son bord
Découvrant une autre obscurité
Maintenant je le sais c'est impossible
Impossible
Car ce n'est pas de l'amour
Et de l'amour je n'attends plus rien
C'est comme si on te soulevait
Et tu t'effondres
Comme si on t'éloignait
Et tu te laisses attirer
Comme si on te souriait
Et tu penses à la mort
Ou bien à ce visage sous sa barbe dure
Qui criait à l'aide en sombrant
Dans son désespoir à lui.
Nous ne discutons plus intensément !
Il n'y a même plus d'intensité
Tu n'as pas besoin d'essayer de me convaincre
Toujours
Dans une chambre à coucher pour gens debout
Je deviendrai un cou afin
Que tu me dévores.
LA MALADIE DU POÈTE
Permettez-moi de louer une Madone
Qui blessa mortellement de sa poitrine en rut
En plein front l'enfant divin de l'humanité
Laissant couler de ses seins
Galaxies comètes lumineuses
Étoiles
Permettez-moi de danser jusqu'à l'aube
Dans les supermarchés aux allées vides
Choisissant des conserves humaines riches en E
Arrosant mes flancs
De l'huile sainte de la viande humaine
Et de tristesse
Permettez-moi d'être une bête
Gardant les grilles de votre sommeil
De vous attaquer de vous étouffer
Germant dans votre cerveau à minuit
Faisant naître les œufs de mes serpents
Dans les replis de vos cœurs
Permettez-moi de porter un masque de sommeil en soie
Pour ne pas voir vos cheveux en fil de fer
Vos canines d'acier qui me blessent
Pour m'épargner votre agenouillement
Votre baiser penché sur la bosse de mon sexe
Les bulles oxygénées du sperme qui vous désaltère
Permettez-moi d'excommunier les poètes voluptueux
Qui n'ont pas chevauché le dos du fauve humain
Qui n'ont pas galopé dans le cimetière du corps
Soulevant le duvet du drap
Effaçant de leur langue les preuves de l'habitation
Paralysant toute une vie par un orgasme cérébral
Permettez-moi de graver sur vos têtes rasées
La lettre morte de ce poème
Avec les talons aiguille tordus d'un travesti d'Almodovar
De les enfoncer avec rage et jouissance
Déchirant la membrane solaire plongeant la terre
Dans la nuit la plus noire de l'inexprimé
Permettez qu'avec le revolver du destin je tire
Sur une lune pareille à une chambre froide
Avec les deux vallées obscures des trous des yeux
Mouillées des larmes de ma beauté violée
Deux syllabes sous l'accent
Quasi fermées comme l'image de mon miroir.
(Curriculum vitae)
X
Ils avaient coutume jusqu'alors de se soumettre au temps
comptant d'abord
puis vieillissant
jusqu'au jour où deux fois plus grande leur image
prit de l'âge face au miroir oxydé
blanchissant les bords des sourcils
exagérant les failles autour des lèvres
où l'existence avait taillé soigneusement
le temps de la lubricité
PAUSE
Le soir ils avaient coutume
— l'un d'eux toujours avait coutume —
de se coucher dans un cercueil bleu
d'ébène sculpté
large comme un lit à trois places
et d'y dormir sur le dos
poussant de ses orteils
le repose-pied de bois lourd
plaqué capitonné
plantant ses doigts
dans les coutures de la soie bleue
et ainsi,
un peu comme s'il poussait, creusant
il tirait au dehors
autrement
faisait renaître — pensait-il —
les rêves que faisait l'autre
PAUSE
L'autre avait coutume
étant plus âgé
de se pencher dans le cercueil
et de tomber sur lui
d'expirer tel un mort
en l'embrassant
pour honorer
pour confesser la foi particulière
qui le liait à lui
PAUSE
Tous deux avaient coutume
ou étaient accoutumés
peu importe —
dans leur cauchemar
de s'entraîner morts
à labourer la nuit,
la nuit s'élevant profondément
et allumant deux lunes :
pudeur d'un côté
insolence de l'autre.
Jusqu'au jour
un an plus tôt,
où une histoire à lui fut écrite
tel un souffle asthmatique du monde
un peu comme une prophétie
que l'un appela : accord
mais dont l'autre
fut convaincu de surtitrer les strophes
appelant leurs pauses : inspirations
PAUSE
Et fut gravée...
PAUSE
Fut gravée...
une ligne de vie
une ligne d'âme
sur les mains blessées de celui
qui déracinait les rêves
ensanglantant le sommeil de l'autre
peignant en rouge comme si c'étaient des cœurs
des dragons du rêve aux ailes multicolores
et d'autres exotiques
oiseaux des eaux
ou peignant en noir comme
s'ils étaient morts
les poèmes avortés
et d'autres
bien d'autres
sentiments
humains
PAUSE
Et fut gravé...
PAUSE
Et fut gravé...
le célèbre monstre
sans chiffres ni lettres
rien que la trace d'une pointe
et des ecchymoses aux bouts
là où s'étaient profondément plantées
des aiguilles de héros
Avec du sang issu
de leur sang et de leurs exploits
dans leur cerveau des assemblages surnagèrent
Sans découvrir un sens
ils se virent en héros
ils se croyaient capables
de recopier même Dieu
Comme ils traînaient
des tas des tas
des tas de choses
plus nombreux étaient les malheurs
et les laideurs du monde
et tout ce que les enfants
et les innocents détestent
PAUSE
Et des toiles d'araignées construisent
une vie abandonnée
une maison hantée
...comme leur âge
...un âge moyen
— position durable —
qui étudiait les rameaux de leurs extrémités
palpitant se gonflant
au-dessus des radiateurs de leur appartement
autrement ce qu'il restait à trouer
— de main de maître —
qui était l'égorgement du cou
et semblait un sacrifice
tous deux sacrifiés
tous deux sacrificateurs
LONGUE PAUSE
INSPIRATION
(Snif... snif... snif...)
(Inspirations)
Il traduit Plath, Hugues et Sexton, écoute Motörhead, Morrisson et Pattie Smith, vénère aussi certains poètes grecs, ses aînés, le grand Sakhtoùris en tête. Sa poésie, cocktail explosif — romantique, gothique, imprégnée de philosophie, de théologie, de théosophie — prend la forme d'une autobiographie moins racontée que délirée, dans un déferlement d'images parfois surréalisantes dont la couleur dominante est le noir. La nuit est là partout, insupportable, et le jour ne vaut guère mieux. L'amour n'a pas d'avenir. On tombe, on souffre, on meurt. La poésie est à la fois remède et poison. Mais en même temps tout ce noir scintille : la poésie d'Antiòkhou, qui par ailleurs ne manque pas d'humour, est portée par une intense énergie.
Il se présente à nous lui-même :
Je suis né à Athènes le 9.9.1969, déjà béni de Dieu par la grâce de ce chiffre neuf dont je resterai marqué.
À 9 ans, déjà trop grand pour m'intéresser aux jeux de mon âge, j'ai décidé de me consacrer à la lecture de livres, lesquels étaient destinés à l'âge de 19 ans.
À 19 ans j'ai ressenti le désir d'être poète. J'ai écrit un poème de débutant que j'ai envoyé à la femme de mes rêves, et elle m'a dit, admirative : «Mon chéri, tu es un poète». Je l'ai crue et m'en suis fait un but.
À 29 ans j'étais déjà marié, j'avais mon premier enfant... Mes connaissances en médecine commençaient à m'étouffer, il me fallait à tout prix publier mes premiers poèmes. Rassemblant tous ceux que j'ai pu trouver dans mes petits cahiers, j'en ai fait un recueil qu'a publié la revue littéraire Delear. C'est ce qui m'a donné l'impulsion. J'ai compris que ma voie était là.
En 2003 paraissait mon premier livre, Seconde peau de nuit adolescente, suivi en 2005 du second, Dans sa langue à lui, tous deux aux éditions Gavriilìdis. Je n'avais pas à me plaindre, l'accueil critique et public a été chaleureux.
En 2007, mon troisième livre, Curriculum vitae, aux éditions Melàni, poussant jusqu'aux limites de mon langage, et précisant mon profil poétique, me permettait, à 39 ans, en 2009, de publier chez 'Ikaros mon quatrième livre, Inspirations.
À 39 ans, ayant réalisé mon rêve d'enfant, j'ai pu m'intituler poète, heureux de ce que l'écriture et l'écrivain aient point de départ et parcours communs.
Ma réussite est due, je pense, à un talent moyen et une bonne étoile, condition essentielle pour être marqué et distingué des autres.
Le présent choix, qui exclut les deux premiers recueils, est celui du poète.
Yànnis Antiòkhou |
DONNE ŒUF DEBOUT
Je donne l'œuf de Colomb,
c'est-à-dire
mon imagination têtue,
la rudesse de mes manières,
la forme hérétique de mon désir,
à l'incrédule voisin de mon âme personnelle
quel que soit le prix.
Ainsi me laissera-t-il peut-être voyager
dans les eaux inconnues de mon âme personnelle.
La cuiller je ne la donne pas.
La cuiller qui brise la coque
pour que l'œuf tienne debout
je ne le donne pas.
Ce qui se rit du pénible
et le rend possible autrement
je ne le donne pas.
Le poème je le donne.
Mais pas ce qui en fait un poème.
BULLETIN DE SANTÉ D'UN POÈTE
Le malade habituel est entré
à l'hôpital «Feuille Blanche» en même temps
que la migration des oiseaux.
Dans sa salive on a décelé
des plumes de cygne.
Son état est jugé
critique, et pire encore, stationnaire,
tandis que ses mots
volent sans atterrir
privés
du poids requis.
Mais en dépit de tout,
invisibles
les infirmières en tenue blanche
ne le quittent pas un instant
de leurs yeux tendres.
TROUBLES AU PAYS DES FRANCS
à Christòphoros Liondàkis
Le prétexte pour
que commence le chaos des chemins
qui ne vont nulle part
fut donné sans qu'on s'y attende
lorsque sous l'Arc de Triomphe
le démon de la Gaule câblée
monta sur Pégase mort et s'écria :
«Voici le temps des assassins !»
