PAGES D'ÉCRITURE
N°73 Octobre 2009
Revenir sur un livre : un luxe que les critiques dans la presse peuvent rarement s'offrir. Raison de plus pour ne pas m'en priver.
Marchant Sur le chemin des glaces, de Werner Herzog, le mois dernier, je ne suis pas allé assez loin. Il fallait dire plus nettement que cette épreuve, ce voyage solitaire à pied de Munich à Paris, a un double but : sauver son amie, certes, mais aussi se sauver soi-même. Sortir de notre vie médiocre et machinale, à nous qui «sommes devenus semblables aux voitures dans lesquelles nous roulons» ; accéder à une autre conscience, devenir un homme nouveau, ou retrouver l'homme ancien enfoui au fond de soi. Quittant le confort moderne pour la route et son dénuement, s'immergeant dans la solitude, perdu dans la nature, c'est l'animal qu'il retrouve.
«Je me suis désaltéré aux ruisseaux, dans la posture de l'animal.» «À chaque mouvement, je prends des précautions d'animal, et je crois bien que j'ai aussi des pensées animales.» Il croise un corbeau solitaire et aussi trempé de pluie que lui, et un sentiment de fraternité l'envahit.
C'est pour lui tout naturel, et pourtant «tout en moi n'était qu'étonnement.» L'étonnement, ce réveil salutaire des endormis.
J'aurais dû insister aussi sur ce que les films d'Herzog partagent avec ce texte, leur dimension d'aventure, leur côté hallucinatoire, chamanique.
Pourquoi n'avoir pas cité ces phrases le mois dernier ? Cet humble rituel du recopiage, loin de m'ennuyer, m'emplit toujours d'un étrange plaisir. C'est un hommage humble et fervent, comme le travail des moines copistes jadis. Ou peut-être une façon de s'approprier le texte. Un acte secrètement cannibale.
À pied de Munich à Paris. |
Encore un livre dont je ne saurai pas bien parler. Ébloui, l'an dernier, par les souvenirs de Guy Dupré, Les manœuvres d'automne, datant de 1989, je me suis offert cet été la suite, Comme un adieu dans une langue oubliée, parue en 2001 chez Grasset. Dupré a connu du beau monde ; cette nouvelle brassée de portraits et d'anecdotes fait défiler Cocteau et Breton, Gracq et Green, Arletty et Pétain, les nombreuses conquêtes féminines de l'auteur assurant les transitions. C'est somptueux. À côté de cette prose cavalière, fringante, étincelante, qui sent l'acier de sabre et le cuir de cravache, celle de Gracq paraît presque négligée.
Portrait d'André Breton :
«Taillé dans la masse avec des rides pareilles à des plissements de lave refroidie, des goussets sous les yeux, et une mâchoire si lourde qu'elle semblait à demi déboîtée (comme d'un vieux mi-lourd au cinquième round d'un match ne comptant plus pour le titre), sous sa crinière de soufre gris sale, peut-être se souvenait-il de sa mère qui le faisait tenir debout devant elle, en bonne épouse de gendarme, pour le gifler : c'est à dix-sept ans qu'il reçut sa dernière paire de claques. La voix était belle, comme calligraphiée à l'encre de Chine, avec le soupçon d'afféterie qui lui faisait beurrer certaines voyelles : Apeullinaire pour Apollinaire ; Beurnanos pour Bernanos.»
D'où vient que ce nouveau coup d'éclat me touche moins que le précédent ?
Sans doute est-ce trop fort pour moi. Je ne comprends pas tout. Je suis jaloux. Je me sens petit garçon, comme jadis à l'école primaire, face aux enfants plus âgés, les grands, qui parlaient par allusions aux trois-quarts obscures, l'air entendu, inaccessiblement brillants et spirituels.
Douze ans après Les manœuvres d'automne on dirait que le virtuose force la dose ; on sent l'artifice, l'effort pour crypter ce qui, sinon, pourrait sembler trop simple. Du coup j'ai un peu de mal à respirer. Me voilà dégrisé. Dupré ne réussit plus à me bluffer, à me faire oublier son côté fana mili, pétainiste sur les bords. Je renâcle, quoique admiratif, devant cet homme étrange, mi-officier de hussards, mi-pipelette.