Les abattoirs de papier pour fauves,
où nuit et jour sont débités
les membres de notre ardeur,
sont depuis lors ouverts chaque nuit
pour tout citoyen paisible en cas de besoin...
(Petites annonces et faits-divers)
LE FOU LE CERF ET LE DEVIN
Du temps où l'expression «joue la folie» avait cours
j'ai entendu ce conseil de survie mieux connu :
«entre en marchant dans le jardin des fous».
Afin de ne pas la contredire,
je l'ai comprise à ma guise :
Je suis devenu tellement fou
que j'entre et me promène
sur la terre brûlée des humains.
D'autres plus forts que moi
deviennent son cerf carbonisé.
Une sorte de symbole fondu.
Sur leurs bois tout noircis
s'étend l'avenir.
Les universités forment des devins
spécialisés dans la lecture
des bois brûlés.
Moi je ne suis pas devin.
À la vue des cadavres roussis
je pleure seulement.
Je vois mon avenir.
GESTES DU MATIN
Il n'est pas responsable
de l'œillet bleu
qui tous les matins pousse dans sa main.
Il le serre comme un enfant, l'écrase comme un homme
et son odeur emplit la pièce.
Son sang coule, inonde le sol
formant des flaques où plongent
ses pas somnambules.
Quand il arrive
dans la république en feu
du café qui déborde
et dans sa capitale,
la première bouffée de cigarette molle,
il a toujours une curiosité cachée
quant au vent qui résiste aux fables des nuages
à l'eau qui est de l'eau même quand elle n'en est pas
à l'amandier pareil au néflier, et à l'instant où les visages
semblent vus pour la première fois.
Il faut que je retrouve le pelage de mon cœur.
Lui qui le protégeait du froid des hommes.
Et si l'on me traite de brute, je saurai que je survivrai
après l'ère des glaciers levants
pensa-t-il.
VASES BRISÉS
Des ancres, des citronniers, des étoiles, c'est ce que grave Manòlis sur le mur en pierre de la cour de sa maison inviolée, nid de son marasme. Andònis recoud ses filets de pêche, comme une vieille fille les draps décousus de sa dot, pour arracher le sel de ses pleurs d'enfant aux abysses de l'oubli. Et madame Rodanthi fait chauffer le raki au miel par la fièvre de l'automne, portant un nuage à la taille, un vol d'aigle aux lèvres et la peur de l'usure à ses ongles cassés.
En deux mots...
des basilics aboyant
comme une racine que rien n'arrête
leur odeur, brisant l'argile des limites.
Craquements épars. Seuls des craquements épars
résonnent dans la nuit sans souffle.
Dans mon quartier...
LES MIRACLES N'ARRIVENT PAS.
ILS EXISTENT.
Le regard pieds nus
et la joie salée intacte,
je les portai sur la colline
qui semblait sérieuse entre toutes.
Là je vis une fleur et ses vingt-huit pétales.
«C'est la lune et les pétales
sont les jours» pensai-je
Je la cueillis et la mangeai.
Vingt-huit jours mangés.
Depuis lors dès que la lune m'éclaire
je suis très féminin
autrement dit je suis toujours
dans le cercle de la vie.
La preuve :
Quand je crache du sang
— soit pour introduire mon souffle dans le monde
soit pour que le monde s'introduise dans mon souffle —
je vois rougir la lune,
bien pleine,
vingt-huitième pétale.
(Un Rubicon à notre taille)
SANS VOIX...
face à la neige.
En cet instant-là j'étais le descendant de nomades méchants battus par les vents de sable, accoutumés aux temps brûlants, à la monotonie de la rudesse. En cet instant-là j'étais natif d'un pays soumis depuis toujours au soleil et à ses cordes brûlantes. En cet instant-là donc, moi, fils de la canicule, je devais inventer un mot pour nommer le miracle que je voyais. J'eus recours aux anciens, aux mythes et aux proverbes, aux énigmes antiques, aux livres préhistoriques de mes dieux. Sans rien trouver. Je retournai sur les lieux du miracle. Le temps coulait. Le miracle fondait. Il était blanc, froid et dense. Mes mains qui le serraient en furent brûlées. Mes dents qui le mâchaient en furent glacées. Le temps coulait. Le miracle fondait. Je ne trouvais pas de mot. À la fin il se changea en eau et disparut. C'était le résultat de conditions atmosphériques extrêmes. Alors je compris toute la difficulté du travail des poètes
face au dilemme bouger ou ne pas bouger ?
Je n'ai pas encore parcouru un pouce de cette terre. Et pourtant je ne cesse de marcher. J'arpente le monde sans répit, tantôt je pars à l'assaut, tantôt je bats en retraite. En même temps, bien sûr, je reste incurablement immobile, vendangeur appliqué des jardins marins qui s'étendent sous le ciel intérieur, profondément amoureux des poissons qui volent en chantant, nageoires intactes, dans mes entrailles. Et pourtant je marche toujours et je pense que nul pouce de terre n'appartient à mon pas — le remarquer, ne pas me sentir fautif, est-ce une faute ?
SANS VOIX...
face à ma liberté.
Je ne suis même pas libre
de forger mes chaînes.
C'est ce qui me libère.
face à l'avenir de la sphère publique.
«Quand le fleuve de la nuit coulera des lampadaires penchés de la ville, tous les auréolés hurleront. Des océans montera le plus glacé des soleils... Bonapartes et sirènes, agitateurs et chevaliers, toutes les pièces de la mosaïque légendaire des héros se fixeront sur lui comme des cerfs-volants jamais recyclés. Arrière-petits-enfants de Léviathan — bûcheurs scolaires métamorphosés en papillons attirés par le gain — ils deviendront la proie de leurs trônes, tandis que la ténèbre glissante envahira la salle d'audiences en verre. Des anges funambules déchoiront des terrasses brumeuses et dans la bouche du désespoir ils tomberont, bientôt broyés par l'estomac de la fureur. Alors aux frontières lointaines apparaîtront des hordes de cygnes, des troupeaux de loups, et sans armes toutes les légions des sceaux d'après l'époque romaine. Ils demanderont une Constitution, on leur donnera la Mort. La Mort du Présent. Alors le passé et l'avenir plongés jusqu'aux genoux dans l'obscurité libérée demanderont Grâce, pour que commence la Saison Suivante, par delà les quatre connues.
SANS VOIX...
face à la vue
Une jeune fille grandit dans mes yeux. Plus je les ouvre, plus elle s'étend, se déploie comme un long et large fleuve qui les irrigue. Mes regards purs et pleins d'eau inondent le monde et les choses mouillées ramollissent, prenant leur forme vraie. Tantôt donc la maison est une grande bouche qui avale des silences comme des tranquillisants pour dormir — et tantôt non —, tantôt les yeux des hommes sont des punaises à l'envers qui décochent de l'oubli — et tantôt non —, tantôt les corps sous les manteaux sont les colonnes de feu de l'enfer, incombustibles pour l'éternité — et tantôt non —, tantôt la guitare est une noisette hantée dans son bois par le gazouillis des pinsons — et tantôt non —, tantôt les étoiles sont les trous qu'ouvrit dans le sommeil du monde la mitrailleuse de Dieu — et tantôt non —, tantôt l'aboiement incessant des chiens affamés est le présage d'une pause éternelle de l'Histoire — et tantôt non. Et pourtant la chimère de la vie offre une sacrée consolation : la femme d'eau de mes yeux qui grandit toujours, va bientôt déchirer mes yeux et sentir le monde en dehors d'eux. Aveugle, je serai l'ancêtre d'une nouvelle vue.
(Sans voix)
Nikòlas Evandinos est né en Crète où il a fait des études de lettres et d'histoire. À vingt-sept ans, il est l'un des plus jeunes de nos douze poètes. Il n'a publié à ce jour qu'un seul recueil, Petites annonces et faits-divers, mais dans Un Rubicon à notre taille et Sans voix, encore inédits, on voit le jeune poète déployer rapidement ses ailes. Parti d'un mélange très excitant de lyrisme et de sarcasme teinté d'autodérision, et sans que cesse pour autant le tourbillon d'images hardies qui fait aussi son charme, Evandinos atteint dans son dernier recueil une intensité, une solennité, une ferveur nouvelles.
Prié de se présenter au lecteur français, voici ce qu'il nous écrit :
Né en Crète, dans le recoin oriental de la Méditerranée, il ne pouvait pas ne pas être imprégné dès l'enfance par le Mythe. En tant que son serviteur fidèle, sans en avoir conscience il prend ce qu'il transporte en lui, ce qu'il reçoit et ce qu'il acquiert par lui-même, et le travaille en s'efforçant de donner forme à la Vérité inexprimable, mais profondément ancrée en nous qui touche universellement le phénomène tragique sous le nom d'Être humain.
Il transporte l'obstination d'Icare, les ténèbres du Minotaure, le rythme crétois, la force des oliviers, le goût de l'eau salée et la foi de la mer en l'immensité.
C'est pourquoi la Poésie — expression suprême de l'immensité — est avant tout pour lui une question de Foi.
Ce qu'il reçoit des humains, c'est l'amour, l'indifférence, le désir, la laideur et la beauté.
Il a gagné par lui-même le droit de questionner
dans le pré grand ouvert de la Connaissance.
Il salue ceux qui voient dans la vie une bénédiction ou un martyre.
Il s'oppose à ceux qui voient dans la vie quelque chose qui va de soi.
C'est pourquoi il vénère, par exemple, les traces laissées sur le Temps par Rimbaud, Baudelaire, Lorca, Pessoa, Maïakovski, Neruda, Cavàfis, Karoùzos, LIvadìtis, Rìtsos, Karyotàkis, Sakhtoùris.
Son but est de vivre et de faire apparaître
au monde la Vie multipliée.
De briser la clepsydre du Temps
et de voir sans fin s'écouler le sable.
De goûter des instants de vraie
Liberté Humaine.
Sa seule arme : la Poésie.