Serai-je aussi déçu à la deuxième rencontre par une autre grande méconnue, Béatrix Beck ? Elle est morte l'an dernier, très âgée, oubliée du grand public après le succès de Léon Morin, prêtre (prix Goncourt 1952), mais dotée d'un fan-club honorablement fréquenté. Plus loin, mais où, roman de son grand âge et pourtant plein de verdeur, m'avait donné envie de mieux la connaître ; pourquoi ne pas le lire enfin, ce fameux Léon Morin — l'un de ses deux seuls romans disponibles en Folio ?
Une petite ville de province. L'Occupation, la Libération. Des résistants, quelques collabos, une majorité qui baisse la tête et attend. Des soldats italiens, puis allemands, puis américains, juste aperçus. Une suite de scènes courtes, tragiques, ou drôles parfois, qui sonnent si vrai qu'on se dit : tout cela, elle n'a pu l'inventer. Il y a là surtout plusieurs femmes privées d'hommes, dont la narratrice. Et bien sûr ce jeune prêtre que cette femme agnostique accueille avec méfiance, comme bien des lecteurs sans doute. Mais Léon Morin est un personnage extraordinaire qui va la mettre dans la poche de sa soutane, vite fait, et nous avec.
Curé atypique, aux idées avancées, au comportement imprévisible (distant ou fraternel, badin ou sévère) quoique en même temps d'une totale rectitude, Morin nous échappe sans cesse, et c'est ce qui fait de lui un redoutable séducteur — un pêcheur d'âmes, qui ne garde pas ses prises mais les remet aussitôt à son Seigneur. L'essentiel du roman est dans cette lutte entre la proie et le prédateur, dans leur long dialogue parfois ardu, philosophique, mais toujours vif et brûlant.
Oh, ce n'est pas du Nouveau Roman, l'écriture de Beck première période est tout à fait traditionnelle, et alors ? Nous sommes embobinés par cette prose ferme et toute simple en apparence, quoique subtilement musicale, comme l'héroïne par son abbé.
On a aimé le roman, on estime fort le cinéaste Jean-Pierre Melville, on se rue donc sur le DVD de son Léon Morin, prêtre à lui, avec Belmondo et Emmanuelle Riva, tourné en 1961. Adaptation très fidèle, très littéraire, avec en voix off des passages du roman, ce qui n'ôte rien à la sombre passion qui l'anime, passée intacte du papier à la pellicule.
Ce respect de la structure éclatée du roman, ces courtes scènes émergeant de fondus au noir qui donnent l'impression de feuilleter un album de photos anciennes, d'entrevoir des bribes d'une histoire comme des éclairs dans la nuit — un autre aurait tenté de lisser, de fluidifier —, ce courage-là donne au film, par moments, la force des chefs-d'œuvre du muet. Unique faux-pas : un dialogue assez long et aride, que Melville a préféré habiller de musique au lieu de le laisser austère et nu, de tenir jusqu'au bout le pari du dépouillement.
On dit souvent, pour louer une œuvre, qu'elle n'a pas vieilli ; ici, c'est le contraire : avec son sujet si éloigné de notre vie actuelle, sa forme classique, désuète diront certains, le film a vieilli, superbement ; il nous parle depuis très loin, au lieu d'aller vers nous il nous attire lentement à lui, vers une époque et des sentiments lointains, vers des richesses perdues, enfouies dans leur nuit, brûlantes encore.
Riva la pécheresse et le R.P. Belmondo. |
Mais il ne parle que des vieux et des morts, le grand-père ! gémira-t-on. Et l'Actualité ? Et la Rentrée Littéraire ?
L'Actualité se débrouille bien sans nous. Le volkonaute a déjà reçu sa dose et son overdose dans les journaux et hebdos sérieux, il vient ici, je pense, pour se changer les idées. On laissera donc décanter la grosse masse d'actualités, même si j'avoue ma forte envie de lire bientôt Bon, Toussaint, voire Mauvignier, ainsi que plusieurs nouveaux, tels Jérôme Lafargue (Dans les ombres sylvestres), Yoko Tawada (Le voyage à Bordeaux) ou Alain Monnier (Je vous raconterai).
Allez, je fais tout de même un effort, on se rapproche : Renaissance italienne d'Eric Laurrent (Minuit) date de l'an dernier.
Autant le dire tout de suite — mais faut-il vraiment le savoir ? Ce roman raconte une histoire vraie. C'est arrivé, ce grand chagrin d'amour à cause d'une belle Clara, cette presque mort et cette lente renaissance, au cours de vacances en Italie, grâce à la belle Yalda. C'est arrivé récemment, mais cela semble raconté par un homme qui écrivait voilà un siècle, nommé Marcel Proust. On se demande pourquoi ce jeune auteur emprunte ainsi, presque tout du long, une voix étrangère, jusqu'à plus que frôler le pastiche. On l'accuse d'artifice, de prétention, d'exhibitionnisme littéraire, de vacuité. On va jusqu'au bout tout de même, sans trop d'effort — sinon celui de relire plusieurs fois les phrases qui couvrent plusieurs pages — et l'on en vient à se laisser prendre par l'élégante habileté de l'exécution, à s'émouvoir, au point de se demander si ce jeu est aussi gratuit qu'il y paraît, s'il ne serait pas plutôt un masque, une défense, une digue chargée de tenir à distance la douleur, une pudeur pour contrebalancer l'impudeur du récit (la crudité des aveux, des scènes de sexe), et d'accepter ces phrases qui n'en finissent pas non pas comme de lourds embrouillaminis grouillants, mais comme de grandes arches lancées au-dessus du vide, en suspens prolongé, envoûtant — à l'image de cet amour qui va interminablement attendre, pour se concrétiser, la toute dernière page, la fin des phrases comme celle de l'histoire apparaissant alors comme l'oasis, après le désert avec ses dunes sans fin et le miroitement de ses mirages.
Eric Laurrent. |
Et puisque nous sommes à Minuit, restons-y avec l'écrivain-phare desdites éditions : Jean Echenoz, fêté à la fin septembre en cette bonne ville de Chaminadour (Guéret sur les cartes). Ce furent trois belles journées bien pleines dont on reparlera le mois prochain.
J'étais invité à causer, on m'avait même laissé le choix du sujet. Je me suis penché sur les noms de ses personnages : trois-cents noms en neuf romans. Une matière énorme. Les diverses interventions seront publiées ultérieurement ; une petite partie de la mienne est là, dans le Coup de langue du mois.
Pressé par le temps, pas relu tout Echenoz en détail, juste survolé l'ensemble, revenant m'attarder au sol de temps à autre — tentations trop fortes.
Pas de vraies surprises, mais des confirmations : le début de l'œuvre, que l'auteur, si l'on n'y veillait, rabaisserait indûment, tient parfaitement la route — pas seulement le pyrotechnique opus 2, Cherokee, mais aussi l'opus 1, Le méridien de Greenwich ; pas de points faibles, aucun roman raté ; aucun qui se détache du lot non plus, même si le plus extrême, le plus vertigineux, le plus émouvant, c'est sans doute Les grandes blondes.
Le texte en surimpression dans la Pub du mois (Lire 13), c'est la sublime fin de ce même roman.
Jean Echenoz et Pierre Michon, Guéret, 2009. |
J'ai lu et relu tout Echenoz, mais pas tout Carrère, pas encore, ça viendra. Emmanuel Carrère a d'abord été le romancier de La moustache, puis on l'a vu passer, peu à peu, de la fiction à la réalité sans voile — sa réalité d'abord, comme dans Un roman russe, le livre précédent, où il dévoilait sa vie et ses secrets avec une courageuse impudeur. Et à présent celles des autres.
Le titre annonce la couleur : D'autres vies que la mienne (P.O.L.). Carrère a rencontré des gens qui venaient d'affreusement souffrir et qui lui ont demandé de raconter leur souffrance ; il s'est fait le scribe de leurs misères. Après un début brutal, au Sri Lanka où l'auteur échappe au tsunami tandis que ses amis perdent leur enfant, on retourne en France pour s'enfoncer dans des douleurs moins spectaculaires, au fond d'un quotidien le plus souvent minable et sinistre. L'essentiel du livre sera le portrait de deux juges, un homme et une femme, tous deux infirmes, tous deux luttant, au plus bas de l'échelle judiciaire, pour «sauvegarder un peu de lien social», liés eux-mêmes par une profonde amitié, jusqu'à ce que le cancer emporte l'un d'eux.