Nikòlas Evandinos |
RÉVEIL DU MATIN
Monsieur T. chaque jour s'éveille dans un autre homme.
C'est pourquoi il se lève si tôt.
Avant le jour.
Il monte les marches des instants avec peine jusqu'à la salle de bains.
Commence à ôter les écailles de la nuit.
Les rues glacées, les jetées, les bancs,
les feuilles des arbres et les lacets des branches/
les textes illisibles, les vierges sanguinaires,
les nuées d'oiseaux.
Quand il se retrouve tout nu
il pose les yeux sur le miroir
comme on accroche un manteau.
Mais au lieu des yeux il a deux poissons.
Étant doté d'une patience infinie
il laisse les yeux-poissons flotter libres dans le miroir.
Alors il vit le rêve le plus pur.
Le rêve de n'être personne.
La solitude la plus prisonnière.
Les mots croisés entièrement noirs des grands fonds.
C'est ce qui donne à ses traits
ce qu'on nomme «profondeur».
Ensuite ses yeux retrouvent leur place.
Le miroir pour eux est désormais plus familier.
C'est ainsi qu'ils se reconnaissent.
SOIR
Monsieur T. de son fauteuil à la chambre qui sent la pomme et le tabac
Suit le départ de la lumière.
Tous les objets de la maison, qui fraternisent avec leur ombre, coquillages ruminant leur vide.
Il éprouve ainsi lui aussi la descente en spirale dans le rose et lisse intérieur où se cache dit-on le silence.
Cette immense tromperie.
Mais Monsieur T. n'a rien d'un coquillage.
C'est plutôt une route, un carrefour que traversent sans cesse les passants.
Et plus il s'enfonce, mieux il entend le bruit des pas.
Mais peu lui importe. C'est là, il le sait, son silence à lui.
LA SIRÈNE
Les draps sont des pages blanches.
Tous les soirs, infatigable, il écrit.
Il les noircit dans la fièvre
comme font dit-on les poètes.
Mais le matin les draps sont des bêtes impétueuses.
Des vagues, une mer violente qui se replie.
Et là surgit souvent une petite sirène.
Elle le regarde avec douceur et puis
sortant ses yeux elle les lui offre.
Deux billes en verre vert.
Monsieur T. n'ose pas tendre les mains.
Mais comme il désire leur fraîcheur et comme ses doigts telles des algues s'agitent
pour les toucher.
Ces yeux absorberaient toute la poussière
qui est le sablier du temps.
Par eux le sang se changerait en eau
et la chaux en cristal.
L'offre se prolonge
mais Monsieur T. sans cesse la repousse.
Comment supporte-t-il sa vie dans une maison transparente ?
LA BRÈCHE
Au cœur de la maison, dans la grande pièce, il y a la brèche. À vrai dire ce n'est qu'une mince fissure dans le plancher, presque invisible. Rien d'inquiétant. Sinon le fait que cette fente n'est pas inactive. Souvent un courant d'air en sort, qui sent la poussière et la rouille. Et autre chose qu'on ne peut définir. Et qu'elle a une voix. La plupart du temps elle est muette. Mais par moments elle émet un son.
Parfois il y court, s'agenouille et flaire comme un chien. Puis il s'éloigne lentement, souillé par une veine terreuse, clandestine.
Alors il met son manteau, ouvre la porte.
Plus dangereux, âpre et tranchant comme une lame, il marche.
Il fauche les regards. Tourne la clé de la chanson des rues.
Aspire la moelle du soir.
De son os creux il fait une flûte et comme un assassin très vite
la fourre dans sa poche.
Ses doigts caressent les trous.
Mais il n'ose pas jouer.
Ce n'est pas encore le temps de l'expiration.
LE CITRONNIER DE MONSIEUR T.
Dans mon jardin vit un citronnier.
Je l'arrose au jet de loin
car en fait c'est un tigre.
Mais il arrive à me mordre en un rien de temps.
Souvent je me réveille avec des blessures fraîches
et même parfois quand je marche il m'attrape la nuque.
Pourtant moi je l'aime. Quel autre arbre
Digère si bien le silence pour former ses fruits ?
Citron-----------------
Totem en cire de la mort
Lubricité consciente.
(Monsieur T.)
SALLE DE REPENTIR
La pièce est toute simple.
Quand j'y entre elle décolle soudain
Comme un ballon cordes coupées.
C'est beau mais pas moyen de partir.
Tout le matin j'observe les nuages.
Le soir je prie pour que revienne ma petite bête sombre.
Jamais je ne me suis demandé d'où elle venait.
On me l'avait donnée voilà tout.
Peut-être était-ce un dérivé de moi-même.
Sa douceur, bouleversante.
Son corps propageait le frisson du monde
Un caillot de noirceur lui sortait des yeux.
Elle se nichait dans mes creux les plus cachés
De ce point de vue-là elle me connaissait bien.
Elle m'apprenait les trois "i"
Illumination
Illusion
Inquiétude
Et je me suis mise à épeler.
Jamais je n'ai trouvé la bonne combinaison.
Peut-être étais-je superficielle
et pas assez soigneuse mais c'était
L'abondance mystérieuse des feuilles aux arbres
qui détournait mon attention
et le désir d'une mer que je voulais toujours plus salée.
Ma bête s'impatientait.
Je lui demandais un délai
Vigilante elle attendait
Statue de l'attente
Pour m'en débarrasser je lui ai donné mon sommeil.
Elle a hanté mes rêves.
Reconnaissant dans chaque miroir sa solitude
Inconsolable.
Pleurant à chaudes larmes
Que méthodiquement elle mettait en bouteille
Elle sortait mes livres des rayons pour les ranger
Jour après jour, nuit après nuit
Pour donner leurs œuvres complètes aux larmes.
Ses yeux une fois secs, elle a rassemblé les nuages
Devant sa fenêtre.
La pluie l'entretenait
Verte au dedans
Sans cesse elle verdissait bientôt humide partout
Elle demeurait polie.
Recroquevillée faisant saigner sa tendresse en cachette,
Pour ne pas m'inquiéter — cachée au fond de souterrains.
«Ne vois pas tout en noir» lui ai-je dit
Elle est venue aspirer dans mes yeux la vue
«Surtout ne t'en va pas» ai-je murmuré
Elle a passé tout le dernier soir au milieu de la pièce, vibrant
Comme une pendule qui va enfin sonner.
Depuis lors une mince ligne
Est tracée dans ma main
Parallèle à ma vie.
PENTHÉSILÉE
I
On dit souvent que l'ombre est un manteau
Mais moi sous les arbres je suis nue
L'ombre s'allonge et s'étend comme un serpent
Reste là-bas et elle pourrait bien te mordre
comme fait le marbre et comme fait l'eau
Ce que ne font pas les aiguilles de pin et le sable
Qui sont des nids d'une autre sorte
Proies du vent formes du hasard
II
Au pays de l'ombre il y a
Des choses nues qui attendent.
Violer leur territoire, pas facile
Bien qu'ils ne puissent te sauter dessus
Ils te détruisent à leur façon.
C'est un genre de corrosion
Par les mouvements les plus insensibles
Les sons les plus imperceptibles
Ils se logent en toi
T'apprennent si bien que tu deviens passage
Toi tu ne peux jamais passer
Leur anonymat est le poison le plus réel du monde.
Moi j'ai appris à entrer ici
Je suis devenue dompteuse de fauves immobiles.
Je ne suis pas une bonne sœur
Pour manger des feuilles
Pour m'écorcher les lèvres à la rude écorce
Pour lancer mes prières vers un ciel invisible
Moi je mâche l'herbe du silence
Je tends un piège de paille et j'étrangle l'ombre
J'aspire son souffle et je laisse
Sa chanson de mercure couler dans mon oreille.
(Asile)
LA CHANSON DU PETIT NAGEUR
Ses pieds s'agrippent au ciment
Sa respiration immense
Appel à la durée
Qui s'organise le long de ses vertèbres
Le petit assemblage d'os à présent se contracte
Immobile un peu comme un lézard.
(On le croirait là depuis toujours
Et d'un coup disparu
L'œil ne peut s'en rassasier)
Et là soudain il tombe
Droit comme un ange
D'ailleurs les oiseaux eux-mêmes se jettent dans le ciel
S'envoler c'est tomber
En tombant il porte une montre-fleur
Tenue par une ficelle
Il porte un collier d'oranges amères
Souvent il teste la résistance
Des choses qu'il troue d'un coup de canif
Et le voilà aiguille trouant le vent
Une intervention de ce type est un acte :
a) de séparation
b) de profanation
c) d'exploration
d) de connexion
e) de métamorphose
Ne s'achève jamais
Ne s'ouvre pas ce qui n'a pas d'intérieur
En tombant il emporte avec lui
La brûlure à la main
Au milieu de la paume
Qui vient d'un insecte noir
La douleur est une chose ailée
La douleur est un visiteur du futur
Il a traversé la carte muette de la main
L'a lue minutieusement
Pleurant debout
La main ouverte
Qu'il montrait au désert
Il était tout entier le sujet d'une chose
que faute d'un terme plus précis
nous appellerons : toucher.
Et en tombant il emporte avec lui
Les yeux des animaux.
Et les chevaux invisibles
Les chevauchent et les aiment chaque jour
Les étreignent les caressent
Pour ce qu'ils sont :
Deux pierres froides recouvertes de mousse.
Là pour la première fois il éprouvera le vertige de la matière
Le gouffre n'est pas le noir du vide mais l'impénétrable.
Et en tombant pour finir le bout de ses doigts
Atteindra l'eau
Puis il s'enfoncera d'un coup
Sans pouvoir saisir la limite
Et les yeux fermés
Il verra par chaque pore de sa peau
Intrus dans un monde étranger
Parfaitement fasciné
Il aura peur
Voudra rester là-bas toujours
Voudra faire que cela dure
Émergera vaincu à la lumière
Essaiera encore
Sans l'avoir espéré il revivra tout
Sera vaincu
Essaiera encore
Et mordra le tissu de la phrase :
«It's never enough»
Et dansera.