Carrère-le-témoin écoute humblement, lucidement ; il décrit de façon admirable, avec la simplicité tendue, vibrante qu'on lui connaît, avec des mots qui ont toujours le poids qu'il faut, ces deux Justes obscurs. Il les auréole de la lumière qu'une société injuste leur refuse. Ce livre si sombre est en même temps plein d'énergie, il raconte un combat — contre la maladie, la mort, le désespoir, contre tout ce qui dans le corps social cherche à détruire l'humain. Il relate un apprentissage — celui de l'auteur et aussi le nôtre, tant nous y apprenons de choses sur l'homme. Il est surtout illuminé par l'amour qui rapproche les divers personnages, leitmotiv principal, l'amour dont Carrère nous dit que rien n'est plus essentiel. On sort de cette lecture un peu moins honteux d'appartenir à l'espèce humaine ; plus conscient et plus révolté, bien sûr, mais aussi plus tolérant, plus ouvert :
«C'était la vie telle que la montrent les publicités des mutuelles ou des prêts bancaires, la vie où on se soucie du taux annuel du livret A et des dates de vacances dans la zone B, la vie Auchan, la vie en survêtement, la vie moyenne en tout, dépourvue non seulement de style mais de la conscience qu'on peut essayer de donner forme et style à sa vie. Je toisais cette vie de haut, je n'en aurais pas voulu, il n'empêche que ce jour-là je regardais les enfants, je regardais leurs parents les filmer avec leurs caméscopes, et je me disais que le choix de la vie à Rosier n'était pas seulement celui de la sécurité et du troupeau, mais de l'amour.»
Echenoz, Carrère, ajoutons Michon, Rolin, Bon, ce que nous avons de meilleur aujourd'hui (j'en oublie sûrement)... Après les avoir lus, que penser de cette vision binaire, si largement, si paresseusement partagée : d'un côté les petits auteurs hexagonaux, autobiographes, onanistes, frileux, de l'autre les bons géants étrangers, la littérature-monde couillue, épicée, truculente, gna gna gna, comme si un véritable écrivain n'était pas celui qui sait construire une épopée autour de n'importe quoi, y compris son nombril et ceux de ses proches.
Il peut raconter ce qu'il veut, l'écrivain, l'essentiel est dans le comment. Belle et juste théorie, mais à peine l'ai-je énoncée que je touche du doigt ses limites.
Prenez Bernard Frank. On a salué récemment, à sa mort, un chroniqueur de presse virtuose qui savait enchanter ses lecteurs hebdomadaires avec des riens. C'était un grand copain de Sagan, ma mère aimait le lire, deux raisons pour l'aimer moi aussi. J'ai retrouvé parmi les livres maternels ses Rêveries, au Dilettante. Je viens de lire ça, eh bien oui, c'est très bien écrit et voilà un homme tout à fait sympathique. Mais de quoi ça parlait, bon sang ? Je crois qu'il racontait sa vie et c'était si bien fait, si léger, si mousseux, si gazeux que ça s'est envolé comme par magie.
Toute légèreté ne s'évanouit pas ainsi. Celle de La Fontaine défie les siècles et me voici au livre II des Fables, qui commence malicieusement («Contre ceux qui ont le goût difficile») par une scène de comédie, le poète commençant plusieurs récits et ses censeurs à chaque fois lui coupant le sifflet. Puis c'est l'habituelle alternance de fables ultra-connues («Le lion et le moucheron», «le lion et le rat») et de raretés non moins succulentes, comme «Le coq et le renard». Comparant cette fable à l'illustrissime «Le corbeau et le renard», je suis avec ravissement le jeu des rimes, qui loin d'être dû au hasard, semble presque toujours délibéré, combiné pour renforcer l'atmosphère. Les rimes de cette fable et du «Corbeau voulant imiter l'aigle», dans le même livre II, feront l'objet du prochain Coup de langue en novembre.
Coïncidence : j'apprends qu'Echenoz, dès qu'il aura fini de relire — avec passion — la Recherche de Proust, compte se remettre à La Fontaine...
Entre la poésie et le cinéma, petite halte avec Michel Deville, dont nous venons de voir ou revoir, Carole et moi, presque tous les films. C'est un peu dur de le quitter, alors prolongeons un peu en jetant un œil à ses écrits. On ne le sait pas assez : non content de s'envoyer en l'air avec la Muse du cinéma, notre homme a beaucoup caressé, entre deux films, celle de la poésie, et continue de plus belle.