(Le livre de la terre)
Née en 1967, traductrice entre autres de Sylvia Plath, Ted Hugues et Mina Loy, Katerìna Iliopoùlou a fait ses débuts en poésie à quarante ans. Son premier recueil, Monsieur T., met en scène un personnage proche du Plume de Michaux ; le second, Asile, fait entendre sept voix féminines solitaires ; dans le troisième, Le livre de la terre, à paraître, on retrouve les qualités des précédents : richesse des images, précision, densité, tandis que se poursuit et s'approfondit la même recherche, l'exploration d'une même expérience existentielle, dans un étrange climat d'angoisse légère.
Voici comment elle se présente à nous :
(...) Avec mes mots, mes images, etc. j'explore un problème, je lance un jeu, je contemple un paysage qui n'existait pas auparavant, qui se fait et se défait sous mes yeux. Je le libère de tout côté définitif. Dans l'intention de dialoguer. La langue nous trompe, qui fait semblant de tenir une promesse jamais tenue, tous les poètes le savent. L'écriture déforme l'expérience, un abîme sépare les mots et l'expérience de la présence exprimée par le poème. Un peu de cet abîme, de cette faille, de cette distance infranchissable doit être préservé dans le poème sous forme d'ambiguïté, d'ambivalence, de question, d'ouverture. Très souvent, d'ailleurs, l'écriture précède l'expérience. J'écris pour avoir l'expérience. La langue m'utilise autant que je l'utilise.
En poésie je n'ai pas la psychologie du chasseur qui pourchasse le poème-gibier. Ni celle du collectionneur qui recherche le trésor dans l'obscurité. Me convient plutôt l'image du ruminant qui façonne un matériau amorphe et opaque, passivement ou presque, puisqu'elle fait partie de ma nature. Le poème n'existe pas quelque part au-dehors en entier, je ne suis pas le lieu d'un flux inexplicable et invisible. Poète et poème se trouvent dans la langue et se donnent forme l'un à l'autre. D'habitude on vit parmi diverses idées, ou une idée fixe, on les travaille, on les essaie, on frappe à la porte. Jusqu'à un surgissement. C'est souvent presque rien. Une phrase peut-être, ou en deçà des mots un ton, un mouvement, un rythme. Ce que nous appelons l'inspiration est la force d'attraction émise par quelque chose qui cherche à dialoguer avec nous. À l'intérieur du familier bat le cœur de l'étrange.
Il est très rare que le dialogue arrive comme un cadeau venu de nulle part. Un programme est nécessaire. Mais le poème n'est pas une construction mécanique. Il y a une absence de contrôle, un espace d'ignorance à quoi l'on doit s'abandonner. (...)
Le processus ne s'arrête jamais. Même en dormant le matériau travaille. Voilà pourquoi tous les artistes sont porteurs de fatigue. Une fatigue inévitable, souhaitable. S'il arrive qu'on se sente reposé, c'est qu'en même temps on est nu, vide, changé, étranger.
Katerìna Iliopoùlou |
L'INVISIBLE
L'invisible n'est pas difficile
mais il faut un œil nu
et la dent propre pour le mâcher.
Il tient même dans notre paume
entre le toucher assoiffé
et les lignes du destin.
Ni léger ni lourd.
Comme un galet qu'on s'est penché
pour le sortir de la mer
et qu'on a lancé violemment
pour frapper l'éternité.
DANS L'ABSENCE ASSURÉE
Ne t'étonne pas des instants
qui te sont échus
tu tiens toi aussi ta part.
Ce n'est pas du Linéaire A
tu peux le lire.
Mais d'abord copie-le
avec cette encre qu'on dit
venue de Chine
dont ton âme est pourvue
et laisse la mort faire son œuvre.
Jusqu'où ira-t-elle donc ?
Elle prendra bien sa retraite un jour.
Alors ne t'effraie pas de ses avancements soudains.
QUATORZE POIGNÉES DE MAINS AVEC LE TEMPS
I
Les ravins les plus abrupts
sont dans les yeux des hommes.
Là Dieu tous les matins abreuve ses cigales
avant de les envoyer avec l'été
dans notre cour.
Elles amènent humide et translucide
notre mémoire
et la suspendent aux feuilles du mûrier
pour se changer en soie.
IX
Ce ne sont pas seulement les larmes qui coulent
des yeux mais aussi les chants d'oiseaux
que nous attrapions à la main
dans notre enfance.
Quand nos frondes s'emmêlaient
aux épines
et que nous les laissions dans l'église en cachette.
Pour laver nos mains qui sanglantes
cherchaient à toucher le plumage.
(En blanc et noir)
IDENTITÉ
À Andònis Perandonàkis
je suis étranger, très étranger
C.P. CAVÀFIS
Laissez de côté les noms
Les nationalités les autres différences
Tous inconnus tous étrangers au fond
Et en premier Celui dès l'enfance étranger
Évitez donc de m'appeler par mon nom
Donnez-moi plutôt le nom d'étranger
Pour identité je n'ai rien d'autre
Sinon
Deux mètres de corps au plus
Et une âme émergeant pour voir
Si le dehors est pareil au dedans.
LUMIÈRE QUI COURT
Ici donc
Au vingt-et-unième siècle
Les vies humaines à présent s'écoulent
Tels des grains de lumière salés
Dans ce ravin abrupt
Vers la gueule ouverte du gouffre
N'a-t-elle pas toujours été ainsi la vie
Lumière qui court se jeter dans la nuit ?
ERMITE NOVICE DE L'INVISIBLE
Locataire et voyageur d'un peu de cendre
Qui cache en son tréfonds la graine
Épieur de la musique
Déversée dans le potager par la nuit
Ami du vent et serviteur des oiseaux
Ermite novice de l'invisible
Que nous portons tous à même la chair
Dieu
Combien la lumière et l'ombre
Possèdent-elles chacun de nous ?
DIPLÔMÉ DE LA LUMIÈRE
à la mémoire d'Odyssèas Elỳtis
C'est la grande nuit qui apporte
Le jour à la lumière sans fin
Tandis que toutes choses transparentes miroitantes
À toi se donnent
Comme le pain bénit au service de Pâques
Tous tes instants sur un plateau étincelant
Étalés
Et toi flottant
Dans le souffle léger qui te vient d'en face
Tu pèses la lumière dans tes mains
Comme te l'apprend l'éphèbe en uniforme blanc
Et le regard profond
Et dans ta migration
Vêtu de poussière d'étoiles
Toi
Désormais diplômé de la lumière
Intact et vert tu retournes
Là où le grand étranger t'appelle
LES OISEAUX
Nous sommes jaloux à la vue d'oiseaux
Nos yeux rêvent de leur vol
Nos doigts brûlent de caresser les créatures
Du ciel
Et d'autres fois nous disons
Heureusement !
Nous ne sommes pas des oiseaux
Cible des chasseurs
Jouet des rafales de vent
Et pourtant
Nous aussi sommes des oiseaux
Mais créés pour le vol en nous-mêmes
Et pour le Grand Chasseur
Qui ne voit pas de plumage
Sans le toucher
YEUX OUVERTS
À la mort on ne ferme pas les yeux
Grands ouverts ils luisent et contemplent
Les premiers instants du monde
La main qui lance la lumière et sème la nuit
La pomme qui fut mordue
Avant de tomber bien des années plus tard
Sur la tête de Newton
À la mort on ne ferme pas les yeux
Grands ouverts ils luisent et contemplent
L'étranger qu'ils ont reçu pour vivre
L'ÉCOUTE SECRÈTE
Les morts en secret écoutent
Sache-le
Ils tendent l'oreille sous terre
Depuis la première de toutes les morts
Leur vie à l'étranger ne leur suffit pas
Bien qu'ils y gagnent la beauté antique
Une seule parole des vivants
Et ils fleurissent là-bas dans le silence
CEUX QUI REPOSENT
C'est toujours une naissance — disait l'Étranger —
La mort elle-même ne soustrait pas, elle additionne. Rien ne se perd.
(...)
Tout est à nous — dit l'Étranger — Tout ce qui est en ce monde.
Nos morts nous les portons en nous
Sans être à l'étroit, sans en être alourdis
Nous continuons leur vie hors des galeries profondes
et des racines désertes.
YÀNNIS RÌTSOS
1
Vous simplement sur l'autre rive
Désormais citoyens du ciel
Aux yeux grand ouverts
Vous caressez la beauté
Qui ne se donne jamais tout entière
Sauf à la vue de l'ange
À la manche d'or
2
Vous nous faites signe avec le thym le basilic
Vous dessinez la seule vérité
Avec le souffle du vent
Vous aussi esprits des airs
Votre aile sabre le dedans
Et vous dites des mots de Dieu
Et des mots des hommes
3
La terre parle aux vivants
Avec les morts
La terre parle aussi
En ses entrailles elle contient tant de voix
Pareilles aux voix que les oiseaux trouvent
Pendues aux arbres pour dire
La parole profonde venue des racines
4
Elles ne sont pas le feuillage des arbres
Les ombres
Mais les âmes des humains nichées
Sur les branches
Elles voient tout
Par les fenêtres ouvertes ou fermées
Des feuilles
Baisers rancœurs événements de l'Histoire
Et elles sourient
5
Ce n'est pas une partie de plaisir
De vivre la mort
Ce n'est pas une partie de plaisir
D'être feuille qui s'envole
Le premier serment de la vie
C'est notre corps qui le prononce
Deux mètres de terre pour domaine
Hébergent la merveille
ÉTRANGERS
Un acte d'hospitalité ne peut être que poétique
JACQUES DERRIDA
Où mener un fragment de parole
Qui nous est donné ?
Où mener une âme
Qui tout entière est logée en nous ?
Où mener ce corps qui hante
Le plaisir de l'amour
Et la lumière de la mort ?
Étrangers aux paroles étrangers à l'acte
Comme disait Œdipe il y a tant d'années
Étrangers à la vie même, étrangers à la mort
(Avec l'étranger)
Dimìtris Perodaskalàkis, né en 1965, vit à Héraklion, en Crète, où il enseigne le grec. Il a publié deux recueils : En blanc et noir (2005) et Avec l'étranger (2008).