Non, ce n'est pas du René Char, mais des poèmes en vers classiques, simples, joyeux, joueurs. On n'y retrouve pas l'auteur de certains films sombres et ambigus, ni même celui de comédies douces-amères. Jeux de mots, jeux de rimes virtuoses, clins d'œils, détournements de poèmes célèbres (Villon, la Fontaine, Hugo, Lamartine, Verlaine, Rostand, Prévert, tendrement pastichés), rien que des sourires et du bonheur. Et naturellement, l'amour des femmes :
Croisé un top model,
Lui tartine des vers pleins de sous-entendus,
Ne m'a pas répondu.
À défaut d'un baiser, j'eusse aimé un mot d'elle.
Voilà un homme qui certain soir est fort mécontent de lui, car ce jour-là «Je n'ai souri à aucune femme, honte à moi.»
Il y en a comme ça quatre recueils au Cherche-Midi, et un au Seuil, le tout dernier, le plus beau peut-être : Vous désirez ? Un délice d'un bout à l'autre. Il m'a fourni les présents extraits. S'y dessine le portrait d'un homme profondément attachant, aussi riche en humour qu'en modestie («Un bricoleur d'images / Un bidouilleur de mots» — j'ai d'abord tapé «bisouilleur» par erreur !), dont les goûts très larges vont de La Fontaine, on s'en doutait, à Perec (épatant poème monovocalique en -e). Son «Moi, de A à Z» nous aide à réviser l'alphabet :
Je suis un a-
llumé du sexe,
Je suis imbé-
cile en amour,
Je suis très sé-
duit par mon ex,
Je suis indé-
crottable et lourd etc.
Lourd, oh que non ! Tout le contraire. Incomparablement léger lui aussi. Ce qui n'implique pas l'aveuglement. La légèreté devillienne est lucide, conquise, volontariste. Le dernier poème, «Actualité», énumère tous les malheurs du monde et s'achève par ce sourire sans illusions :
Bref, on massacre à tour de bras,
mais par chez nous il n'en est rien,
Les jours rallongent,
on s'émerveille,
et le printemps
déjà s'annonce,
Tout va très bien.
L'ami Lucien Logette, atteint de la même devillite aiguë que moi, m'a demandé de présenter l'œuvre du grand homme, réunie en quatre beaux coffrets DVD, dans sa revue Jeune cinéma. L'article paraîtra le 15 octobre dans le numéro d'automne, ad majorem gloriam Devilli.
Michel Deville tournant La petite bande, 1982. |
Il y a certains films où dès les premières images on sent que c'est gagné. Tandis que le générique défile, Adieu Gary, un film de Nassim Amaouche, on avance lentement sur des rails dans un tunnel étroit et sombre, et l'on n'est pas dans un train, mais... sur une vieille bagnole déglinguée. Tout le film est déjà là, qui alliera le réalisme le plus rude à une vision magique du monde, sans que l'un affaiblisse l'autre. Au bout du tunnel, une petite ville sinistrée du sud, où l'on vient de fermer l'usine, où personne ne voit le bout de son tunnel : ni le vieil ouvrier veuf (Jean-Pierre Bacri) s'évertuant à réparer une machine qui ne servira plus, ni son amie la femme plaquée (Dominique Reymond), ni les jeunes (les gars qui acceptent un travail de merde à la grande surface du coin, la belle serveuse, l'infirme dealer, l'ado mutique fan de Gary Cooper). Galère générale. Justesse du tableau, humanité des personnages, richesse des variations sur le thème de l'amour filial, voilà un premier film si réussi qu'on croirait celui d'un vieux maître.
On va me traiter de franchouillard, il n'y en a que pour les Français sur ce putain de site, alors partons vite au Moyen-Orient où Elia Suleiman, dans Le temps qu'il reste, nous raconte l'histoire de la Palestine. Il met en scène son père, sa mère, lui-même au cours de quatre épisodes, quatre époques : 1948, 1970, 1980 et aujourd'hui.
Rien de bien réjouissant, on s'en doute, sang et larmes à tous les étages. Le spectateur occidental perd sûrement une bonne partie de cette histoire complexe, mais il en reste assez pour nous accrocher. Suleiman est un véritable auteur, il a son regard à lui, son rythme, son ton, cadrages frontaux, plages de silence ou d'immobilité, mélange très particulier de burlesque et de sinistre, et son film prend possession de nous, malgré la violence de plusieurs scènes, avec une fausse douceur hypnotique.
Le temps qu'il reste. |
Une formatrice en IUFM de français me raconte qu'une de ses collègues, âgée de trente ans, agrégée, vient de lui déclarer : Moi, regarder des films en noir et blanc ? Jamais !
On ne va pas l'inviter chez nous, pauvre petiote. Elle souffrirait.
Après notre festival Deville nous nous offrons at home la quasi intégrale dévédéenne d'un autre grand monsieur : Billy Wilder. Si j'ai parfois un peu mal avec les USA, il n'est pas meilleur remède à ma phobie que Wilder. Les USA sont le pays des Puritains, d'accord, mais pour moi l'existence de Wilder suffit à contrebalancer celle de ces millions de malades. Il absout à lui seul le pays de cette perversion lugubre. Voilà ce que je vais rechercher d'abord dans ses films ô combien consolants. Nul n'a ridiculisé les Pères et Mères-la-Pudeur plus férocement, plus joyeusement, plus étincelamment que lui.
Tâchons de suivre la chronologie avec deux de ses tout premiers films, fort peu connus, réunis dans le même coffret.
Cinq secrets du désert raconte en 1943 un épisode de la guerre en Libye datant de l'année précédente. Malgré tout le dramatique de la situation, Wilder choisit la comédie ; s'appuyant sur un scénario de lui-même, habile comme toujours, il nous donne un bon petit film joliment troussé, où Stroheim dans le rôle de Rommel, du vivant de celui-ci ! fait sans complexes son numéro habituel.
Mais le bijou du lot, c'est le déjà wilderissime Uniformes et jupons courts (1942), abracadabrante histoire ou Ginger Rogers, alors âgée de trente ans, joue le rôle d'une femme de vingt-trois ans qui se fait passer pour une préadolescente et séduit tous les mâles d'une école militaire, y compris le directeur, qui l'épousera. Film adorablement coquin, subtilement pervers (l'homme mûr et la nymphette), mais inattaquable en surface (la belle est majeure en fait). Wilder se révèle dès le début maître dans l'art subtil de choquer sans se faire pincer. Les fucking Puritans ont dû s'étrangler de rage — ce n'était qu'un début...
Ray Milland, Ginger Rogers. |
Suis-je ringard ou audacieux en écoutant la musique de Vincent d'Indy, qui a laissé l'image d'un néo-classique poussiéreux — quand on ne l'a pas totalement oublié ?
Je m'acharne à écouter le même disque : le Quatuor n° 2, le Trio n° 2, savamment écrits, aimables, souriants, qui à vrai dire me glissent un peu dessus ; mais le Sextuor qui suit, j'avoue tout, me trouble un peu.
Pourtant elle n'a rien qui dérange, cette œuvre de 1929, agréable, gaie, écrite à la fin d'une vieillesse heureuse et amoureuse. Me touche en elle ce mélange inextricable de convenu et d'imprévu, de solide métier un peu vain et d'ardeur juvénile, de passages bien sages et de brusques rafales d'un vent joueur. Pas vraiment d'émotion là-dedans sans doute — si, peut-être, à la dernière page, sereine, lumineuse comme la fin d'un bel été, comme un adieu apaisé.
Retour à notre automne, à notre petit coin de banlieue, à notre présent grippé. L'histoire se passe au lycée de Chèvres, il y a une dizaine d'années, mais son actualité reste toute chaude.
Cette année-là, une élève africaine vivant ici depuis des années, parfaitement intégrée, rend visite au pays natal pendant des petites vacances. À son retour, on lui refuse le passage : pour être admise dans le camp retranché de l'hexagone, elle doit fournir un certificat de scolarité. Alerté par téléphone, un des travailleurs du lycée rédige ledit certificat et le porte au chef d'établissement pour signature. Le proviseur d'alors est un petit homme, au moral plus encore qu'au physique. Il déchire le papier. Ça en fera un de moins ! glapit-il. Et je vous interdis d'aider ces gens-là !