Tout pour lui est mystère. Sa poésie est là pour tenter de l'élucider. Elle est avant tout interrogation, moyen de connaissance : de soi, des autres, de la relation entre soi et les autres, entre vie et mort, entre humain et divin. La foi chrétienne du poète, intense mais sans dogmatisme, reste ouverte au doute et à l'ambivalence du monde. L'étranger, thème central du second recueil, est pris au sens le plus large : l'autre, l'inconnu. Quel que soit son visage — ils sont multiples —, cet étranger n'est ni craint ni rejeté : il s'agit avant tout de l'accueillir.
Les poèmes de Perodaskalàkis, impressionnants par leur sobriété, leur densité, leur gravité qu'éclairent des lueurs d'ironie, mêlent harmonieusement le noir et le blanc, l'ombre et la lumière.
Je lui ai demandé, comme aux autres poètes de la série, d'écrire un texte où il parlerait de lui ; l'épreuve lui a paru trop douloureuse. N'insistons pas, ses poèmes parlent pour lui.
Dimìtris Perodaskalàkis |
LES DAUPHINS
Il arrive que dans nos rêves
La sirène surgit
Chante à nos lèvres
Nous embrasse
Nous les dauphins de la rêverie
(Psychisme natatoire)
III
L'eau telle une lave
coule dans ton sommeil
Désirable cheveux dénoués
satins de couches nuptiales
le bonjour sombrant dans la soie
tu ordonnes à travers des miroirs de cuivre
Le néant dit autrement a des allures d'orage
c'est le vrai présent que je chante
Tu n'as pas cru tu n'as pas vu
de teintures secrètes
de breuvages des saints
Écoutes et drisses dans la nuit
se mêlent aux paroles fortuites
la lune ce soir berce le capitaine
avec la voix de la mère oubliée
Portulans d'armadas génoises
timbales d'argent gravé jarres épices
appellent ta nostalgie
C'est le passé que tu respires
Dans le sanglot du pin
le crépuscule écorche ta peau
Serre fort la croix
de la coupole écroulée
Tu n'as pas cru tu n'as pas vu
les cheveux d'Erophile ennuités
le moût qu'à Syracuse on vendange
Ce n'est pas un miracle
trouble tu apparais sur l'eau
tu renais
L'effleurement virginal est rude
brusque sirocco
Devant ta beauté le paysage s'incline
Ne parle plus de partir
Les heures partent elles partent
Et moi je reste avec les voix
Tu n'as pas cru tu n'as pas vu l'aurore
(Sud)
CINQUIÈME
Un vieil habitant parlait des cyprès,
de leur tranquillité dans le paysage instable,
du mythe qui les relie
à des formes et des notes rudes
émises par un monde lointain
Je veux le croire
et revivre cette foi
L'homme est né pour conter des histoires,
pour justifier son existence
aux yeux de la Vierge noire et de l'enfant
au bégaiement de la nonne brodant l'après-midi devant l'église
entre les cassies et les bougainvillées échevelées
aux promesses évaporées laissant leur sel
sur les roseaux coupés desséchés
aux actes théâtraux sans décor
sinon quelques étoffes,
le deus ex machina
et l'angoisse d'un nous très bref
À chaque enjambée ou ligne d'eau tracée
la sueur à flots, le corps laissé en proie,
souhaits et malédictions sans force,
comme un poème
Voyageant si loin
sur l'horizon,
fragments de Couchants et de Levants
Je m'interroge sur cet essentiel infime
sur les créateurs de chaque jour
Entre les couleurs un calme provisoire
l'illusion des reflets
ce sont la vigne et l'olivier
Les veines qui se resserrent
Le chant oublié, les femmes autrement faites,
— l'abondance —
Je dois vivre ce destin pour juger
Le jeu avec les souffles, les accents
les notes sur le parcours dans l'arrière-pays
Puis le verbe lumineux, le sourire, l'essai du goût...
HUITIÈME
Les voiles demeurent gonflées
Elles gardent encore
la grâce lisse et hautaine,
l'arrogance du large
Quelques mouettes se chamaillent
pour des bouts de pain
tombés des barques
L'arrivée du vapeur inconnu met la jetée en émoi
comme le paroxysme à chaque tentative
de littérature, l'impasse tragique du créateur
face à l'œuvre qu'il s'impose d'achever,
la responsabilité de l'esprit,
l'angoisse de formuler d'éternelles questions
À distance de souffle s'approche
la coque de bois son odeur intense
qui sait l'épreuve impitoyable, le point extrême par elle atteint
(Se sacrifie-t-on, vraiment, pour le fantôme de son présent ?)
Le vrai silence est un refuge
L'inconnu touche à la volupté
Devient destination secrète révélation
Bientôt suivent les réponses et les humaines faiblesses
Ce matin se dessine, mentalement du moins
le mouvement contraire vers la solution
des enchaînements, insistant — le divorce d'avec le corps
se transforme en parole, en sagesse, en vie
ce que les poètes seuls comprennent, appelant
«âme de la poésie» la poussée spirituelle...
Ce que Dante laisse entendre et dont il use idéalement
dans le chapitre trois du Paradis...
(Bref journal d'août)
(PREMIER ACTE)
Tu te lèves ainsi que mes soleils
Le lait de la mère et sa main
la colline creuse
le rouge des pierres
les souffles la raison
l'express et le sifflement
les marques du corps
les Saintes Cènes
le mélode
l'archère
la moralité qu'on en tire
Tu dors dans mes veines
je m'éveille sur ton front
Une greffe au petit jour
les sonates oubliées
la caresse après et le baiser avant
la carte des destinations idéales
Un peu de terre pour la pluie
l'attente le moi présent
en quatre strophes
L'attente suffit
l'hématite dans le marbre
le nœud arabe sur l'encolure
Puis la coquille sans sourire
l'infini qui est secret
l'amertume de la racine
les yeux de serpent
Ici le vent s'efface
le manteau pour les pécheurs
les mamelons les pointes piquantes
les jurons et les plaisirs
le refus
avant que tu n'affirmes
La flotte invisible aux confins
la clameur et la viole de gambe
les éternelles promesses
le conte qui dit les jours et les grenades
la veine de la nuit intacte
Le goût aigre
le pain sec
l'eau dans le même verre
l'effronterie des vaincus
la vérité et leur mémoire
Ici et là
une photo froissée
une peur d'enfant
un bandonéon
pour éloigner le silence
(SECOND ACTE)
Le baiser arrive avec des vagues
le monologue les nuages
le tâtonnement
les gouttes au bout de l'eau
l'univers après l'univers
tes cuisses transpirent
elles ne m'effraient pas
le brouet noir que je n'ai pas refusé
le phare caché par la verdure
les épées les fêtes les festins
le butin dans les mains
Les mots rouillent quand ils se taisent
les îles se noient
les passants inconnus jettent un coup d'œil bref
la naissance
unit toutes choses
et le temps indéfini
les sens
et l'acceptation
la mémoire et la sagesse
ton visage est un paysage
l'épée de la tristesse est chantée
le beau a été soustrait
les noms pluriels
........................
la boussole pour le printemps
le corps pour l'âme
la vérité pour le corps
le voile s'écarte
les cicatrices s'effacent
le pouls trompe le passé
ta voix suffit pour deux fois
le va-et-vient est un cadeau — le sperme noble silencieux
L'invisible devient visible
les racines au sud permanent
les lys dans les cheveux blonds
M u s e e t p e n s é e h a b i l e r é c i t
p a i n b é n i t e t v i n
a v e u g l e p l a i s i r c h a n t f u n è b r e s a n s s u i t e
c i t é c é l e s t e f u i t e b i e n c o n n u e
c e n d r e s u r l a p e a u i n s t a n t d é s a l t é r é
f e m m e i n c o m p a r a b l e
mon vers que doit-il dire d'abord de toi ?
Les illusions brûlent par terre
La salive coule au milieu
L'abondance
habite la poitrine du Cygne
et sur tes toits.
(Voix)
Je commence à compter mes mots
dès cet instant, comme un naufragé sous le soleil
d'un monde obscur, dans la matrice des choses
et dans l'abbatiale des poètes athées
Lèvres charnues et sèches
instants pécheurs, portes qui grincent dans l'histoire,
je n'ai pas peur encore
je tords les doigts, t'embrasse, te déshonore
Le charme grande image, la beauté lent passage sans scrupules
entendre et partir
dehors dans les rues, je marche avec mon inquiétude,
à nouveau adolescent ou mort : silence
Lever mon verre de vin blanc
qui a ton goût — insatiablement boire
voilà ce dont je me souviens, chantant
l'heure lugubre, pour devancer le tourment
Nostalgie, de quoi ? On n'a rien sans lutte
force de la perfection, esprit de controverse
dans des bouches sonores faites d'hirondelles et de faucons
coulant dans des rivières antiques, décharnées
Je parle, moi l'insolent,
la langue du désagrément — immobile dans l'air
de l'autre saison, à l'aube
je frissonne, retiens mon pas, regarde en face ma vérité
Petite vie éteinte
souvenir coloré, les fruits du moissonneur
je marche parmi eux, j'officie dans un rêve
d'affirmation, très lent mais cristallin
Moi et toi, moi et nous, moi comme moi, je me lève
je déclame Ça, j'existe par le passé
météore dans la clairière, cercle sans fin
je mets à l'épreuve l'énigme du monde, l'Indicible
(Transversale)
«Dans ma notice autobiographique, je me dois de mentionner que je suis né à Athènes en 1969, que j'ai étudié la littérature byzantine et post-byzantine, que je me sens méditerranéen, que j'aime la création — dans tous les sens du terme — et que je ne crains pas la mort, bien que mon amour de la vie soit sans limites.
À l'âge de l'école je me sentais différent de mes camarades, je sentais remuer en moi un volcan d'émotions, de joie et de tristesse alternées, de bouleversements sentimentaux, causés par tout ce que j'observais autour de moi — les paysages, les gens — et en moi-même. Et quand j'ai compris que seuls les mots pouvaient m'apaiser, j'ai voulu inscrire ce que je voyais et pensais dans des vers. Je lis de la poésie sans cesse. J'écris moins souvent. Mais les poèmes ne s'arrêtent jamais — ils sont une lutte perpétuelle avec ma propre réalité, ils ressemblent à la lave brûlante dont je suis sûr que les «autres», les lecteurs, la ressentent chacun à sa façon. Mais cela est une autre histoire.
J'aime Dante, je lui «vole» le sentiment qu'il nourrissait à l'égard de la poésie, une fois exilé de Florence : c'est pourquoi je publie la revue en ligne www.e-poema.eu, j'écris depuis des années dans les journaux en cachant des poèmes derrière mes mots de journaliste, je traduis des poètes italiens, je m'occupe du Cercle de lecture de poésie, je publie des recueils de poèmes, sans jamais me soucier d'argent ni de gloire. Mes enfants, peut-être, diront un jour que j'étais poète, avec ou sans poèmes... C'est tout ce que j'espère.
Vassìlis Roùvalis déploie une activité débordante avec son site, ses éditions, ses manifestations, tout cela tournant autour d'une idée fixe : la poésie. Où trouve-t-il le temps d'écrire ? Pourtant son œuvre est en plein essor, avec trois recueils publiés : Psychisme natatoire (2001), Sud (2004), Bref journal d'août (2009), un autre qui va l'être : Voix, et un cinquième en préparation : Transversale.
Ses poèmes lui ressemblent, qui allient le tourbillonnement des émotions, des souvenirs personnels, des souvenirs de lectures, à la lenteur méditative de la contemplation. Devant nous défilent par fragments, dans un va-et-vient perpétuel, les paysages de la Méditerranée, la poésie grecque depuis Homère, l'italienne depuis Dante. La langue de cet érudit raffiné peut sembler parfois difficile, le lyrisme ardent de cet allumé nous entraîne au point que les obscurités ponctuelles s'effacent devant l'évidence lumineuse de l'ensemble.
Vassìlis Roùvalis |
DORMITION ET RÉSURRECTION
Dans une douceur de mort
en un lieu ouvert l'homme le silence église autour de lui
sans toit Sainte veille
sans ombre le savoir approche
dans le calme fondateur
s'est appuyé comme la voix d'une flûte
le sifflement de la poulie
qui soulèvera le jour perpétuel
Le temps prendra fin jetant le blanc pétale de rose
sur le rouge de la terre pierre sacrée posé
mais surtout il est marbre et petit désert blanc tout près
sous un rayon de soleil obstacle à la Répétition.
Ah ! Dieux... Audace la construction si voisine de l'Absence
peut-être le sommeil qui sans cesse nous enveloppe
au Mont des Oliviers
se paie et mûrit en passant
par le nid du tombeau,
là est la nature obscure, issue
de la pulsation en nous la plus profonde
une étincelle qui met toujours la loi dans l'âme
prend feu par la flamme dévorée
et prend forme sa couleur change
La Vérité s'égoutte de même que l'arbre
embrasé par le feu puis devenu charbon
refroidira dans la terre dans la teinte la plus obscure
qui du silence des siècles donnera
un Diamant aux facettes
diffractant la Divine Lumière !
AU MORT
Mais c'est à présent qu'en un lieu immobile
l'unique mouvement est le regard sur soi
la navigation dans l'humide ou la fraîcheur obscure
d'une racine des abysses
avec une buée prise dans la lumière d'une ancienneté osseuse
plutôt sur les eaux
venues du bruit d'un autre monde
courant qui entraîne les pierres au fond
Le rire éternel du monde que je quitte
la demi-lune
Les nuages en bas se rassemblent rouille et argent
siècle déterré, ils vont lançant la foudre fête éclatante
Ce qui reste se désaltère avec l'ébène
Toi et toi et toi te souviens-tu de moi ?
Je vogue dans les abysses...
Avec cette impatience qui te prendrait
si sur la mer la nuit tu perdais à jamais la terre
mais soudain nouveau passage par les mêmes lieux
Les portes que j'ai passées à l'ouverture du départ je les repasse
répétition qui engendre l'angoisse
fugue sans cesse commencée jamais développée
dans une cérémonie d'avant le jour
apprentissage de noces avec la nuit
Ah ! Le dessein supérieur qui avant nous a posé
ses rails jusqu'à l'infini
combien de temps vais-je apprendre
Je me suis dépensé
je serai immobile dans la terre pour toi qui te sens Éveillé
Toi et toi et toi, délie du vent la danse de la feuille
je Voyage encore...
Levant le bras
je laissais tomber
les fleurs sur la tombe
et je sentais
que j'avais attelé la charrue du monde
et tirant sans cesse
la peine montait
montait jusqu'à
m'agenouiller
et la charrue était profonde
mais je suis mis à ne plus sentir
Les eaux ont resplendi.
LA PLUIE
Terre épouse dès le début à l'ouverture d'un regard vierge
À l'heure où suivi des ombres le soleil refroidit la terre
se sont couchées des cordes d'argent
La pluie soudaine frottement de diamants dans une jarre
pleine de silence mon ouïe s'y équilibre
et je m'attache comme absent aux couloirs sans fin,
que ligne par ligne, en parallèles, forme la pluie
l'œil saisit chaque goutte, une flèche montrant où va la terre
suivant la ligne jusqu'au ciel, la terre qui au ciel
ne parvient pas encore
chaque goutte une lueur qui me frappe autre goutte autre lueur
incessantes lueurs
messages qui tombent et pourtant je les vois venir l'un après l'autre
en perspective
solides sur la longueur d'un seul couloir où je m'attache,
quand quatre droites lignes de pluie
qui le dessinent convergent courant au ciel,
et sans bruit le construisent et l'allongent en rectangle
en parallélogramme qui court
ou comme «l'esprit qui bouge» et là j'entre pour la première fois
même si l'on a la vitesse d'une pensée lointaine
qui nous ramène en même temps
le lieu de sa découverte c'est cela l'immobilité
et tout s'immobilise et sans cesse le couloir éblouit
les lumières sur toute sa longueur et le bruit est encore celui de l'eau
et voici que la lumière en reculant s'efface comme l'eau
bue par la terre
et la profondeur court sur le couloir entier réconciliée comme l'huile
qui coule aux murs
il fait sans cesse plus sombre comme dans un boyau souterrain
et l'on entend les pas qu'on a laissés mais pas ceux d'à présent
et quand je dis à présent je n'évoque pas le temps, mais l'espace
qui jamais plus ne sera le même
et l'obscurité totale est venue aux murs que l'on sent au toucher
j'avance là de dix pas et en même temps que le cri
l'entrée telle une première étoile apparaît lumière idéale
lumière nouvelle même ciel dans le même lieu et même pluie
qui de corde en corde est une sorte de tout, beauté tardive
architecture vouée à la similitude
la vitesse qui descend brille lumière magnétique
ce soleil que lentement à présent tu domines droit dans les yeux
comme un disque d'argent
tombé en parallèles forme une lyre royale.
PRÉLUDE
Écoute rude rocher enfeuillé
cœur de roc brusque désert
enrouement retenu dans la bouche
larme sans cesse mordue morte enfermée dans la poitrine
pour des années de luxe mon regard permanent
œil domicile qui en bélier agenouillé
dans la froidure chambre en ciment humide agneau agenouillé
d'un cube la prison pareille à la poussée inverse de ton âme
poussant les murs
prie avec ton souffle
haleine bleue de l'esprit à l'heure
où dans un coffret précieux tu enfermes
dans quoi soudain tu t'es retrouvé
comme s'ouvrant terrifiés les yeux d'un cerf.
LE PARADIS
comme la fermeture d'une porte
verrou tiré
le bruit de tant de siècles qui s'oxydent
métal posé sur l'eau sans rides insubmersible
machine de feuilles baissées cuivrées
assise entre les genoux
plongée creuse en fer-blanc
le jaillissement d'un virage
un bruit pointu triangle aigu a piqué du bec l'oasis
d'un reflet fugitif
les marches du délabrement
demeurent suspendues
descendant vers le grand portail de l'Instant
seconde béante
vague point lumière dans la seconde ouverte
magnétisme d'ambre qui devient centre
lui faisant place l'obscurité
au centre la danse
la danse d'un point brillant laisse le dessin ou l'écriture qui s'efface
lecture sans que soit connue l'écriture
lecture de l'ignorance
lecture sans connaissance
connaissance hors d'atteinte mais l'inconnu te récite
avec des bruits d'étincelles de feu
personne ne peut atteindre
et le pas navire glissant dans une mer noire
et l'autre pas semblable au suivant
sur un point à l'étendue chaotique
car tu es le centre qui ne trouve pas son centre
mais la nuit tel un cadeau s'est enveloppée elle insiste
et tu devines tournant à droite les carrés à bâtir
l'un après l'autre, nuit bien bâtie
briques lourdes l'une sur l'autre
briques bâtisseuses inexistantes
et toutes vont ne pas se montrer toutes choses vont disparaître
avec le klaxon lointain d'une voiture qui annonce l'aurore
ou le rappel des morts
mais la nuit tel un cadeau s'est enveloppée elle insiste
Et tandis que tu t'enfonces dans l'aveuglement
comme si tu trébuchais sur un ciel plein de vases vides
tournant le coin de l'obscurité
l'éclair soudain a fait resplendir
la Place inconnue.
Nìkos Stavròpoulos, sollicité, m'a envoyé le texte suivant :
N.S. est né à Athènes en 1969.
Nous n'en saurons pas plus.
Il n'a publié qu'un seul recueil, Chambre non-terrestre, en 2003, et s'affaire depuis dans le silence à préparer le second. Prenons exemple sur sa concision : sa poésie, guère explicite, d'une exigence, d'une densité extrêmes, affrontant patiemment la mort, l'immobilité, le silence, déployant lentement la splendeur de ses images avec un profond sens du sacré, nous rappelle que la langue grecque n'a qu'un mot pour dire un mystère et un rituel religieux.