Sans transition : le Canard enchaîné reproduit dans son numéro du 2 septembre une note de service interne au commissariat de Chèvres incitant les hommes et femmes en bleu à une plus grande efficacité dans les rafles. À l'initiative des hommes et femmes verts du coin — les Verts, décidément, sont parfois les plus rouges à gauche —, une douzaine d'associations locales écrivent au commissaire. Extrait du billet dur :
«Il s'agit sûrement pour vous d'une affaire de routine, d'ordres venus d'en haut qu'on est tenu d'appliquer sans se poser de questions. Mais pour nous autres citoyens responsables, épris de justice et de respect des droits de l'homme, cette note est un scandale, une honte.
«Nous tenons à vous dire notre opposition résolue à toute politique du chiffre brutale, malsaine, dangereuse, qui brise des vies, qui bafoue les droits fondamentaux et qui creuse davantage le fossé entre la population et sa police. Nous sommes déjà venus plusieurs fois devant votre commissariat soutenir des personnes victimes de rafles, retenues pour défaut de titre de séjour. (...) Nous continuerons à lutter inlassablement pour que soient abolies certaines dispositions injustifiables, d'ailleurs souvent inapplicables, pour que disparaissent enfin certains comportements indignes. C'est notre devoir de citoyens.»
Entretemps un nouveau commissaire nous a été parachuté, ancien CRS, ancien directeur d'un centre de rétention. Un guerrier, pour mater les redoutables bobos de nos coteaux ?
Gardons le moral, il n'a tout de même pas dirigé les commandos de choc de la BAC. Saura-t-il entendre la voix du cœur et du cerveau réunis ?
Les Suisses, mieux lotis ? |
On meurt beaucoup ces temps-ci dans les commissariats. Y aurait-il comme ça des lieux plus soumis que d'autres à de mauvaises vibrations ? Le plus curieux, c'est que les victimes ne sont pas les occupants permanents, mais les invités occasionnels. Le 11 juin de cette année, c'était au tour d'un maghrébin de 69 ans, M. Ali Ziri, de laisser sa vie au commissariat d'Argendeuil, d'une «hypertrophie cardiaque» selon le juge, avec vingt-sept hématomes sur son corps.
Argendeuil, ça ne vous fait pas rire ?
Moi non plus. Mais je me force. Je me mets au diapason. J'essaie de comprendre nos joyeux pandores. Car j'imagine qu'on rigole, dans les commissariats, ça défoule, en cassant du crouillat. Comme riaient déjà les soldats romains au pied de la croix d'un jeune youpin nommé Jésus.
Au programme de novembre, une chronique policière que naïvement on espère moins chargée, des livres de toutes sortes (Bon, Modiano, Jouhandeau, Seth, Solomos...), quelques films (Wilder, Honoré...), un peu de musique sûrement. Allons, Il nous reste au moins ça !
(réponse sur le numéro de la citation...)
Quand on veut prouver Dieu, c'est alors que la bêtise commence.
Je ne crois pas en Dieu. Je crois en quelque chose de beaucoup plus grand.
Les écrivains réussissent assez bien à peindre ceux qui s'aiment et assez mal ceux qui font l'amour.
Dans ma vie, je n'ai jamais rien fait de grand que sous le regard d'une femme.
Scorpionnes, scorpions, j'ai lu dans le ciel que ce mois-ci, tout ira on ne peut mieux pour vous dans tous les domaines !
Dommage que les astres soient de pauvres aveugles et l'astrologie un tas de conneries (rubbish)...
L'horoscope, rubrique désastre ?
Non, si notre U.S. Horoscope amène chaque mois un ou deux veinards à de grands livres servis par de grands traducteurs. Le mois dernier, l'immense Melville avait pour porte-voix Pierre Leyris et Philippe Jaworski. Ce mois-ci, profond et affectueux salut à Mimi Perrin, grande musicienne des mots. Le Carré, c'est elle, en collaboration avec sa fille Isabelle. L'un des tours de force mimiperriniens fut sa version française de The color purple, très beau roman d'Alice Walker, paru en 1982, traduit en 1985, où le défi consistait à rendre le style oral des lettres que s'envoient deux sœurs séparées.
Titre français du roman : Cher bon Dieu (Robert Laffont). Le film de Spielberg La couleur pourpre est adapté du même roman.
On peut au moins vous prédire une chose à coup sûr, chers petits Scorpions : quelques heures de bonheur en compagnie d'Alice et Mimi !
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