Nìkos Stavròpoulos |
VAGABONDAGES DU SANG
IV
Arrivé au quatrième kilomètre du silence
j'ai perdu les clous de Dieu et du soleil
Depuis je me promène le grand zéro sous le bras.
Au début ce n'était qu'un sac de couchage
— vous savez, on entre, autant dire on rêve.
Maintenant c'est un orphelinat immense
pour les psychismes ininflammables.
Puisque tout cela est venu par le zéro
imaginez ce que donnerait le Un.
XIII
Nous sommes enlacés
elle a la vision du vide
c'est une paix aveugle
qui surveille la poitrine
épingles à cheveux aux lèvres
J'ai vécu ainsi le spasme
qui argente les choses
et je n'aime plus la lune
et je n'aime plus la mer
je veux des craquements nus dans le sang
mon destin telle une vigne
ayant où elle peut pour fruit
le soleil à genoux
se tordant aux grillages
Pas question que je rouvre jamais
la porte
j'allumerai seulement mon ouïe
pour vous transmettre des sanglots
et l'amour
stagnera dans les tasses
Être enlacé veut dire
parfumer le vide
XVIII
Nos paroles
aboutiront à la grande blancheur
là où le corps
se défait de son corps
le loup est double
pour prévenir ton retour
Planches de la mémoire
tout le temps que tu la fouilles elle grince
Des automnes à nouveau me traînent
Je tiens la fleur ultime
moi jaune dans le jaune
Mortel
avant Alexandrie
— où ai-je distribué mon souffle ? —
et je n'ai plus d'arbres pour demain
plus de cigarettes
Grande grande blancheur
chien brisé dedans
XLII
Quel ascenseur le temps
tandis que les grillages se brisent
et que je presse un bouton rouge
la conscience
pour ceux qui saignent :
Pour que tombe une feuille c'est l'automne
Le Verbe une bouteille pleine d'alcool
À partir de là
Tout ce qui brûle est bon
Je tiens la matière par le cou
Et la lumière (qu'elle le veuille ou non) se souvient :
Le reste de l'âme est une aile
qui va vers la cendre
Je reviendrai
un soir boiteux
pour vous dire la racine
XLVIII
Je sais que je n'ai causé aucune atrocité
de celles qui vous enchantent
juste mes dents dénudées
dans le vertige qui frappe les papillons
J'ai ouvert des trous au destin
pour y fourrer comme un vêtement mon chagrin
La mémoire ne sait pas manier
ses ciseaux
mais le temps ne se remet pas à saigner
aussi je ne taille pas le rêve —
je l'accueille comme une branche avide à mon cou
qui puise en moi muet l'humide
Quel enfoiré m'a promis la lune
faisant de moi la porte du massacre ?
Qu'on lutte avec des vers contre ses propres éléments
c'est là une catastrophe
Et la vue mélange ses racines
Je vois le monde parapluie paralytique
et s'il s'ouvre
qu'il aille au diable
La lumière ne s'affronte plus sans gants
comment sceller ma parole
à présent qu'en sort la verdure génitale ?
Peu à peu nous ressemblons aux pierres
La fin est déjà connue :
Moi
Toi
et les roses
La beauté hache dans la nuque
(Vagabondages du sang)
LA PARFAITE ACOUSTIQUE DU LABYRINTHE
I
Puisque
je n'ai pas pu étouffer le ciel
— si bleu qu'à la fin on espère —
un ange
tendrement me chuchote
enferme-moi
entre ces pierres
II
Puisque
j'ai beau fumer
je n'ai pas trouvé mon fil
tant d'amours
tant de halètement
et que le Minotaure
quel violoniste mon Dieu
III
Je suis resté
avec le ciel et le Verbe
aucun d'eux ne m'aime comme il faut
(un peu la faute aux saisons
à mes dents de travers
la faute
à l'épouvantail interne)
IV
Je suis si disposé à l'achèvement
le temps d'écrire «fleur»
elle a perdu deux pétales
je ne sais si la lumière
est un artifice des ténèbres
ou l'inverse
moi
rien que torturer les papillons
— aucun d'eux ne m'aime comme il faut
V
Et d'ailleurs
ce monde jamais ne s'est allumé
il veut qu'on noue le vide
— s'il est marin c'est mieux
tu dois broder ton âme d'orages
VI
tant de voix à égorger
tant de voix à écorcher
pas une seule à garder
citronnier
citronnier
où tu me laissas je m'enracine
TEL QUE LU DANS MA MAIN
ME FAISANT TRÉBUCHER VRAIMENT
Tous ces détours
et pourtant le tissu du monde
est affaire d'étincelle
pour que crèvent les outres
que tout devienne linéaire B
et tyrannie de la cendre
La vue recommencera
la lumière contribue
autant que les ténèbres
la vie est affaire d'étincelle
ici la vie
là l'étincelle
Laisse au vent la solution
ou bien
fais des merveilles
pour devenir tricheuse aux cartes
que l'amour soit
la dame qui fait tout perdre
et te veut
PROPHÉTIE QUI JOUIT DE SON ÉCUME
Et ma voix donc
même si je n'ai pas de quoi manger
car il est beau le va-et-vient des corps
(de leur singulier à leur pluriel
et vice versa)
beau le pont que forment les souffles
(ferme ou branlant — peu importe —
doublement beau par son indifférence)
belle énigme les fleurs
mais viendra le temps
où d'aigres secondes
dévasteront la vue
en feront une Sibérie
Voilà pour ceux qui voyagent vers l'été
Nous autres serons frappés autrement
Un jour
quelqu'un trouvant un fil pendant du ciel
tirera dessus et
tomberont tous les vélos des anges
tous
et je suis sérieux
(La vue recommencera)
MON FRÈRE PAUL
TERRASSIER DE LA SEINE
Ô tu creuses et je creuse
et je me creuse vers toi
Paul Celan
À force de creuser
il est arrivé un jour
à la bouche enneigée de sa mère
aux longues nattes de ses ancêtres
un jour il est passé
par les racines de l'eau
toute la pierre
tout le feu
tous les malheurs passés
il en a gardé depuis
un nuage brûlé dans le regard
une difficulté avec le vent
Jiskor
Kaddish
un halètement fou
«le fond» disait-il
«le fond au point d'épuisement
et la langue est aussi
ma patrie»
Et s'est retrouvé alors
dans un lieu plein d'arbres d'eaux et d'oiseaux
est resté en extase
jusqu'à ce que retentisse le commandement de l'armée
«en rang
à la soupe»
et disparus les arbres
les eaux
les oiseaux
Seule est restée la Seine
qui le regarde dans les yeux
BORGES VIENT TOUJOURS À SON HEURE
«Les belles paroles... en poésie.... sont... ce que le gibier... est aux fauves... pour le dire autrement... les beaux vers... pour les poètes... sont... ce qu'est... la... viande... crue.........ils se tuent... à servir... leur proie.»
Dimìtris Àllos
Puisque le poème
comme ton tigre me tourne autour
le cercle dangereusement se resserre
toujours plus profonds les regards
toujours plus profondes les blessures
que de sang
quel sang éblouissant
nous parlons d'une mutuelle déchirure
d'où cette grimace
qui devient sourire
ou en d'autres termes
mon fil
pour tous les labyrinthes
Viens donc prendre ton fauve
égalité nette et virile
comme il convient à tes gauchos
viens voir comment
je lèche ses blessures
LE COMTE DE LAUTRÉAMONT
Et alors que tout était prêt
chiffon, essence et vent
sous l'impulsion de mon chagrin
quoi qu'il arrive pour que tout finisse
le rêve n'est même plus bon à servir d'allumage
ma mère avait raison de me le dire :
que cette route ne mènera nulle part
et dans tes yeux je vois des paroles mortes
le néant t'a touché quand je t'ai mis au monde
alors sois béni
et prends ces allumettes
Et alors que tout était prêt
(mes mains ne tremblaient pas du tout)
c'est alors qu'apparaît Isidore
«Non !» s'écrie-t-il
et il m'arrache les allumettes
«prends mes gants pour provoquer
les ténèbres et la lumière
ma canne pour ne pas glisser
dans tes insomnies
c'est un levier aussi et
prends mon haut-de-forme
il me servait d'ange
tu ne peux pas savoir tous les cris qu'il contient
et avant de faire quoi que ce soit
prends bien soin de cirer tes chaussures — voyou»
«Je ne te reconnais pas Isidore» lui dis-je
«moi —
«non» me dit-il
«nous sommes entrés dans la merveille à genoux
sortons-en au moins comme des princes»
(Blessure ex æquo)
Yànnis Stìggas, né en 1977, a trouvé sa voix dès son premier recueil, Vagabondages du sang (2004), bientôt suivi par La vue recommencera (2006) et Blessure ex æquo (2010). Pour lui la poésie est vision, au double sens du terme : il s'agit de voir ce qui est, mais aussi ce qui n'est plus ou pas encore. Face à un monde instable où tout peut basculer dans son contraire, où lumière et ténèbres se succèdent, où dominent la pierre et le feu, la parole poétique — brève, brisée, dense — devient acte, avec une impressionnante énergie.
Le troisième recueil, tout en nous faisant découvrir le panthéon personnel du poète, peuplé de poètes grecs (Karyotàkis, Livadìtis, Sakhtoùris, Karoùzos, Sinòpoulos) ou étrangers (Lautréamont, Poe, Desnos, Borges, Paz, Dylan Thomas, Celan...), poursuit le chemin amorcé avec la même tension, la même effervescence, et l'on ne sait pas si les cris qu'on entend sont de douleur ou de bonheur.
Yànnis Stìggas |
LA LANGUE
Les bras tout-puissants
leviers en mouvement lutteurs
ont détaché vivement la langue
l'ont emportée sous le bras.
L'ont empoignée par sa sandale inarticulée
par les points faibles hermaphrodites
de ses exclamations actives.
L'ont prise l'ont jetée à la rivière
pour y être absorbée par la pesanteur
qui attire les vérités effectives
et les travaille.
L'ont mise en morceaux envoyée au fond
moquée dans sa grammaire
et d'avoir senti les coups de poing
de tous les hurlements illettrés qui sortaient
la langue peine à se faire mouvement
silencieuse embarrassée bien emmitouflée
crabe qui mouille le fil
pour le passer en boiteux dans l'entaille.
DANS ATHÈNES
Elle travaillait dans un café crépusculaire
fréquenté par des vieux qui jouaient au jacquet
et des immigrés bruyants après le boulot.
Elle n'était pas de la Communauté
sur son visage on lisait
l'honnêteté qui s'impose à l'étranger
sachant que son travail le fait vivre.
Elle servait des alcools
avec soin vidait les cendriers
tenait la caisse
et veillait à rester digne.
Fille étrangère dans cette métropole étroite
Beau brin de fille dans un sombre rade
qui s'ennuie
et soupire dirait-on
mais connaissant sa beauté elle savait
éviter l'ennui
la fatigue et tandis
qu'elle se penchait prêtant l'oreille
pour prendre les commandes
par sa chemise ouverte
sur sa poitrine passaient
sur sa poitrine des regards tendres
vibrants de tout le désir qu'éprouvaient
les habitués pour ce qu'obstinément
elle refusait de leur servir.
ENJAMBÉE À LA RIVIÈRE
Petit enfant mais il grandit aux USA
plonge dans une rivière ennuagée
pourtant intacte, le visage
qui tricote à nouveau son élan
dans des chambres coupées au scalpel
par les publicités, le ciel, le courant électrique
tout va bien en ville.
Il plonge dans la rivière, acte instantané
l'eau partout et toujours
il oublie arbres, parents et amis
et l'écume à ses oreilles est rapide
comme la musique de la radio.
Il devient membre mouillé
car le club de la rivière
est adolescent, du courant avant tout.
Il plonge dans une rivière et je me dis
Qu'il aille s'échouer au champ de coton, tout jeune
horizon porteur d'eau, vraiment américain
afin de refaire connaissance
avec de vieux Indiens paysans
à la bonté toute verdoyante et dont le naturel
est si léger qu'il vole.
(Allumettes à main)
DANS LES PROFONDEURS
Un mariage étant célébré dans la terre
j'ai entendu là-haut la robe de mariée
de la papillonne voler en éclats
des fleurs fauchaient le sommeil
j'étais une ombre dans le fond en larmes.
Les peupliers posant leurs auréoles
sur l'oreiller de ma sœur
ses yeux ont pris feu
et j'ai vu sur son épaule
un débris divinisé de soleil.
Notre père s'est levé
l'a rouée de coups
plus tard lui a ouvert un compte en banque et tranquillement
à la fête foraine s'en est allé mourir.
Mais la douleur ne me lâchait pas
collée à moi
comme le baiser aux lèvres
car des gens se mariaient dans la terre
et là-bas les réjouissances durent
trois jours au moins
avec tambours violons et urnes funéraires.
LES YEUX TOURNÉS AILLEURS
Je ne dis pas qu'un regard aigu est peu de chose
la faculté de voir avant
que ton regard se change en larme
l'art de découvrir
sous les étoffes et les plis des vêtements
des corps qui par leur palpitation existent.
Des proportions constantes visibles aussitôt
donnent disais-tu un sens à la vue.
Cela vaut la peine mais tu dois
lever les yeux vers des épaules blanches
qui se dépensent dans leur lumière.
Alliant la passion au gagne-pain
tu as trouvé une voie, abri doré.
Regardant des corps nus pour les peindre
avec soin, traçant avec des traits la même route
leur mouvement hors du papier
les traces de caresses avantageant la peau
les cheveux frisés telles des feuilles dans les ombres
et les couleurs douces tu les parcourais.
Modèles des garçons novices des gens dans le besoin...
Les temps sont durs pas d'argent ils posent pour vivre
et laissent une obole à un art délicat.
La faim la gêne comment les montrer alors que
tu ne creuses dans le corps que tendres sources de lumière ?
Regard aigu dans l'étui des corps obscurci
et ce sera bientôt la fin des portraits
arrivant au visage tu rencontres les yeux
où la solitude universelle se renferme.
Regarde à leur misère dociles ce que racontent les yeux.
Corps temps indigents tandis
que la rétribution changera
la manière du désespoir
en style de fraîcheur.
UN COUPLE
Le poète et la muse
n'ont pas une relation formelle.
Ils tracent ensemble les soleils d'après-midi
ils vivent pour vivre
trouvent dans le badinage la vérité
vivent pour la compagnie
des rares soleils qui ne rient pas
et dont ils sont la proie
boussole toujours au nord
et dans les lignes sont cachés en abondance
l'obstination les larmes les pierres précieuses
dans les contraires ils rapprochent
le petit arbre issu d'un poème.
Ce sont tous deux, vois-tu, des matériaux
parmi les moins demandés
et si souvent ils fleurissent
ils ne cessent de fleurir sans fruit.
(Dans les bras du cercle)
LA BELLE DAME (I)
La tige de ta fleur aux nuées s'enroule
et dans le ciel se dessine intact
le contour sans défaut de ton corps.
Belle comme l'enlèvement de l'aurore
tu apparais en flammes aux mains de tes dieux.
C'est là ma vue et elle apporte aux ombres
des tes yeux un éclat qui scintille.
Près de toi je deviens un chasseur au repos
dans la maison des vents et j'ai en tête
les bateaux leurs mâts oscillants
les fleurs qui luisent aux champs en friche.
Dame du destin belle insensible,
faisant saigner les doigts ris que pour moi résonne
ta musique entre les murs de l'Hadès
où dorment des voltigeurs ensorcelés
des archers dolents, blancs oiseaux des désirs.
Quels couples s'unissant là-bas réchauffent le souffle ?
De qui les cris pleuvent-ils sur le désert nocturne
alors que les suivants de ton ombre eux-mêmes
n'ont rien à te dire ni langue pour parler ?
Ils se sont oubliés eux aussi au service de ton art.
L'oubli nuage épais les encercle.
LE TAILLEUR DE PIERRES
Sous le rocher repose
l'ombre du rocher.
Lieu étouffé, désert
souffle de sécheresse dans les pierres.
Là où l'herbe additionne
ses rares souvenirs avant de sécher
souvenirs d'une autre vie, floraison prodigue
traces dormantes
et racines dans la terre étendues par les avrils
des années passées
là où le vent
est un monosyllabe sifflé, le s
d'un alphabet incompréhensible
c'est là que je t'amènerai, mon corps
délaissé par l'inspiration,
même si tu es inspiré par Dieu
comme toute fleur, comme toute relique soyeuse
du sens d'une langue morte
tout rameau de pommier, toute vague de la mer
tout oiseau, tout enfant, tout soleil brûlant.
Même si tu es inspiré par Dieu toi aussi
comme ce rocher
qui a sombré dans son ombre
pour trouver son visage dans sa veine
puis incassable s'est écroulé par terre
car dans un lieu étouffant, dans le désert
il est allé faire son ombre
de l'ombre de son Dieu.
ASCENSION
Je me dresse dans la lumière tandis
que le soleil se couche, vertical.
Voilà que mouillent mes pieds les premières
gouttes de pluie qui purifie.
Mais mon souci de la lumière blanche
me nourrit et j'existe
dans ses trilles et ses gloires
et le haut de son toit.
Enfant des rayons. Semaison
de fleurs et fatalité.
Moi et moi et l'autre
en bref je deviendrai
un monosyllabe
un pronom pour tous.
(La gloire de l'insouciance)
Je me souviens de Jules Verne, quand j'étais enfant. Il me captivait. J'inventais des héros moi aussi, dont je racontais les aventures. Plus tard, avec des amis, j'ai écrit des paroles de chansons qui sont restées sans musique et des textes pour des bédés qui circulaient dans le cercle étroit de mes copains d'école, jusqu'au jour où dans l'adolescence je suis tombé sur la Belle Dame Sans Merci. Je l'ai trouvée énigmatique, telle que la décrivent Keats et notre Solomos, qui l'appelle Vêtue de Lune. Je suis donc allé travailler sur ses terres. La dame se repose sur les coussins tissés par ses gens. Le tissage des coussins est une cérémonie. En tissant, ses gens racontent en détail les jours du Christ, d'Ulysse, de Hamlet, de Dulcinée, mais aussi les faits et gestes de tout mortel ou immortel anonyme. Ils sont à son service, à celui de la Beauté, de la Vérité. Ils nomment Annonciation les nouvelles de la vie et Vendredi saint les nouvelles de la mort. Ils croient monologuer dans la nuit, mais tous les vivants et les morts sont suspendus à leurs lèvres, cherchant d'abord le trouble de la lumière, puis le repos sur les eaux. Chacun parle sa propre langue, inconnue, mais ils se comprennent mot pour mot. Depuis dix ans je rêve que je travaille à leurs côtés. Ils sont malingres, tels que les veut Milosz, mais paraissent idéaux dans leur tristesse comme le Césarion de Cavàfis. Comme chaîne de leurs tissus ils ont pris les trompettes des anges. Si je n'avais pas entendu le son des trompettes venant de ces travailleurs jeunes, valides ou morts (surtout des morts), j'aurais cessé de rêver que moi aussi je travaille à leurs côtés. Où est la Belle Dame Sans Merci ? Où sont ses gens ? Tout ce qui reste : leur labeur quotidien, le tissage des coussins.
Pour se présenter à nous, c'est cette page que Hàris Psarras a choisie. Né en 1982, ce qui en fait l'un des deux benjamins de nos douze poètes, il a déjà beaucoup lu et beaucoup écrit. Ses trois recueils : Allumettes à main (2002), Dans les bras du cercle (2004) et La gloire de l'insouciance (2008)), font entendre dès le début une voix originale et forte. L'œil du poète, vif, attentif aux plus humbles objets, regarde le monde avec amour, avec humour aussi — toutes les nuances de l'humour, et son oreille excelle à trouver, pour chaque émotion, le rythme et la musique appropriés.
Hàris Psarras |